Jusqu’à des années récentes, l’action de la magistrature en Corse était hypothéquée par un manque d’expérience et un certain immobilisme des juges.

A) DES JUGES INEXPERIMENTES

Les jeunes juges inexpérimentés ont longtemps constitué le principal vivier du recrutement des magistrats en Corse.

En l’absence d’autres candidats, de nombreux juges affectés en Corse l’ont été dès leur sortie de l’Ecole nationale de la magistrature.

Depuis 1992, pas moins de huit nouveaux magistrats ont été nommés et exercent toujours dans l’île, parmi lesquels deux juges d’instruction et notamment le juge Patrice Cambérou chargé d’instruire l’affaire dite des paillotes, survenue en avril 1999.

La jeunesse de ces magistrats, leur inexpérience professionnelle et leur méconnaissance des réalités corses ne les prédisposent évidemment pas à affronter le contexte difficile de leur mission.

L’année 1999 ne rompt pas cette tradition puisque deux magistrats, sortant de l’ENM, ont été installés30(*) en Corse.

B) UN DEFAUT DE RENOUVELLEMENT DU CORPS

L’ancienneté des magistrats affectés en Corse explique largement l’immobilisme qui pouvait leur être reproché.

Le rapport Glavany dénonçait le défaut de renouvellement de ce corps jusqu’à l’année 1997, qui était à l’origine d’une certaine démotivation et d’habitudes qui s’étaient installées chez ces magistrats.

Depuis 1998, un mouvement de renouvellement peut être constaté : 44 % des effectifs ont été renouvelés, notamment la plupart des magistrats composant la Cour d’appel31(*), ainsi que le parquet général.

La nomination d’un nouveau président de la cour d’appel, M. Michel Jeannoutot, en avril 1998 et d’un nouveau procureur général, M. Bernard Legras, le 22 mai 1998, en remplacement de M. Jean-Pierre Couturier, illustre ce renouvellement. Pas moins de 18 nominations, mutations ou promotions sont intervenues depuis février 1998.

Votre commission tient néanmoins à souligner que neuf magistrats sont encore en poste en Corse depuis plus de 10 ans, soit près de 20 % du corps. L’ancienneté moyenne du corps a de ce fait peu évolué depuis le constat établi par le rapport Glavany (5,6 ans en moyenne), étant rappelé que le principe de l’inamovibilité des magistrats du siège interdit de les déplacer sans leur consentement.

La commission a également constaté une proportion non négligeable de magistrats d’origine corse exerçant leurs fonctions dans l’île. Sans stigmatiser ces magistrats, on peut néanmoins légitimement souligner les difficultés qu’ils éprouvent pour exercer leur métier au sein d’une population où les liens sont multiples, où tout le monde se connaît, tout en respectant la nécessaire impartialité inhérente à leur fonction.

C) UNE REGRETTABLE INERTIE DE LA JUSTICE

(1) Des consignes de circonspection démobilisatrices

Plusieurs magistrats entendus lors du déplacement en Corse ont fait part à la commission d’enquête de leur étonnement, voire de leur indignation, s’agissant des instructions de retenue qui avaient été adressées au parquet par le précédent procureur général de Bastia, M. Couturier, en poste de 1996 à 1998 en Corse. Celui-ci avait en effet adressé une note demandant à ces magistrats de faire preuve de " circonspection " dans la conduite de l’action publique face à certaines formes de délinquance.

Cette attitude est d’autant plus surprenante que son prédécesseur, le procureur général Raysséguier, avait établi en 1994 un rapport inquiétant sur l’infiltration mafieuse en Corse. Une telle consigne ne pouvait être que de nature à brouiller les repères des magistrats en Corse qui sont chargés d’appliquer la loi, étant rappelé que " les Corses sont demandeurs d’autorité " selon les propos exprimés par un procureur auditionné devant la commission à Ajaccio.

(2) Des dossiers en sommeil

Le taux d’élucidation des affaires criminelles en Corse, qualifié par un haut responsable de la Chancellerie de " catastrophique " a particulièrement retenu l’attention de votre commission.

Alors que ce taux est de 80 % depuis 1988 pour la France entière, il ne s’élevait qu’à 68 % en Corse en 199832(*). Il convient de noter cependant une amélioration du taux d’élucidation des tentatives d’homicides (44 % en 1988, et 83 % en 1998), celui des homicides restant faible (56 % en 1988 et 45 % en 1998).

L’évolution du nombre de crimes de sang non élucidés témoigne également d’une certaine inertie de la justice : 26 pour la période 1990-1992, 22 en 1994, 12 en 1996 et 7 pour l’année 1999 en cours.

(3) Des dossiers " dépaysés "

Afin de remédier à cette inertie judiciaire, certains dossiers relatifs à des crimes de sang commis en Corse, ont fait l’objet d’un " dépaysement ".

Ces crimes étaient intervenus notamment dans le contexte de la lutte fratricide engagée entre les deux groupes Canal habituel et Canal historique du FLNC.

Le dessaisissement des parquets locaux pour un peu plus d’une vingtaine d’affaires traduit ainsi une véritable méfiance envers les magistrats locaux.

Ces derniers ont d’ailleurs vivement réagi en refusant de se dessaisir de certains de leurs dossiers.

La Cour de cassation a notamment rendu cinq arrêts de dépaysement le 29 mai 1996.

Il convient de rappeler que parmi ces cinq arrêts, deux concernaient des affaires qui entraient dans le cadre de la loi anti-terroriste de 1986, les infractions en cause relevant d’une qualification terroriste33(*) (en application de l’article 706-18 du code de procédure pénale).

En revanche, trois autres dossiers 34(*) relevaient du droit commun et ont été confiés à des juges parisiens dans " l’intérêt d’une bonne administration de la justice , cette procédure pouvant être considérée comme exceptionnelle comme le montre l’encadré ci-après.

Les cas de dessaisissement de droit commun

 suspicion légitime (la crainte d’une impartialité de la juridiction saisie entraîne la récusation) : article 662 du code de procédure pénale

 interruption du cours de la justice ou impossibilité de composer normalement la juridiction : article 665-1 du code de procédure pénale

 renvoi à la juridiction de détention : article 664 du code de procédure pénale

 intérêt d’une bonne administration de la justice : article 665 du code de procédure pénale

La chambre criminelle de la Cour de cassation a une compétence exclusive pour se prononcer entre les juridictions (articles 662, 665 et 665-1 du code de procédure pénale)

De l’avis d’un haut responsable de la Chancellerie et d’un magistrat instructeur, ces " dépaysements " ont été peu efficaces et un faible nombre de dossiers ont abouti. Certaines affaires en matière terroriste ont même été dépaysées une nouvelle fois en Corse, s’avérant finalement ressortir du droit commun.

Un magistrat parisien a, par ailleurs, fait état devant la commission de la grande difficulté à traiter des dossiers qui étaient déjà anciens : " quand une affaire criminelle n’a pas été résolue très rapidement, on peut dire que dans 90 % des cas, elle sera difficilement résolue plus tard ".

D) LES FUITES IMPUTABLES A LA JUSTICE

Le terme de " palais de verre " a été employé par un interlocuteur de la commission pour expliquer la fréquence des fuites que l’on peut imputer en Corse à la justice.

La " porosité " du service des greffes, notamment, semble pouvoir rivaliser avec celle des services de police.

La commission d’enquête s’est d’ailleurs étonnée, devant un haut responsable de la Chancellerie, de l’absence d’enquête préalable au recrutement des vacataires employés au sein des parquets et du parquet général. Un cas de condamnation d’un fonctionnaire du service des greffes a d’ailleurs été mentionné, et ces carences ont justifié la mise en place d’une ligne de télécopie sécurisée que seuls le procureur général de Bastia et le directeur des affaires criminelles et des grâces peuvent utiliser.

Une telle porosité ne concerne pas seulement la Corse puisqu’elle touche également la quatorzième section et la galerie St-Eloi. Un des magistrats instructeurs a fait part à la commission de son désabusement en soulignant " l’océan des fuites " devant lequel les magistrats sont désarmés.

S’agissant des magistrats anti-terroristes parisiens, la publication dans l’Est républicain du contenu du procès verbal de l’audition de Mme Erignac par le juge Le Vert, quelques jours après l’assassinat du préfet, en est un exemple significatif, en dépit de toutes les précautions qui avaient été prises. Il convient cependant de rappeler que l’article 11 du code de procédure pénale sur le secret de l’instruction ne s’applique ni au témoin ni aux parties civiles.

Par ailleurs, la sécurité des jurés est un sujet permanent de préoccupation en Corse : leurs adresses sont souvent communiquées aux avocats des personnes mises en cause avant le début du procès par des moyens non élucidés, de l’aveu même d’un haut responsable de la Chancellerie.

E) LES PRESSIONS EXERCEES SUR LES JURES ET LES TEMOINS

La plupart des magistrats entendus par la commission lors de son déplacement en Corse ont fait part de leur inquiétude s’agissant de la protection des citoyens appelés à juger et à témoigner.

(1) Des témoins menacés

La meilleure illustration de cette situation réside dans un pourcentage d’affaires à l’instruction très inférieur à celui du continent et par le nombre important d’affaires contre X : " en Corse, on trouve beaucoup de X non élucidés ". Le climat de peur qui pèse sur les témoins constitue un obstacle à l’avancement des enquêtes et conduit un grand nombre d’entre eux à se rétracter.

Ces réticences conduisent les enquêteurs à rechercher des éléments de preuves qui pourront ensuite être retenus comme déterminants pour le tribunal, plutôt que de risquer un non-lieu du fait de témoignages fragiles ou qui sont susceptibles d’être retirés.

Comme l’a justement indiqué un des magistrats auditionné en Corse : " le mode de fonctionnement du réseau social dans lequel les rapports privés sont exacerbés ne facilite pas l’action de la justice ".

Un autre magistrat a confirmé que " la population refuse de donner le moindre renseignement, pour l’essentiel par peur. C’est plus la loi de la peur que du silence ! Dès lors qu’on entre dans la phase de témoignage les choses s’aggravent encore, et lorsqu’on arrive éventuellement à la phase d’audience, cela devient catastrophique ! " On ne peut pas demander à tous les citoyens d’être des héros.

Cette situation est d’ailleurs comparable à ce qu’écrivait déjà le chroniqueur du " Temps ", Paul Bourde en 1887 : " ... c’est parce qu’ils doutent de l’impartialité de l’administration et de l’équité des tribunaux que les Corses conservent l’habitude de se faire justice eux-mêmes ".

Des exemples significatifs ont été fournis en Corse à la commission pour illustrer la réalité de cette loi de la peur : un braquage d’un grand magasin était intervenu devant cinq témoins (caissières et agents de la sécurité du magasin). Le juge d’instruction avait constaté que trois membres de la famille du prévenu étaient employés dans ce magasin et qu’il s’agissait de collègues immédiats des témoins. A la fin de l’instruction, ces témoins avaient perdu la mémoire.

Dans une autre affaire, la femme et la fille d’un homme assassiné ont été mises en garde à vue du fait de leur refus de livrer tout témoignage, alors qu’elles étaient présentes lors du drame.

Enfin, dans une récente affaire, le témoin d’un délit ancien ainsi que sa concubine ont été assassinés par l’individu qui avait été inculpé ; bénéficiant d’une libération momentanée, celui-ci s’était immédiatement vengé de sa détention...

(2) Des jurés sous pression

Le fonctionnement des deux cours d’assises est également affecté par les menaces et les pressions s’exerçant sur les jurés et par une certaine défaillance de l’esprit public en Corse. Actuellement le nombre de jurés tirés au sort chaque année apparaît largement insuffisant, puisqu’il ne s’élève qu’à 45 pour chaque saison.

Plusieurs jurés tirés au sort ont ainsi refusé de participer à des affaires, obligeant la cour d’assises de Corse du Sud, lors de sa première session 1997, à renvoyer une affaire à une session ultérieure35(*). Comme il a été indiqué à la commission, les jurés sont souvent " touchés ou contactés ".

La commission a également constaté que le taux des acquittements en Corse était le plus élevé de France (27,6 % contre 5,23 % en moyenne nationale). Les condamnations interviennent le plus souvent pour des crimes mineurs.

Les décisions de non-lieu (12,08 %) sont également légèrement supérieures à celles constatées dans le reste de la France (11,7 %).

Au cours des dix dernières années, huit procédures criminelles de droit commun ont été dépaysées dans une cour d’assises du continent en application des articles 665 et 665-1 du code de procédure pénale : une en Seine-Saint-Denis, cinq dans le Rhône, une à Paris et une dans les Bouches-du-Rhône.

Sur 316 homicides commis entre 1988 et 1998, 147 ont été élucidés, 97 jugés par les cours d’assises dont 90 en Corse et 7 sur le continent.


Source : Sénat. http://www.senat.fr