UNE SUCCESSION ININTERROMPUE DE PLANS

Dans un rapport de mai 1998 relatif aux mesures d’allégement de la dette agricole corse de 1988 à 1998, l’Inspection générale des finances notait : " Le meilleur moyen, pour un emprunteur, de réduire sa dette, consiste à la rembourser, et le plus rapidement possible. Cette lapalissade semble méconnue en Corse. Au contraire, les plans d’aménagement ont toujours eu pour effet de rallonger la durée du remboursement. En se succédant les unes aux autres, les mesures tendent d’ailleurs à reporter indéfiniment le premier remboursement.

Pendant ce temps, les intérêts s’accumulent et sont capitalisés. La dette s’accroît. Afin de modérer ou d’interrompre cette croissance exponentielle, les Pouvoirs publics décident parfois d’alléger la dette, en prenant en charge une partie des annuités. "

Les mesures se sont ainsi succédé sans interruption depuis dix ans. La lenteur dans la définition des mesures, puis dans leur mise en œuvre concrète, permit d’assurer une certaine continuité en la matière92. Au moment où la énième mesure avait fini de produire ses principaux effets, la mesure n + 1 était annoncée par le gouvernement. La lenteur dans la mise en place des mesures présentait un avantage certain pour les débiteurs car, dès l’annonce d’un nouveau plan, les annuités impayées se voyaient gelées en attente de consolidation. A titre d’exemple, les prêts de " sauvegarde " mis en place en 1993 permirent de reporter les premières échéances non prises en charge à l’issue du plan Nallet. Quant à la " mesure Balladur ", elle fut annoncée au début de 1994, soit un an avant la première échéance des prêts de consolidation. La mesure Juppé fut annoncée au début de 1996, ce qui coïncida avec la première échéance des prêts Balladur.

Le résultat de cette situation est simple : de 1988 à aujourd’hui, un emprunteur agricole put ne jamais rembourser un centime des prêts agricoles contractés. Au total, les prêts agricoles jamais remboursés s’élèveraient à environ 600 millions de francs aujourd’hui.

Depuis près de vingt ans, pas moins de douze plans de désendettement ont été mis en place. Chacun d’entre eux était conçu comme devant être le dernier. Force est de constater que ces mesures gouvernementales n’ont point atteint l’objectif qui leur était assigné. Au contraire, l’endettement global de l’agriculture a augmenté au lieu de diminuer au fil du temps. Cette politique menée par les différents gouvernements au cours des dernières années se solde donc par un échec total.

Conçue dès 1989 par une circulaire du 24 juillet co-signée par les deux ministres de l’agriculture et du budget, et mise en œuvre entre 1991 et 1994, la mesure " Nallet-Corse " 93 visait à alléger fortement la dette déjà contractée par les exploitants et à leur offrir de nouveaux prêts de développement.

Le coût du dispositif institué ne devait pas dépasser 185 millions de francs. La circulaire de 1989 subordonnait l’attribution des prêts et des subventions à deux principes. Seules les exploitations viables devaient être concernées par la mesure après examen approfondi de leur situation. L’aide devait être globalement inférieure à la différence entre les charges de remboursement supportées par l’exploitation et sa capacité de remboursement. La majorité des exploitants corses ne tenant pas de comptabilité probante, les informations qu’ils fournirent ne purent pas toujours être vérifiées. De plus, la circulaire n’avait prévu aucun délai pour la présentation des demandes d’aides, ce qui explique que ces demandes se soient étalées sur plus de deux ans (jusqu’à ce qu’un comité interministériel fixe au 1er octobre 1991 la date limite de dépôt).

En Haute-Corse, pour des raisons d’ordre public, le préfet devait bientôt décider de ne plus réunir la commission départementale des agriculteurs en difficulté. Les aides furent donc octroyées dès 1992, en dehors du cadre collégial prévu par les instructions ministérielles. Quant à l’administration (directions régionale et départementale de l’agriculture et de la forêt), elle se déchargea sur la caisse régionale de Crédit agricole de la préparation des mandatements et du paiement des aides publiques aux bénéficiaires.

Alors que la circulaire de 1989 avait déterminé une enveloppe d’un montant maximum de 185 millions de francs, la dépense totale s’éleva en définitive à 441,4 millions de francs pour 1.060 dossiers. L’aide moyenne par dossier a donc atteint 261.000 francs pour les agriculteurs corses, alors que, dans les autres départements, elle ne fut pas supérieure à 25.000 francs. Cet effort financier n’eut pas pour effet d’améliorer la situation des agriculteurs corses. Au contraire, la mesure conduisit à l’aggravation de cet endettement. Dès septembre 1992, la caisse régionale de Crédit agricole constatait le phénomène en même temps que l’augmentation des créances douteuses et litigieuses (qui représentaient alors 21 % des crédits à l’agriculture corse à comparer à la moyenne nationale de 4 %).

Face à cette situation, la banque n’hésita pas à prendre l’initiative de prêts dits de " sauvegarde ". On peut d’ailleurs s’interroger : de quelle sauvegarde s’agissait-il : celle de l’agriculture corse ou celle de la banque elle-même ?

Ces prêts, réalisés principalement en 1993 dans l’attente d’une nouvelle intervention de l’État, visaient notamment à consolider les échéances impayées de 1993 et 1994. Décidés par la caisse régionale de Crédit agricole, ils ne résultèrent donc pas d’une décision gouvernementale. Ils se sont même mis en place contre l’avis du gouvernement.

L’intervention attendue du gouvernement prit finalement la forme d’une lettre conjointe signée du ministère de l’agriculture de l’époque et de celui des finances, le 26 octobre 1994. La mesure " Balladur-Puech " se présentait, à l’instar de la mesure Nallet, comme un dispositif national motivé par la baisse des taux du marché et adapté à la situation corse. Bien que généreusement accordée, la consolidation Balladur, qui concerna la moitié de l’endettement agricole corse94, se révéla relativement peu coûteuse, avec 60 millions de francs au total. Il est vrai que, contrairement aux " mesures Nallet " ou plus tard Juppé, elle ne prévoyait pas une prise en charge substantielle de certaines annuités. Cependant, ces mesures produisirent les mêmes effets que les précédentes. L’endettement se remit à croître au lieu de baisser. Dès les premières échéances des nouveaux prêts, le Crédit agricole comme les pouvoirs publics durent faire ce constat désormais habituel : les agriculteurs corses ne remboursaient qu’une faible part des sommes dues.

Il semble évident qu’à côté des débiteurs défaillants, dans l’incapacité réelle de s’acquitter de leurs dettes, il existe des exploitants plus, voire très " à l’aise " qui profitent du système pour ne pas honorer leurs échéances dans l’attente qu’un nouveau plan gouvernemental reporte le problème ultérieurement.

C’est dans ce contexte que la " mesure Juppé " fut lancée en 1996. Elle comporte une prise en charge des intérêts pour quelques années et, pour les exploitations en difficulté, des allégements complémentaires ou des allongements. Les débiteurs agricoles peuvent ainsi bénéficier, sous certaines conditions, de la prise en charge partielle des intérêts (c’est le volet B de la mesure). Ceux qui demandèrent un traitement plus circonstancié de leur situation ont vu leurs dossiers examinés par les administrations locales et la caisse régionale de Crédit agricole dans le cadre du " comité 2 ".

Aujourd’hui, l’instruction des dossiers est achevée. On estime que la mesure devrait coûter environ 150 millions de francs. Seuls les emprunteurs s’étant mis à jour de leurs arriérés avant le 20 mai 1998 peuvent bénéficier des avantages offerts par cette mesure.

 UNE ABSENCE DE CONTINUITE DANS LA CONCEPTION DE CES PLANS

Les aides ont au fil des ans visé des publics différents. Elles ont parfois été tournées vers les exploitations les plus endettées99 (exemple de la mesure " Nallet-Corse ") et parfois, à l’inverse, vers les moins endettées. Un exemple de cette deuxième méthode est fournie par la mesure Juppé qui écarte les exploitations trop endettées100 et tente de contrecarrer les " faux agriculteurs "101. L’éligibilité était appréciée à partir d’éléments les plus objectifs possibles et ne faisait plus intervenir une prévision de viabilité, comme cela avait été le cas pour la mesure Nallet.

En principe, toutes les aides visaient les agriculteurs à titre principal. Mais, dans bien des cas, ces dispositions furent appliquées sans la rigueur requise. Chaque mesure, initialement ciblée, fut graduellement assouplie et élargie. Les dispositifs avaient tendance à être de plus en plus généreux dans l’octroi des aides. Les critères d’éligibilité finissaient par être interprétés de façon souple et extensive. Enfin, des dossiers même écartés pouvaient bénéficier d’aides complémentaires prévues dans le dispositif. La mesure Juppé semble avoir été gérée avec une plus grande rigueur que toutes celles ayant précédé.

Les mesures gouvernementales eurent deux grands effets : soit elles ont déchargé l’emprunteur d’une partie de sa dette grâce à une aide de l’État et / ou du Crédit agricole ; soit elles ont permis de différer dans le temps le remboursement grâce à un allongement du prêt. Dans la deuxième option, la question du remboursement se trouve reportée dans l’avenir. La méthode du report présente l’avantage d’être peu coûteuse pour l’État et la banque. Son inconvénient, majeur, est cependant souvent négligé : cette politique ne fait qu’augmenter à terme la dette de l’emprunteur et laisse aux gouvernements ultérieurs le soin de régler le problème...ou de le reporter à nouveau.

Alors que la mesure Nallet consista principalement en une prise en charge des annuités, c’est-à-dire en un allégement définitif de la dette - et s’avéra donc coûteuse - la " mesure Balladur " prévoyait essentiellement un rééchelonnement des prêts. La mesure Juppé comporte des rééchelonnements relativement faibles et une prise en charge des intérêts pendant quatre ans, assez coûteuse.

Les gouvernements successifs ont constamment hésité entre la prise en charge totale ou partielle des annuités (coûteuse mais qui comporte l’avantage d’alléger réellement la dette) et la méthode des rééchelonnements (qui ne font que reporter le problème à plus tard mais ne grèvent pas les finances publiques).

Enfin, chaque gouvernement a tenté de limiter sa responsabilité, tandis que la caisse régionale de Crédit agricole était incitée à participer activement aux diverses mesures. Celle-ci a cherché, au contraire, à ne pas apparaître comme l’initiatrice des mesures, surtout lorsque celles-ci ne semblaient pas populaires auprès de la profession agricole locale.

 UN MANQUE DE RIGUEUR PREOCCUPANT DANS L’ATTRIBUTION DES PRETS

Les détournements d’objet des prêts agricoles ne constituent pas un phénomène isolé. Les prêts ont trop souvent été consentis sans que l’emprunteur présente de comptabilité. Ainsi toutes les garanties n’ont pas été prises par le Crédit agricole pour s’assurer que les bénéficiaires de prêts exerçaient bien la profession d’agriculteur.

Un indice permet de prendre la mesure de ces dérives. Les nouveaux prêts à moyen terme (hors réaménagements), toutes clientèles confondues, de la caisse régionale de Crédit agricole, ont beaucoup diminué : ils sont passés d’environ 500 millions de francs par an de 1993 à 1995 à 359 millions de francs en 1997. Les prêts à l’agriculture ont connu une baisse très importante : de 256 millions de francs en 1993 à 21 millions en 1997. Pour les seules exploitations agricoles (hors coopératives), le montant des prêts est passé de 237 millions de francs en 1993 à 17 millions en 1997. Or, la situation de l’agriculture corse ne semble pas s’être sensiblement détériorée depuis le ralentissement de cette politique effrénée d’octroi de prêts.

Au fil des années, les aides en tous genres ont été distribuées sans la rigueur nécessaire suite à une analyse qui pêchait souvent par son optimisme quant à la situation réelle des exploitations. Les procédures d’attribution ne furent pas toujours respectées. Parfois, les critères d’octroi des aides et des prêts furent tout bonnement ignorés. Dans un rapport de novembre 1997 sur les aides financières aux agriculteurs corses en difficulté, la Cour des comptes constatait que " ces pratiques - que les services locaux du ministère de l’agriculture n’ont pas découragées - ont pour effet d’accroître l’endettement de nombre d’exploitants, qui paraissent s’être habitués à demander et à obtenir périodiquement de nouvelles mesures en leur faveur ".

Non seulement les dépenses engendrées par ces plans de désendettement ne se sont pas traduites par des résultats probants, mais l’ensemble du système d’octroi des aides à l’agriculture - qui transitent par l’office de développement agricole et rural de la Corse (ODARC) - paraît défectueux.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr