Certains élus insulaires plaident pour que la Corse soit administrée comme un département ordinaire du continent. Il semblerait bien que, paradoxalement, cela soit déjà le cas.

Les administrations centrales des ministères, fautes d’orientations politiques différentes, se bornent dans maints domaines à appliquer aux services présents simplement les règles ou les procédures nationales, sans visiblement s’interroger sur l’opportunité d’une attention particulière. Il est à craindre que cette attitude résulte plus d’une résignation condamnable aux spécificités corses que d’un aveuglement que la multitude des rapports et des inspections rendrait totalement inexplicable.

( LES ADMINISTRATIONS CENTRALES SE BORNENT A APPLIQUER DES REGLES OU DES PROCEDURES NATIONALES

Ce traitement ordinaire des services déconcentrés s’observe à la fois dans la détermination des besoins quantitatifs, dans la répartition territoriale des structures et dans la persistance des difficultés de recrutement.

( Des besoins estimés sans prise en compte des spécificités locales

En termes quantitatifs, à chaque fois que la commission d’enquête interrogeait des responsables administratifs sur le caractère suffisant ou non des effectifs présents, il était systématiquement répondu par référence à des ratios définis au niveau national. Or, ces ratios reflètent une approche essentiellement quantitative des charges de travail en ignorant dans une large mesure tout ce qui peut rendre ces charges plus lourdes et plus difficiles à assumer qu’ailleurs.

La justice constitue à cet égard un exemple particulièrement éclairant. Une circulaire de la Chancellerie en date du 23 mars 1998 a précisé la méthodologie suivie pour procéder à la répartition des emplois budgétaires nouveaux créés par la loi de finances pour 1998 (100 emplois de magistrats, 280 emplois de fonctionnaires, 220 emplois d’assistants de justice). Différents critères étaient utilisés tenant aux effectifs déjà sur place, à l’activité des juridictions (nombre d’affaires nouvelles, nombre d’affaires jugées, nombre d’affaires en cours,...), à la population actuelle et attendue du ressort, etc... Il apparaît que par le jeu de l’ensemble de ces critères les juridictions corses ne se seraient vues affecter aucun magistrat supplémentaire dans le cadre de cet exercice purement arithmétique246. Elles n’ont d’ailleurs obtenu à ce titre qu’un seul emploi de fonctionnaire et qu’un seul emploi d’assistant de justice. Les mesures récentes de renforcement des juridictions corses, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, montrent à l’évidence les limites de tels raisonnements globaux détachés des réalités locales.

Comme le confiait un ministre en exercice, " les moyens mis à la disposition des services déconcentrés doivent être évalués par rapport aux objectifs des politiques que l’on peut leur demander de mener. Jusqu’à présent, les deux départements de Corse ont été traités sur les mêmes bases de critère de gestion que les autres. La situation actuelle et les objectifs nouveaux de l’État en Corse nous conduisent, bien sûr, à réévaluer cette situation ".

( Des structures administratives parfois trop dispersées

S’agissant de la dispersion de certaines structures administratives, la Corse ne se distingue sans doute pas de certains départements de la France continentale, notamment à dominante rurale. Mais, ce qui ne pose guère de problèmes dans le Massif central peut ne pas être aussi neutre dans le contexte particulier de la Corse.

Comme l’expliquait le rapport Cabanes-Lacambre, " il est vrai qu’il serait souhaitable de déconcentrer certaines décisions mais que, compte-tenu de la pression sociale locale, ce mouvement pourrait provoquer un accroissement du nombre des décisions discutables ".

Un haut fonctionnaire du ministère de l’économie et des finances soulignait devant la commission d’enquête l’éparpillement du réseau du Trésor public, expliquant qu’il existait 29 perceptions en Corse " ni plus ni moins que dans les départements de la même taille. Il n’y a pas de caractéristique corse de ce point de vue. On peut trouver contestable l’éparpillement des perceptions qui correspond à un état de la France qui est plutôt celui de 1789 que de 1998, mais c’est vrai de la Haute-Saône comme de la Corse. Cependant, en Haute-Saône, les perceptions ne sautent jamais ! ". Il ajoutait qu’il avait ainsi rencontré plusieurs perceptions " laissées en déshérence ".

Une telle analyse peut également être faite concernant les brigades de gendarmerie247 ou les subdivisions de l’Equipement. Une note de la direction générale de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction soulignait, en effet, que " s’agissant de l’application du droit des sols, que celle-ci concerne les communes disposant d’un POS approuvé ou non et donc les autorisations délivrées au nom des communes ou de l’État, la déconcentration en subdivision de cette application conduit trop souvent les instructeurs à être en prise directe avec le binôme " élu-pétitionnaire " et donc à des pressions locales souvent très fortes ".

( Des difficultés de recrutement non résolues

Autre manifestation d’une gestion inadaptée des services publics, l’indifférence aux difficultés de recrutement apparaît trop grande.

Celles-ci pourtant sont réelles. Comme l’indiquait le rapport Cabanes-Lacambre, " il est vrai que dans certains cas existent des files d’attente de fonctionnaires voulant travailler en Corse tandis que, dans d’autres, on cherche en vain des volontaires ; il est vrai que certaines catégories de fonctionnaires sont sous-qualifiées tandis que d’autres sont surdiplômées (...) ; il est vrai que des postes de responsabilité sont difficiles à pourvoir tandis que de véritables guerres de succession font rage pour en pourvoir d’autres ".

La perspective de servir en Corse ne semble pas susciter des vocations suffisamment nombreuses pour laisser beaucoup de choix aux directions du personnel des différents ministères. Tous les témoignages devant la mission d’information sur la Corse ou devant la commission d’enquête convergent sur ce point.

" Je constate effectivement qu’il n’y a pas pléthore de candidats pour aller dans les départements corses, qu’ils soient d’ailleurs originaires de Corse ou non " reconnaissait le directeur de la comptabilité publique devant la mission d’information. De même, un agent des impôts soulignait devant la commission que " la Corse est plus accessible que la région parisienne à l’occasion des mouvements de mutation, c’est-à-dire que la demande (...) n’y est pas pressante ".

Ce manque de candidatures crée bien évidemment des problèmes de recrutement et de résorption des postes vacants. Bien souvent, les directions du personnel se voient dans l’obligation d’affecter en Corse des agents sortant des écoles.

Ce phénomène s’observe de haut en bas de l’échelle et touche aussi bien les administrations que les juridictions, qu’elles soient judiciaire248, administrative249 ou financière250. De même, l’administration accepte sans trop d’examen les quelques candidatures spontanées qui peuvent se manifester qu’elles émanent de fonctionnaires souhaitant terminer leur carrière sur l’île ou, au contraire, faire d’un passage le plus court possible en Corse, la simple étape d’un déroulement de carrière bien géré. Devant la commission d’enquête, un magistrat qui a été en poste en Corse décrivait ainsi l’attitude de la direction des services judiciaires lorsqu’elle enregistrait une candidature pour la Corse : " ce poisson est si rare que lorsqu’ils en tiennent un, ils le poussent alors qu’il n’est pas digne d’aller en Corse ".

( La " corsisation des emplois " : un vrai-faux débat ?

Ce délicat problème des nominations - seuls des Corses seraient spontanément volontaires pour servir dans l’île - est l’occasion d’évoquer un phénomène qui fait parfois couler beaucoup d’encre, celui de la " corsisation " des emplois publics.

La direction générale de l’administration et de la fonction publique a fourni à la commission d’enquête un certain nombre d’informations statistiques concernant l’origine natale des agents de l’État en poste dans les différentes régions françaises.

Or, cela peut constituer une surprise, la Corse apparaît être l’une des régions où le taux d’agents des ministères civils de l’État en poste dans leur région de naissance est le plus faible. Avec un taux légèrement supérieur à la moitié à la fin de 1996 (50,6%), la Corse arrive au 18ème rang des régions métropolitaines. Le taux n’est inférieur que dans quatre autres régions : Languedoc-Roussillon (49,2%), Centre (48%), Provence-Alpes-Côte-d’Azur (43%) et Ile de France (40,1%). La Corse est loin derrière les régions pour lesquelles ce taux est le plus élevé : Nord-Pas-de-Calais (80,7%), Lorraine (73,2%) ou Bretagne (66,9%). L’étude plus affinée au niveau des diverses catégories de fonctionnaires titulaires ne modifie pas la conclusion : la Corse est au 16ème rang pour les fonctionnaires de catégorie A (42,6%), au 20ème rang pour la catégorie B (47,7%), au 18ème rang pour la catégorie C (59%) et 18ème rang ex æquo pour la catégorie D (55,6%).

Entre 1990 et 1996, on observe que le taux a diminué en Corse, tant au niveau global (54,8% en 1990) que pour les catégories B, C et D (respectivement 53,4%, 63,2% et 76,4% en 1990). Mais, le classement de la Corse a peu changé puisqu’elle occupait déjà le 17ème rang en 1990.

Ainsi, la " corsisation " de l’administration apparaît toute relative. Elle ne constitue pas à l’évidence l’origine principale des maux dont l’administration peut souffrir en Corse. Cependant, et certains témoins l’ont souligné devant la commission d’enquête, la proportion de fonctionnaires originaires de Corse peut, même si elle n’est pas plus importante qu’ailleurs, avoir dans une île aussi peu peuplée et dans une société où les relations familiales et de voisinage ont l’importance que l’on sait des conséquences plus fortes que l’ampleur du phénomène ne pourrait le laisser supposer.

" Quant aux fonctionnaires de responsabilité, qui, en fin de carrière, ont réussi à obtenir un emploi dans leur île natale, il ne faut pas attendre d’eux qu’ils signalent à leur administration centrale les difficultés d’un poste qu’ils ont vivement revendiqué pendant des années et dans lequel ils espèrent bien rester jusqu’à leur retraite " estimait le rapport Cabanes-Lacambre.

En tout cas, la commission d’enquête a pu constater combien cette question avait de graves conséquences dans certaines administrations exerçant des fonctions régaliennes de l’État, à savoir la police et la justice, jetant parfois le trouble ou le soupçon.

Là encore, seule l’application sans réserve des lois républicaines par tous ceux dont c’est la charge, permettra de dépasser ses interrogations.

( LES ADMINISTRATIONS CENTRALES SEMBLENT S’ETRE RESIGNEES AUX SPECIFICITES DE L’ILE

Le peu de suites données aux rapports pointant les dysfonctionnements administratifs dans l’île amène à se demander si les administrations centrales ne se sont pas accommodées du contexte insulaire et si elles ne souhaitent pas avant tout ne pas entendre parler de la Corse.

Le rapport Cabanes-Lacambre s’interrogeait sur les raisons de la non prise en compte des problèmes corses par les administrations centrales :

" Parmi les motifs de cette attitude, il entre sûrement cette idée que la Corse c’est spécial, qu’on ne comprendra jamais cette particularité de la République ; que c’est petit et qu’il y a plus urgent à faire qu’à s’occuper d’un problème concernant deux, quatre ou dix agents. Il entre aussi le souvenir de ce que, depuis des années, des efforts ont été faits - en particulier en ce qui concerne l’augmentation des fonctionnaires - sans contrepartie perceptible ; il entre également cette constatation - qui résulte de rapports de l’inspection générale - que le milieu local dévie les meilleures initiatives et, en fin de compte, la conviction que dans une période où les ressources sont limitées il vaut mieux les affecter à des régions plus "normales".

( Des conséquences graves sur le fonctionnement des services

Les conséquences d’un tel désintérêt portent d’abord sur le fonctionnement interne des services de l’État et plus généralement sur la gestion des ressources humaines.

A titre d’exemple, il est intéressant de citer le rapport d’inspection périodique de la direction départementale de l’équipement de Corse-du-Sud réalisé par le conseil général des Ponts et Chaussées en 1994 qui met au jour des carences fondamentales largement transposables à l’ensemble des services de l’État présents en Corse :

 des cadres insuffisamment formés au management : " les cadres doivent être de vrais managers, c’est-à-dire raisonner sur des objectifs stratégiques à moyen terme, suivre l’exécution des programmes prévisionnels et des plans d’action, mesurer la productivité et juger de l’action en termes de résultat. (...) Il est indispensable que l’encadrement fasse l’effort de se former au management sous peine de se disqualifier définitivement aux yeux de leurs collaborateurs. (...) La modernisation implique une évolution culturelle de la DDE qui passe en priorité par une révolution culturelle de l’encadrement " ;

 une rotation trop rapide de ceux-ci : " dans l’ensemble, les cadres de la DDE sont mutés après un court séjour de 2 à 3 ans environ.(...) Si ce renouvellement permanent des cadres apporte du sang neuf, par contre lorsque ce renouvellement est trop rapide, il ne permet pas un ancrage des démarches de progrès et de mobilisation du tissu local et ne laisse, sur le terrain, aucune trace durable de l’action. (...) Leur départ fait toujours peser un doute sur la poursuite de la démarche de modernisation. Cette situation est d’autant plus sensible que les catégories B et C du personnel sont souvent en poste depuis leur entrée dans l’administration du fait de la corsisation des postes. Cette fracture nette entre l’encadrement trop mobile et le reste du personnel trop sédentaire ne favorise pas la cohésion au sein de la DDE " ;

 un absentéisme important : " l’étude (...) fait ressortir un taux d’absentéisme de 15% pour l’année 1992 et 17% pour l’année 1993. Ce taux, en forte progression, se situe très au-dessus de la moyenne nationale. Par ailleurs, aucune sanction disciplinaire n’a été prononcée durant les trois dernières années et la dispersion des notations n’est pas significative pour y déceler une quelconque récompense des mérites ou une sanction pour des manquements graves(...) Alors qu’ils ont le devoir de faire observer les horaires de travail, les cadres ont trop tendance à fermer les yeux sur la quantité et la qualité des prestations fournies par leurs collaborateurs. Ils n’en tiennent pas suffisamment compte dans les appréciations annuelles sur la manière de servir, sur la notation, les propositions d’avancement et de promotion(...) ".

( Des conséquences graves sur l’application de la loi

Après avoir tenté une explication de l’attitude des administrations centrales, le rapport Cabanes-Lacambre en analysait les redoutables conséquences sur l’application des lois et règlements :

" Le directeur départemental ou régional rarement volontaire, lorsqu’il n’est pas originaire de Corse, est nommé sur place non pas pour régler des problèmes jugés vraiment inextricables mais pour éviter qu’il s’en révèle. Bien sûr des instructions formelles ne sont jamais données en ce sens mais ces choses se comprennent si elles ne sont pas dites ; elles font que l’administration centrale ne répond pas aux demandes de son représentant local ou qu’elle répond avec retard ; elle ne réagit guère plus aux rapports faits par les inspections générales (...).

Le directeur local s’accommode (...) de cette absence de réponse, puisqu’aussi bien il a été convenu qu’il ne resterait pas longtemps sur place et qu’une mutation rapide dans un département ou une région plus calme lui a été formellement promise. Dans ces conditions, les agissements du prédécesseur ne seront pas corrigés ; à un demandeur nouveau on appliquera la règle du précédent c’est-à-dire qu’on ne lui appliquera pas plus la loi qu’à l’autre. L’administration centrale tolérera même qu’il prenne avec les réglementations quelques libertés à la condition qu’il ne fasse pas parler de lui. S’il en va autrement, si pour une raison ou une autre, l’affaire soulève une polémique locale, un inspecteur général sera rapidement dépêché sur place pour expliquer qu’il fallait agir autrement. "


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr