Le réseau des comptables du Trésor occupe à l’évidence une place stratégique dans le fonctionnement des administrations de l’État et surtout dans la gestion des collectivités locales. De par leurs fonctions, rien n’est susceptible de leur échapper dès lors qu’un franc d’argent public est dépensé : paiement des traitements des agents, exécution des marchés publics, recouvrement des impôts et taxes, etc... De plus, on connaît le rôle essentiel de conseil que les comptables jouent, dans tout le pays, à l’égard des petites communes, particulièrement nombreuses en Corse.

Or, la commission d’enquête a recueilli de nombreux témoignages évoquant le mauvais fonctionnement des postes comptables dans l’île.

Déjà devant la mission d’information sur la Corse, le président de la Chambre régionale des comptes - alors M. Gilbert Canosci - indiquait qu’il avait entrepris une " action pédagogique " tournée vers les comptables publics car, expliquait-il, " nous avions (...) constaté qu’ils ne jouaient pas, à l’époque tout au moins, le rôle de conseil qui aurait dû être le leur vis-à-vis de leur collectivité ". Il poursuivait : " la Chambre se trouve confrontée à des comptes qui, très fréquemment, sont mal tenus et ne reflètent pas la situation exacte de la collectivité251. La faute n’est pas imputable uniquement aux comptables publics, mais elle incombe aussi aux ordonnateurs. Nous avons pu constater des inexactitudes, des erreurs, des insuffisances et j’irai jusqu’à dire des carences dans la tenue même de la comptabilité, qu’il s’agisse des comptes de gestion ou des comptes administratifs. Il est indéniable que cet état de fait a pu, pendant très longtemps, masquer la situation réelle de ces collectivités et, dans certains cas, abuser également les services chargés du contrôle de légalité dans la mesure où l’équilibre des comptes était souvent factice et truqué pour maquiller une situation financière difficile ".

Les causes d’une telle situation ne sont pas très différentes de celles que l’on peut relever pour d’autres services de l’État, à savoir conditions de travail rendues difficiles par les nombreux attentats, trop faible - ou au contraire parfois trop grande - mobilité, difficultés de recrutement.

En effet, continuait le président de la Chambre devant la mission d’information, " la plupart de ces postes comptables sont tenus soit par des gens en place depuis très longtemps ce qui, à mon sens, n’est pas toujours une bonne chose, soit par des comptables qui se succèdent au même poste sur une période très courte ; dans certaines trésoreries rurales comme celle de Lévie, par exemple, les comptables restent un an ou 18 mois. Cette succession de comptables empêche tout suivi du travail accompli ". Evoquant les difficultés du recrutement, il relevait que " ce sont le plus souvent des continentaux frais émoulus de l’école du Trésor qui arrivent dans les trésoreries de Corse, sans avoir d’expérience, avec une formation tout à fait théorique, pour y être confrontés à de gros problèmes de comptabilité et également à des relations difficiles avec les élus ". Un autre magistrat ajoutait, devant la commission d’enquête cette fois, qu’ils n’étaient pas non plus " suffisamment surveillés par leur trésorerie générale respective ".

Cette situation a été à l’origine de plusieurs conflits ayant opposé les comptables publics et la Chambre régionale des comptes. Les premiers contestaient notamment le nombre, qu’ils jugeaient excessifs, des mises en débet prononcées contre eux par la Chambre. Il convient cependant de remarquer, comme l’indiquait son président devant la mission d’information sur la Corse, que " à peu près 99,9% des débets prononcés par la Chambre font l’objet d’une remise gracieuse, la somme qu’il leur reste parfois à payer étant toujours minime ". Interrogée par écrit sur ce point par la commission d’enquête, la direction de la comptabilité publique estimait que la procédure d’examen des demandes de remise gracieuse présentées par les comptables mis en débet est appliquée en Corse selon les mêmes principes que dans le reste du pays252.

D’autres conflits plus graves ont éclaté. Un magistrat de la Chambre a rappelé, devant la commission d’enquête, l’épisode du comptable de Corte qui avait entraîné, en mars 1994, une grève de protestation des personnels du Trésor de l’ensemble de l’île. " Lors du contrôle des comptes des exercices 1983 à 1989 du syndicat intercommunal d’électrification du centre de la Corse, le trésorier a produit cinq délibérations manifestement antidatées (...) destinées à régulariser des paiements effectués en dépassement des crédits inscrits au budget, susceptibles d’engager la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable. Ces faits ont été portés à la connaissance du procureur de la République de Bastia le 25 août 1993. Une information contre X du chef de faux en écriture privée ou de commerce et usage a été ouverte par le parquet le 3 septembre 1993. Ce dossier a été alimenté en juillet 1994 par des faits de même nature, le comptable ayant récidivé lors du contrôle des comptes de la commune de Corte. L’incarcération pendant une semaine de ce comptable, en mars 1994, a provoqué de vives réactions des syndicats et des élus, largement relayées par la presse locale. Cette affaire a abouti en janvier 1998 à la condamnation (du comptable) par le tribunal correctionnel de Bastia à un an de prison avec sursis et deux ans de privation des droits civiques. Sur le plan disciplinaire, (...) les faits en cause n’ont eu aucune suite, le comptable étant resté en activité (en congé de maladie) malgré les mesures de contrôle judiciaire lui interdisant l’accès de son bureau. Ce n’est qu’en 1997, après un contrôle interne du poste comptable de Corte, (qu’il) a été sanctionné par une mutation d’office à la trésorerie générale de Rennes. Cette mesure a été interprétée localement comme une promotion (comme en témoigne le discours du maire de Corte lors de la réception de départ) ".

Un autre magistrat de la Chambre entendu par la commission d’enquête a indiqué, en outre, que " à la suite de cette affaire, la Chambre a été "punie". Par exemple, pour le contrôle budgétaire, les comptables sont mis à contribution. Or, ils ne répondaient plus si la Chambre ne passait pas par le trésorier-payeur général, c’est-à-dire par la voie hiérarchique ".

Il ne faudrait cependant pas déduire de ce qui précède que les administrations de l’État en Corse ne fonctionnent pas ou que, en quelque sorte, elles " tournent à vide ". Paradoxalement, on peut constater qu’elles se sont organisées ou qu’elles manifestent une activité réelle, parfois même plus notable qu’ailleurs, dans les domaines d’intervention qui sont plus particulièrement sur la sellette aujourd’hui. Les résultats sont certes contrastés mais les efforts ne sont pas niables.

Ainsi, en matière de contrôle de légalité ou de contrôle budgétaire, les chiffres de saisine par les deux préfets du tribunal administratif ou de la Chambre régionale des comptes, rapportés au nombre d’actes transmis, sont très sensiblement supérieurs à ce qu’ils sont ailleurs, respectivement 7 et 8 fois la moyenne nationale.

En ce qui concerne le suivi des marchés publics ou l’examen des permis de construire, la préfecture de Haute-Corse a mis en place, dès 1992, un " pôle de compétence marchés publics " ainsi qu’une cellule " contrôle de légalité des actes et documents d’urbanisme ". Le taux de participation des fonctionnaires des directions départementales de la concurrence aux commissions d’appel d’offres est également le double de celui observé sur le continent.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr