La culture et la reconnaissance d’une spécificité corse en la matière sont indéniablement devenues des enjeux dans l’île, depuis ces vingt dernières années surtout, y compris pour la très grande majorité de ceux de ses habitants qui ne se réclament nullement de la mouvance nationaliste. Selon la commission d’enquête, un des préalables indispensables pour mettre en place une politique culturelle cohérente est de parvenir à dépassionner cette question qui a trop souvent servi de catalyseur de frustrations.

( UN DEBAT IDEOLOGIQUE A DEPOLITISER

 Les malentendus passés

La commission a noté la confusion qui existe parfois entre la notion de revendication ou d’aspiration identitaire et celle de revendication nationaliste. La beauté naturelle des paysages corses, mais également la richesse de son patrimoine architectural et la profondeur de sa culture vivante - symbolisée notamment par les polyphonies - constituent de très légitimes motifs de fierté : la Corse offre à notre culture nationale et européenne une contribution d’une qualité exceptionnelle. On peut être Corse, fier de l’être, désireux de développer sa culture et sa langue, et ne pas souscrire pour autant aux thèses nationalistes. Cette évidence a parfois été perdue de vue. Pendant des années, comme un témoin auditionné par la commission d’enquête l’a dit, " on a laissé le champ libre aux nationalistes sur cette question. Ils ont alors occupé le terrain de façon violente et ont été les seuls, ou presque, à parler en Corse de culture et de préservation du patrimoine. ".

Il est vrai que, par le passé, les revendications identitaires culturelles ont été souvent mal perçues ou mal comprises par les responsables politiques nationaux qui la voyaient comme une menace pour le caractère un et indivisible de la République. Un ancien ministre de l’Intérieur auditionné par la commission d’enquête a noté à cet égard : " cette idée de la France une et indivisible fait que l’on oublie tout ce qui est différent ou que l’on ne veut pas trop y penser. ".

Cette réticence à accepter et comprendre l’expression de manifestations culturelles explique en partie que, pendant longtemps, l’Education nationale ait refusé que les élèves utilisent et parlent le Corse dans l’enceinte des écoles. Cette attitude n’est plus de mise et le système éducatif traite aujourd’hui avec bienveillance la langue corse grâce à la programmation de cours dispensés par des professeurs rémunérés, comme tous leurs collègues, par l’État.

Riche et diversifiée, la culture corse appartient à tous les Corses qui en sont légitimement fiers. Elle ne saurait être la propriété de ses promoteurs les plus radicaux.

 Une culture vivante à promouvoir

Certains artistes corses sont aujourd’hui reconnus pour leur talent, y compris hors de l’île. Le fait que, par exemple, le groupe de polyphonies " I Muvrini " attire, sur le continent comme en Corse, des foules d’amateurs prouve, s’il en était besoin, que la culture et le chant corses sont vivants et appréciés à leur juste valeur.

L’ouverture depuis juin 1997 d’un musée de la Corse à Corte - le premier musée régional anthropologique de France - financé grâce à des crédits de la Collectivité territoriale, de l’État et de l’Union européenne, est un autre témoignage du nouveau dynamisme culturel qui s’exprime dans l’île. Notons, à cet égard, que les grands choix budgétaires sont allés manifestement vers le patrimoine (musée à Corte, cinémathèque à Porto-Vecchio), ce qui a conduit certains observateurs à considérer que la culture de mémoire était parfois privilégiée par rapport à la culture " vivante ".

D’une manière générale, la carence des infrastructures reste à combler : il manque des salles de concert, d’expositions et de cinéma dans l’île. Il n’existe aucun théâtre important hormis celui de Bastia. Durant l’été, de nombreuses manifestations ont lieu en plein air, mais le manque d’établissements et de lieux d’accueil reste préoccupant pendant les mois d’hiver.

( DES COMPETENCES CULTURELLES PARTAGEES ENTRE LA REGION ET L’ETAT

A l’heure actuelle, le budget de la direction régionale des affaires culturelles de Corse (DRAC) est compris entre 15 et 16 millions de francs et celui de la Collectivité territoriale est d’environ 60 millions de francs, dont 34 proviennent du ministère de la Culture dans le cadre de la dotation globale de décentralisation. Ainsi, le statut de 1991 s’est traduit par une hausse des moyens accordés à la Corse dans le domaine culturel et par une chute très sensible de ceux alloués aux services déconcentrés du ministère de la Culture.

 Une DRAC affaiblie en moyens financiers et humains depuis l’adoption du statut de 1991

Avant 1991, la direction régionale des affaires culturelles de Corse était comparable, dans ses moyens et ses missions, aux autres DRAC de France continentale, avec un volume financier à gérer important (plus de 30 millions de francs par an) couvrant à la fois les investissements et les subventions de fonctionnement.

Selon un témoin entendu par la commission, " la déconcentration au bénéfice du préfet de région rend pratiquement nulle l’autonomie du directeur régional des affaires culturelles en Corse. (...) Compte tenu du contexte nouveau - statut particulier, déconcentration - et de l’environnement général de la Corse, le service déconcentré du ministère de la Culture en Corse n’est qu’une émanation du préfet, la DRAC ayant pour tâches essentielles d’être une force de proposition et d’instruire les dossiers que les opérateurs locaux lui remettent, mais elle n’a point aujourd’hui la décision d’attribution financière qui relève du préfet. "

De même, a été déploré devant la commission le manque de personnel de la DRAC : " C’est la seule DRAC où un seul conservateur soit à la fois conservateur régional de l’archéologie et conservateur régional des monuments historiques, ce qui est une aberration. Arlequin serviteur de deux maîtres, c’est bien chez Goldoni, mais pas à la DRAC de Corse ! (...) Nous n’avons pas de documentaliste-recenseur, fonction essentielle au sein d’un conservatoire régional des monuments historiques pour instruire les dossiers de protection. Or nous touchons là à une mission régalienne de l’État qui n’est pas assurée comme elle devrait l’être. Pour le reste, nous avons un seul conseiller technique, qui assure à la fois les fonctions de conseiller technique pour le théâtre, la danse, les arts vivants, la musique et le cinéma. Nous n’avons pas de conseiller en matière d’arts plastiques, nous n’avons pas de conseiller pour les musées, nous n’avons pas de conseiller pour le livre et la lecture, ni pour la langue, ni pour les enseignements artistiques. "

Malgré ces carences, la DRAC accomplit ses missions de façon normale en Corse. Les dossiers sont, comme ailleurs, instruits par les conseillers sectoriels, c’est-à-dire que la direction remplit une fonction de conseil à l’égard des porteurs de projets, de vérification de l’intérêt artistique et de l’éligibilité des projets. Le rôle de ses services consiste également à appliquer une politique orientée et définie visant à soutenir certains projets intéressants. Comme cela a été dit à la commission, depuis 1997, la liste des projets sélectionnés à ce stade est proposée directement au préfet de Corse qui signifie en retour les accords, ordres de priorité ou demandes de compléments d’information. Selon un témoin, " il appartient au DRAC de défendre ses dossiers devant le préfet. Il n’est pas interdit de penser que le préfet, par sa meilleure connaissance du terrain ou des nécessités, puisse également orienter certains dossiers ou demander que certaines associations ou certains projets soient soutenus. "

 Une redistribution des rôles qui a rendu le dispositif d’ensemble plutôt complexe

La loi du 13 mai 1991 portant statut particulier de l’île a redistribué les rôles grâce à un nouveau partage des compétences, qui a entraîné parallèlement une baisse des moyens financiers accordés à la DRAC, une amplification de ceux attribués globalement au secteur de la culture en Corse. La Collectivité territoriale de Corse s’est vue conférer une responsabilité générale dans le domaine culturel.

En 1993, elle a reçu de l’État 27,8 millions de francs dans le cadre de la dotation générale de décentralisation au titre des actions culturelles. En 1997, une revalorisation de cette dotation de l’État est intervenue et cette somme avoisine désormais les 34 millions de francs par an. En 1993, le transfert de crédits s’est accompagné d’un transfert d’agents qui sont ainsi passés des services de la DRAC à ceux de la Collectivité territoriale. Selon un témoin entendu par la commission d’enquête, la Collectivité territoriale reste, à l’instar de la DRAC, insuffisamment dotée en personnels pour l’accomplissement de ses tâches dans le domaine culturel.

Par ailleurs, un fonctionnaire de la DRAC de Corse a souligné devant la commission : " aujourd’hui, les porteurs de projets, qui peuvent être des associations, font remonter les dossiers à la fois auprès de la Collectivité territoriale et auprès de la DRAC. De ce fait, nous mettons trois fois plus de temps à instruire un dossier, par suite de l’obligation de partenariat due à la contractualisation de la politique que nous avons à mettre en œuvre. (...)

Quand la DRAC traite seule un dossier, elle n’a à gérer que la complexité de sa propre administration. Quand un dossier fait appel à quatre, voire à cinq intervenants, on assiste à un empilement de notre complexité, de celle de la Collectivité territoriale et de celle du conseil général de Haute-Corse ou de Corse-du-Sud ou des municipalités d’Ajaccio, de Bastia, de Propriano ou de Calvi."

La commission souscrit à l’analyse faite par un responsable de la DRAC selon laquelle " il est apparu, à la lumière de l’expérience, que l’effort de redéfinition et de précision des missions et des orientations nouvelles de la DRAC n’a pas été réalisé en même temps que le partage des moyens et des compétences. Or nous arrivons à un moment où il conviendrait de redéfinir et de préciser les missions de la DRAC. "

Il convient de remédier à la sous-dotation en personnels de la DRAC et de déterminer en partenariat avec les élus de l’île les priorités culturelles des prochaines années.

 Un rapport accusateur qui a suscité l’indignation des acteurs culturels locaux

La culture est un enjeu important pour la vie de l’île, ce qui explique pourquoi le rapport du précédent directeur régional des affaires culturelles de Corse351, parti en juillet 1997 à la suite d’une crise qui l’a opposé au milieu culturel de l’île, a suscité tant de remous en Corse. Dans ce rapport d’activités pour 1996, l’ancien directeur en poste depuis 1994 fustigeait la " nébuleuse identitaire " qui faisait confondre, selon lui, " civilisation ", " culture ", " loisir " et " folklore ". Il écrivait également que les acteurs culturels formaient en Corse de véritables " réseaux ", ce qui leur permettrait de bénéficier d’" extravagantes subventions ". L’auteur du rapport a même parlé de médiocrité, d’imposture et de lassitude. Il s’inquiétait de la survie tenace d’une vision romantique et caricaturale de l’île dont le " berger-bandit-chanteur " serait le symbole.

La virulence du rapport explique qu’il ait été fort mal accueilli dans le milieu culturel corse. Un témoin entendu par la commission d’enquête a estimé que l’ancien directeur régional des affaires culturelles, " Corse lui-même, a dû être aux prises avec quelques partenaires locaux. Il a conduit une politique très orientée et très personnelle, en particulier dans le domaine des arts plastiques. Ses écrits ont parfois dépassé sa pensée. "

 Une politique de plus en plus contractualisée

La politique culturelle de l’État s’exerce de façon croissante dans le cadre d’une politique généralisée de contractualisation des moyens. D’ailleurs, les moyens dont dispose aujourd’hui la direction régionale des affaires culturelles sont pratiquement tous contractualisés dans le cadre du contrat de plan et de la charte culturelle signée le 4 décembre 1997 par la ministre de la Culture et le président du Conseil exécutif de Corse.

Cette charte culturelle se présente comme une nouvelle mesure d’accompagnement de la loi de 1991. Afin de " conserver, développer et diffuser le patrimoine culturel de la Corse, la Charte élaborée en étroite collaboration avec la Collectivité territoriale de Corse prévoit des engagements réciproques en matière 1°) d’archives, 2°) d’inventaire du patrimoine architectural et mobilier, 3°) d’archéologie, 4°) de promotion et de diffusion de spectacles vivants et en priorité ceux en langue corse ".

La commission considère que la poursuite de cette démarche de contractualisation doit permettre à la Collectivité territoriale, en partenariat avec l’État, de déterminer des lignes directrices en matière culturelle. Dans ce cadre, une implication des responsables politiques locaux à la hauteur des enjeux est indispensable.

 La mobilisation des élus insulaires en matière culturelle

Selon un témoin auditionné par la commission d’enquête, " le problème est que des phénomènes comme le succès fabuleux du groupe " I Muvrini " ne sont pas appréciés à leur juste valeur par les élus de la région. Ceux-ci ne comprennent pas toujours l’extraordinaire modernité de ces groupes et le talent de ces artistes. Or ceux-ci sont devenus de véritables ambassadeurs de la Corse sur le territoire national et à l’étranger. Pourtant, cette notoriété n’est pas relayée par les politiques corses. Il est vrai que le groupe " I Muvrini " n’a jamais directement sollicité de subvention publique. Ces artistes, qui ne doivent leur succès qu’à eux-mêmes, ne sont pas suffisamment mis en valeur par les élus corses eux-mêmes alors qu’en termes d’image, leur réussite est extraordinaire. Souvent, j’ai constaté que les responsables politiques sollicitaient ce que j’appellerais des " sous-groupes culturels " pour leur caractère " folklorique ", ce qui à mon avis a pour effet de déconsidérer la valeur de la culture corse."

Etant donné le caractère incontestablement " politique " des questions culturelles en Corse, liées à la quête identitaire, les élus insulaires doivent se mobiliser sans doute plus fortement sur ces questions que dans d’autres régions du continent.

Poursuivre la promotion de la langue corse dans l’enseignement public, contractualiser davantage encore la politique culturelle, cibler quelques priorités et les " urgences " culturelles dans l’optique de la négociation du prochain contrat de plan, redéfinir plus précisément les rôles respectifs de la DRAC, du préfet de région et de l’exécutif de Corse en ce domaine, enfin, associer le plus étroitement possible les élus à cette démarche constituent les bases essentielles d’un renouveau des actions culturelles dans l’île. Il ne faut pas sous-estimer la contribution que le secteur culturel peut apporter au développement de l’île : compte tenu de la force du sentiment identitaire et de la qualité de ses expressions artistiques, il est évident que les acteurs culturels ont un rôle éminent à jouer en ce sens.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr