A) UNE VIOLENCE HERITEE DE L’HISTOIRE

Sans doute faut-il se garder de confondre l’histoire et la mythologie, même si la seconde permet de donner un sens à des faits qui semblent à première vue incompréhensibles. A cet égard, il est vrai qu’il existe en Corse une véritable mythologie de la violence, héritée du passé et véhiculée par la littérature et la culture populaire. Cette mythologie trouve ses racines dans une histoire complexe marquée par des colonisations successives mal acceptées par la population de l’île.

De fait, depuis le Moyen-Age, l’histoire de la Corse est marquée par la coexistence d’un système féodal intérieur très fortement structuré et de luttes entre puissances extérieures à l’île dans le but de s’assurer son contrôle. La Corse aura ainsi été disputée par Gênes et Pise, avant d’être confiée par la papauté au royaume d’Aragon à la fin du XIIIème siècle. Après de nombreuses luttes, l’île sera restituée à Gênes en 1559. Celle-ci mettra en place un véritable régime colonial qui sera vigoureusement contesté par la population à partir de 1729, début de la grande révolte corse contre les génois. Intervenant à la demande de Gênes en 1738, la France prendra possession de l’île en 1768 par le traité de Versailles. Les troubles continueront de longues années, exacerbés sous la Révolution française du fait de l’alliance du patriote corse Pascal Paoli avec la couronne d’Angleterre.

Cette histoire mouvementée a laissé d’importantes traces dans la société corse. Tout d’abord, elle explique la persistance d’une organisation sociale fondée sur des clans structurés par la parenté et les alliances entre familles : cette organisation a longtemps constitué un mode de protection contre les puissances occupantes avant de devenir un système de pouvoir à part entière, caractérisé par la domination d’une élite jouant le rôle d’intermédiaire obligé entre le pouvoir central et la population locale. Elle explique également le rôle de la clandestinité et de la violence dans cette société insulaire davantage régulée par la parenté et les réseaux de clientèle que par le droit, longtemps considéré comme un instrument dans la main des colonisateurs génois.

Cette place réelle de la violence devait par la suite alimenter l’imaginaire des corses et des continentaux par l’intermédiaire de la littérature et de la presse : c’est ainsi qu’au XIXème siècle la vendetta et la figure du bandit corse sont entrés dans la conscience collective en entretenant bon nombre de clichés sur le particularisme de l’île et de ses habitants.

Le Colomba de Prosper Mérimée, publié en 1841, est à cet égard illustratif puisque cet ouvrage est construit autour du thème de la vengeance familiale :

" (...) le seigneur Orso se proposait d’assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d’avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en justice pour ce fait, mais s’étaient trouvées blanches comme neige, attendu qu’elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfet et gendarmes.

" - Il n’y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d’un bon fusil que d’un conseiller à la cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S. (Expression nationale, c’est-à-dire schiopetto, stiletto, strada, fusil, stylet, fuite.) ".

Le texte intitulé Un bandit corse, publié par Guy de Maupassant dans Gil Blas le 25 mai 1882 sous le pseudonyme de Maufrigneuse, est également emblématique de cette place de la violence dans la société corse... et dans l’image véhiculée par les continentaux sur les mœurs des habitants de l’île :

" (...)"Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle le curé, qu’on soupçonnait de l’avoir incité à la vengeance, fut lui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais il s’échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans le maquis.

" Alors Sainte-Lucie tua, l’un après l’autre, les accusateurs de son oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à ne jamais affirmer ce qu’ils n’avaient pas vu de leurs yeux.

" Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie. Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons de ses adversaires et fut jusqu’à sa mort le plus terrible des bandits dont on ait gardé le souvenir."

" Le soleil disparaissait derrière le Monte Cinto et la grande ombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée. Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit village d’Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierre de la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit :

" - Quelle terrible coutume que celle de votre vendetta !

" Mon compagnon reprit avec résignation :

" - Que voulez-vous ? On fait son devoir ! "

B) UN CLIMAT DE VIOLENCE TOUJOURS TRES PRESENT

Il est bien sûr nécessaire de faire la part des choses entre passé et présent et se garder des explications culturalistes fondées le plus souvent sur les préjugés. Il n’empêche que cette violence traditionnelle perdure aujourd’hui tant dans le règlement des conflits d’ordre privé que dans le champ politique. La valorisation de la violence qui avait reculé après l’assassinat du préfet Claude Erignac semble d’ailleurs reprendre aujourd’hui comme le notait le procureur général de Bastia, M. Bernard Legras : " Il y a la reprise de ces discours de valorisation de la violence au quotidien : aujourd’hui, lorsque vous circulez en Corse, vous voyez tous les cinq cents mètres inscrite la formule "Gloire à toi Yvan !" qui n’est pas effacée... ".

S’agissant des conflits d’ordre privé, ils prennent la forme de pressions qui passent le plus souvent inaperçues, mais qui peuvent tout autant donner lieu à des destructions de biens, voire à des homicides. Le règlement des conflits de voisinage par le plasticage semble ainsi relativement répandu.

Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du service régional de la police judiciaire, a fait part de cette situation à la commission : " Il y a beaucoup d’attentats qui sont de petits attentats de 100 ou 200 grammes d’explosifs qui visent à régler des comptes de voisinage, à donner suite à un mécontentement et qui représentent un moyen d’expression : là où sur le continent la situation se réglerait à coups de poing, elle se règle, en Corse, par des explosifs ".

Les élus locaux reçus par la commission ont également fait part de l’importance de la violence dans la vie quotidienne des habitants de l’île. M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a ainsi indiqué : " Il y a donc beaucoup d’a priori et en même temps, ce qui est le plus ennuyeux, on ne traite jamais au fond les véritables problèmes de la Corse. Car, quel est le véritable problème de violence et d’ordre public en Corse ? Il est que les Corses sont soumis quotidiennement à une véritable tyrannie de la violence. Mais cela, on n’en parle pas, parce que cette violence-là ne se manifeste pas nécessairement par des explosions, et je constate que la presse se fait beaucoup plus discrète dès lorsqu’il s’agit de mettre en lumière la vie quotidienne et les pressions qui peuvent être exercées. (...)

" C’est une différence de taille et cette irruption de la violence dans le quotidien - j’y insiste - ne se traduit pas forcément dans les statistiques. La vraie violence n’est pas que l’on fasse sauter la voiture de quelqu’un, voire qu’on le tue, mais que ce risque, cette menace soient présents en permanence, de sorte que le comportement des gens est contraint.

" C’est une réalité à laquelle malheureusement on ne s’attaque pas souvent, la réalité d’une société dans laquelle la violence a fait irruption et dans laquelle la menace est souvent déterminante pour expliquer le comportement quotidien des gens. Quand quelqu’un n’achète pas un commerce à tel endroit, quand quelqu’un ne reprend pas telle entreprise, quand les gens ne se présentent pas aux adjudications, bien des fois, nous avons le sentiment, voire la certitude, que c’est parce que la violence a fait irruption dans ce secteur et que, par conséquent, les gens sont gênés ".

Pour sa part M. José Rossi, président de l’assemblée de Corse a déclaré sur ce sujet : " (...) pour prendre des décisions, il faut faire preuve de courage, car l’on peut trouver une bombe devant sa porte le lendemain - ce n’est pas le cas dans les mois qui viennent de s’écouler - ou voir sa famille et ses biens menacés ".

Cette contrainte s’exerce donc aussi bien dans le cadre des relations privées que sur les décideurs publics. L’attribution des marchés publics donne ainsi souvent lieu à des pressions manifestes, comme l’a confirmé M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, devant les membres de la commission : " Le grand banditisme a une prégnance totale en Corse et il gêne beaucoup tous les acteurs, en particulier les élus. Toute affaire qui comporte l’alignement de quelques zéros intéresse quelqu’un. Ici, par exemple, le seul fait de traiter d’un marché d’ordures ménagères, le seul fait de traiter d’une autorisation de casino, ou d’un marché de travaux publics entraîne immédiatement l’éveil de gens qui expriment leur intérêt. Ils le disent parfois d’une façon telle que les élus peuvent être particulièrement gênés. Encore récemment à Bastia, où nous avons des problèmes d’ordures ménagères, le président du district a reçu des menaces de mort parce qu’il ne faisait pas ce qui était attendu par certains ".

Enfin, la violence est également omniprésente dans le champ politique, notamment du fait du développement de l’action armée clandestine des mouvements nationalistes depuis les événements d’Aléria en août 1975. L’occupation d’une cave vinicole par un groupe dirigé par le Docteur Edmond Simeoni, leader de l’Action régionaliste corse (ARC), qui entendait dénoncer les pratiques de certains viticulteurs rapatriés d’Algérie, a constitué le premier point d’orgue de l’affrontement entre les milieux autonomistes et l’Etat. L’évacuation des lieux par plus de mille membres des forces de sécurité se solda par la mort de deux agents des forces de l’ordre et par la dissolution de l’ARC le 27 août 1975. Cette dissolution entraîna une émeute à Bastia qui fit un mort et quatorze blessés chez les CRS.

La violence des différents mouvements nationalistes qui ont vu le jour depuis, n’a jamais cessé de s’exercer avec plus ou moins d’intensité selon les périodes.

Cette place des organisations politiques violentes peut s’expliquer en partie par l’absence d’un véritable espace démocratique dans l’île du fait d’un système politique local encore largement fondé sur les clans et les réseaux de solidarité entre familles. Dans ce cadre, la violence a pu constituer pour certains un moyen d’affirmer leur existence sur la scène politique corse en sollicitant de l’Etat une reconnaissance et une légitimation. A cet égard, le recours à la violence a, certes, permis à certains nationalistes de briser le monopole des relations avec le pouvoir central détenu par les notables de l’île, mais la contestation de cette stratégie dans les rangs nationalistes a eu pour conséquence d’entraîner une radicalisation et un fractionnement du mouvement. Ces tensions internes constituent un des facteurs d’explication des luttes entre factions rivales et de l’apparition récurrente de mouvements dissidents plus durs et plus violents.

L’analyse faite sur ce point par M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia, est éclairante : " Je crois que l’on est ici dans une société complètement effondrée où la réponse de l’Etat est quasiment absente. Pourquoi, sur une île comptant 250 000 habitants, y a-t-il autant de violence depuis vingt-cinq ans et une sorte d’apologie de la violence ? Colonna est considéré par certains comme un héros.

" Tout cela peut expliquer le nombre considérable d’actions de violence commis, même s’il s’agit de mitraillages de gendarmeries, et l’absence de réponses. Pourquoi donner des renseignements aux enquêteurs alors qu’au fond, même si l’on n’approuve pas, on ne désapprouve pas ce qui s’est passé. J’ai le sentiment que c’est un cri, un appel au secours maladroit, violent, dépassé mais auquel on ne répond pas ".

Sans doute faut-il se garder des typologies simplificatrices, et la violence en Corse mêle étroitement conflits d’ordre privé et oppositions d’ordre politique : la frontière entre ces types d’action violente est souvent ténue et les conflits d’intérêt personnels expliquent bon nombre d’actions légitimées par leurs auteurs sous couvert du nationalisme. Toujours est-il qu’elle constitue l’un des particularismes de la société corse et qu’elle pose le problème de la réponse apportée par les pouvoirs publics.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr