L’assassinat du préfet Erignac le 6 février 1998 a produit une véritable onde de choc dans l’opinion insulaire et une grave crise au sein des mouvements nationalistes. M. Bernard Pomel, préfet de la Haute-Corse au moment des faits, a témoigné de cette réalité devant la commission : " La Corse attendait beaucoup de l’Etat. J’ai vécu les manifestations qui ont suivi l’assassinat de Claude Erignac. J’ai perçu l’attente en direction de l’Etat, auquel il était simplement demandé de jouer son rôle, d’arrêter les assassins, d’assurer la protection des personnes et des biens, sur l’île comme sur le reste du territoire national. Ce n’était pas du tout l’attente de la reconnaissance d’une situation particulière ou d’une spécificité corse ".

Face à cette situation, le gouvernement va apporter une première réponse par le renouvellement des principaux responsables des services de l’Etat dans l’île. M. Jean-Pierre Chevènement a ainsi défini la pratique gouvernementale sur ce point au cours de son audition : " L’assassinat du préfet Claude Erignac a évidemment conduit le gouvernement à renforcer sa mobilisation pour l’instauration de l’Etat de droit. Sous la responsabilité du Premier ministre, tout l’appareil de l’Etat sera profondément rénové en Corse, tandis que la justice est renforcée dans ses moyens et réactivée dans son action. L’heure n’est plus à la "circonspection", terme employé en 1996 par le procureur général de Bastia, mais à l’initiative et à la rigueur. Des inspections générales des administrations centrales sont diligentées pour effectuer de multiples enquêtes, débouchant toujours sur des remises en ordre et, le plus souvent, sur la saisine du parquet ".

M. Bernard Bonnet est nommé préfet de région le 12 février 1998 et M. Bernard Lemaire, en poste comme préfet adjoint pour la sécurité, est nommé préfet du département de la Haute-Corse le 16 avril. Très vite, les deux préfets vont multiplier les contrôles administratifs et mener à bien le remplacement des responsables administratifs de l’île.

Le chef du SRPJ d’Ajaccio, le commissaire Dragacci, est remplacé par le commissaire Frédéric Veaux le 27 avril 1998 ; le chef de la légion de gendarmerie, le colonel Quentel, cède la place au colonel Henri Mazères le 1er juin 1998. M. Bernard Bonnet modifie également son proche entourage au sein de la préfecture en faisant affecter certains de ses anciens collaborateurs, comme l’a rapporté le colonel Henri Mazères : " Après l’assassinat du préfet Erignac et l’arrivée de Bernard Bonnet, les choses se sont précipitées. Le préfet Bonnet s’est entouré de M. Pardini et du lieutenant-colonel Cavallier, qu’il avait "pris dans ses valises", et a renouvelé l’ensemble de ses correspondants directs - préfet adjoint pour la sécurité, secrétaire général, secrétaire général aux affaires corses ; quelques directeurs régionaux du type agriculture et forêt seront également mutés. De même, il a souhaité que le changement de commandant de légion se fasse au plus vite, d’autant qu’il n’entretenait pas d’excellents rapports avec mon prédécesseur ".

L’arrivée en Corse du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, de même que celle de Gérard Pardini, se font dans des conditions administratives d’ailleurs assez floues : le premier est nommé en dehors de toutes les règles normales de mutation en vigueur au sein de la gendarmerie nationale et fera un temps fonction de directeur de cabinet ; le second, en disponibilité dans le secteur privé, sera nommé fictivement comme administrateur civil faisant fonction de sous-préfet, afin de ne pas perdre le bénéfice de sa mobilité.

Le procureur général est pour sa part remplacé en juin 1998, pour des raisons qui ont été expliquées à la commission par Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux : " Lorsqu’il m’est apparu que l’ancien procureur général de Corse n’était plus, en raison des instructions qu’il avait lui-même données à ses services par une circulaire, en mesure de pouvoir convenablement assurer la crédibilité de la politique du gouvernement, j’ai décidé de proposer son changement. Ce n’était d’ailleurs pas une critique sur la personne. Il a appliqué une politique qui était celle du gouvernement précédent, à l’époque où on donnait des instructions aux procureurs généraux d’être "circonspects", selon l’expression, dans certaines affaires. La politique du gouvernement ayant changé, il m’a semblé nécessaire, voire indispensable, qu’une autre personne la conduise. Cela n’enlève rien aux qualités personnelles de M. Couturier par ailleurs ".

Dans ce contexte, les deux préfets vont multiplier les contrôles administratifs et saisir la justice en utilisant l’article 40 du code de procédure pénale afin de dénoncer au parquet des infractions constatées par les services.

Entendu par la commission à Bastia, M. Bernard Lemaire a ainsi indiqué dans quelles conditions il avait agi en vue du rétablissement de l’Etat de droit dans l’île : " Arrivé en Haute-Corse, la collaboration fonctionne. Je fais exactement la politique pour laquelle je suis venu. Très vite, je m’attaque à des problèmes d’urbanisme : je fais détruire quarante bungalows sur la côte orientale. J’engage, comme Bernard Bonnet de son côté, des articles 40 en matière de marchés publics. La collaboration en matière de sécurité fonctionne à peu près normalement pendant quelques mois.

" (...) Les préfets, c’est le service de l’Etat. S’ils sont faibles, c’est tout simplement, parce qu’ils sont systématiquement contournés. Tout simplement parce que, lorsque l’on fait une observation à un élu, il suffit à ce dernier d’appeler Paris pour que redescendent des directives qui demandent au préfet de lever le pied, avec souvent un argument choc : "Il ne faut pas gêner cet élu, vous faites le jeu des nationalistes". Si vous portez atteinte à un élu local, si vous le mettez en cause dans une affaire, quelle qu’elle soit, vous donnez des arguments aux nationalistes qui le combattent.

" A partir de février 1998, ce type d’intervention n’existe plus. C’est très important en Corse. A partir de cette période, les préfets ont une politique claire et ils ne sont arrêtés par rien. Par exemple, lorsque Bernard Bonnet ou moi-même signons des articles 40, nous n’appelons pas Paris ".

Pour sa part, le garde des sceaux a confirmé que la politique mise en œuvre par les deux préfets de l’île avait contribué à soumettre à la justice des affaires sensibles, impliquant des nationalistes ou des personnalités élus de l’île : " Les dossiers du TGI d’Ajaccio concernent également des détournements de fonds publics, par exemple dans la commune de Sartène, à la chambre des métiers, l’hôpital de Bonifacio, l’office de l’environnement, la commune de Sari-Solenzara, le SIVOM de la rive sud, la commune de Conca, la chambre de commerce et d’industrie de la Corse du sud. Ce sont quelques exemples de dossiers suivis par le TGI d’Ajaccio.

" (...) S’agissant de la justice administrative, autre élément important de la politique que nous voulons mener en Corse, on peut noter une augmentation des contentieux administratifs. Les saisines du tribunal administratif par les administrations et le préfet ont été multipliées par deux et demie par rapport à 1997 ".

Dans ce contexte, les moyens de l’Etat vont être accrus, que ce soit par la mise en place d’un pôle économique et financier auprès du tribunal de Bastia, ou par la montée en puissance des moyens de la gendarmerie, qui se traduisent par le renforcement de la section de recherches pour l’activité de police judiciaire et par la création du GPS en juin 1998. Cet accroissement des moyens de la gendarmerie a été très largement soutenu par le préfet Bonnet, qui s’est par ailleurs fortement appuyé sur elle dans le cadre de ses prérogatives de police administrative.

Sur le plan des résultats, le garde des sceaux a pour sa part estimé que le travail des autorités administratives conjugué avec la mise en place récente du pôle économique et financier au tribunal de Bastia avait constitué un tournant en matière de lutte contre la délinquance économique et financière : " (...) les résultats sont probants : le TGI de Bastia, juridiction spécialisée en vertu de l’article 704 du code de procédure pénale, traite 50 dossiers économiques et financiers lourds. Ces dossiers ont essentiellement pour origine des dénonciations au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, provenant principalement des inspections centrales, mais aussi des autorités préfectorales et de la chambre régionale des comptes. Ces dossiers concernent essentiellement des irrégularités dans la passation des marchés et des détournements de fonds publics. Je donnerai comme exemple de dossiers traités, la caisse régionale du Crédit agricole, la caisse de développement économique de la Corse, la société d’aménagement de l’île de Cavallo, la CODIL, la Mutualité sociale agricole ainsi que des dossiers d’évasion fiscale. Ce sont des dossiers traités par le tribunal de grande instance de Bastia. Au tribunal de grande instance d’Ajaccio, quarante-huit dossiers lourds sont en cours dont trente-trois en enquêtes préliminaires et quinze sur commissions rogatoires. Il convient d’ajouter que les dossiers les plus complexes ont été adressés à Bastia, juridiction spécialisée en matière économique et financière ".

Cet investissement des services de l’Etat dans le but de faire respecter la légalité dans l’île a également été soulignée par le colonel Mazères devant la commission. Mais celui-ci a dans le même temps indiqué que certaines administrations locales avaient fait montre d’une grande inertie : " Dans ces différents volets, localement très significatifs quant au retour à la règle commune, le bilan est considérable. En 1998, plusieurs centaines de procédures - + 64 % en matière d’urbanisme, + 23 % en matière de travail dissimulé - ont eu des suites pénales qui sont généralement rapides et sévères. Dans ces polices "spéciales", la gendarmerie est une institution très productive, et elle est, aux dires notamment des magistrats judiciaires, dans une situation de quasi-substitution à certains services, notamment à la DDE.

" (...) Cette dynamique semble cependant se heurter à des données structurelles et psychologiques qui ne paraissent pouvoir s’inverser définitivement que dans la mesure où l’action forte engagée par le préfet s’inscrit dans la durée. On note en effet, en dépit du renouvellement de la quasi-totalité des directions des services extérieurs de l’Etat, l’immobilisme d’une partie de l’administration sous l’effet de l’inertie, voire de la compromission de certains fonctionnaires d’exécution ou de proximité. La direction départementale de l’équipement (DDE) constitue pour moi un exemple particulièrement fort de ce dysfonctionnement ".

De fait la politique de l’Etat de droit voulue et impulsée par les deux préfets devait se heurter à une certaine inertie administrative, ou à des excès de zèle, qui allaient susciter un certain retournement de l’opinion insulaire. Cette situation s’est doublée d’un fort mécontentement de la population du fait des interpellations massives opérées dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, alimentant les thèmes de la " punition collective " infligée aux corses et du racisme anti-corse.

Ce retournement de la situation aurait, selon Bernard Bonnet, été encouragé par une partie des élus locaux tenant au sujet de la politique de rétablissement de l’Etat de droit un véritable double langage. D’ailleurs, peu de temps avant l’épisode des paillotes, dans un rapport adressé au ministre de l’Intérieur en date du 26 mars 1998, le préfet Bonnet écrit à ce sujet : " Il ne faut pas se dissimuler les résistances et sans doute les violences que l’action ferme de rétablissement de la légalité suscitera dans le système insulaire où se mêlent certains élus, des nationalistes et des délinquants d’envergure dans la conjugaison d’intérêts de pouvoir et d’argent ".

Ces déclarations éclairent le contexte dans lequel est intervenue l’affaire de la destruction volontaire des paillotes : une opposition croissante à la politique de rétablissement de l’Etat de droit, relayée par certains élus locaux, et qui va se manifester par leur soutien apporté aux propriétaires de ces établissements construits illégalement sur le domaine public maritime.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr