Cette affaire, intervenue dans un contexte d’opposition croissante à la politique de l’Etat de droit, est révélatrice des spécificités du système politique insulaire... et de dysfonctionnements au sein de l’appareil de l’Etat.

Si l’affaire en elle-même n’est pas étrangère à la création de la présente commission d’enquête, il ne revient pas à celle-ci d’empiéter sur les prérogatives de l’autorité judiciaire par un examen contradictoire des déclarations des différents protagonistes. En revanche, l’analyse du contexte politique de l’affaire et des dysfonctionnements des services constatés à cette occasion entrent pleinement dans son champ de compétence.

Avant toute chose, l’affaire des paillotes souligne les ambiguïtés du respect de la légalité dans l’île et pose la question de l’attitude des élus locaux.

La situation des " paillotiers " révèle tout d’abord les carences des services en charge de l’urbanisme sur le plan local. Dans son rapport au ministre de l’Intérieur daté du 26 mars 1998, le préfet Bonnet recensait ainsi " 75 décisions de justice en matière d’urbanisme non mises en œuvre à ce jour ". Il signalait dans ce même rapport qu’il avait saisi le parquet d’Ajaccio sur l’Hôtel de région " édifié sans permis de construire ". Il indiquait également qu’il avait saisi l’autorité judiciaire " sur l’utilisation irrégulière des crédits du R.M.I. par le Conseil général de la Corse-du-Sud ayant donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire mettant en cause la gestion de M. José Rossi ".

C’est dans ce contexte que le préfet Bonnet décide de faire procéder à la destruction de deux paillotes par le génie militaire, comme il l’a expliqué devant la commission : " Le problème des paillotes a été réglé le 6 avril 1999, dans une réunion à laquelle ne participaient ni le directeur de cabinet ni le colonel de légion, mais tous ceux qui étaient en charge du dossier, soit une trentaine de personnes. L’objectif était de fixer un calendrier : après avoir appliqué des décisions de justice ordonnant la destruction des ports privés et des bâtiments d’habitation avec le génie militaire, un plan avait été arrêté pour les paillotes. Tout devait commencer le 9 avril. Pour éviter les fuites, la réunion a eu lieu le 6.

" Le 9 avril, deux paillotes de Marisol - une plage au sud d’Ajaccio - devaient faire l’objet d’une action du génie militaire. Pour des raisons qui tiennent à une incompétence de la gendarmerie locale qui n’a pas su sanctuariser le site, contrairement aux instructions qu’elle avait reçues, l’un des propriétaires a pu improviser un mini fort Chabrol. Et le plan "paillotes" s’est arrêté.

" J’ai obtenu l’engagement des élus, ce jour-là, de démolir dès la fin de la saison ".

Les élus entendus par la commission ont indiqué que leur intervention auprès du préfet de région en faveur d’un sursis à exécution de la mesure de démolition visait avant tout à éviter de graves troubles à l’ordre public et la répétition d’événements similaires à ceux d’Aleria. Tous se sont par ailleurs attachés à relativiser la portée de l’infraction commise par les " paillotiers ".

M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, qui était présent sur les lieux de la tentative de destruction forcée, a ainsi indiqué : " Des décisions de justice définitives ordonnaient la démolition d’un certain nombre d’ouvrages sur le domaine public maritime. Permettez-moi de relever qu’il y a 400 infractions de cette nature en Corse ; je voudrais qu’il y en eut aussi peu sur le reste du littoral méditerranéen français, je n’en suis pas convaincu. De Perpignan à Menton, il y a 750 kilomètres de littoral méditerranéen, en Corse, il est de 1 000 kilomètres. Sans avoir fait d’études exhaustives, je suis à peu près persuadé que les infractions sont bien plus nombreuses sur ces 750 kilomètres, mais c’est un autre sujet ".

Pour M. José Rossi, l’action des élus locaux dans cette affaire s’inscrivait dans un cadre de médiation et n’était pas une remise en cause de la politique de rétablissement de l’Etat de droit voulue par le préfet Bonnet : " Tous les intervenants s’étaient mis d’accord pour que les paillotes soient détruites avant le 30 octobre prochain ; puis, brutalement, pour des raisons que j’ignore, le préfet Bernard Bonnet a décidé de passer à l’acte et de faire procéder à leur démolition par la force publique. Il s’agit à l’évidence d’une démonstration de force. On a envoyé 30 camions de gendarmerie, dont 2 automitrailleuses, 7 ou 8 camions du Génie pour montrer à l’opinion corse que, décidément, cette fois-ci, il fallait rentrer dans le rang.

" (...) Dans une affaire comme celle des "paillotes", des élus ont demandé aux propriétaires d’être raisonnables, de procéder à la démolition et, en même temps, ils ont indiqué au préfet qu’il n’était pas besoin de faire un fort Chabrol pour un enjeu de cette nature. C’était leur rôle. M. François Léotard était sur le site par hasard, il n’était pas venu exprès pour soutenir X ou Y. Il s’est arrêté, il a vu le fort Chabrol et a dit : "je n’ai jamais vu cela en France". Je suis arrivé quelques moments plus tard, après que l’Assemblée de Corse eut voté une délibération me donnant mandat pour essayer d’arrondir les angles au bon sens du terme et trouver une conciliation qui permette de détruire ces paillotes, sans l’utilisation des moyens de l’armée dans un contexte de crise ".

Cette thèse de la volonté de médiation des élus a été également relayée par M. Paul Giacobbi auprès de la commission : " De plus, tous les élus présents à cette réunion - il y avait aussi des nationalistes - se sont engagés à ne pas défendre ces gens-là au mois d’octobre, si d’aventure ils n’exécutaient pas eux-mêmes la décision de démolir. J’ai l’impression que les élus n’ont pas fait preuve d’incivisme mais ont, au contraire, aidé une autorité administrative, comme ils doivent toujours le faire, à sortir de la situation délicate dans laquelle elle s’était mise. Si nous avions été des pousse-au-crime ou des personnes qui s’opposaient à l’application des lois, nous aurions laissé l’incident, voire le drame, se produire. Et si, à cette occasion, il y avait eu un mort ou des blessés, vous auriez vu s’il était facile d’appliquer les lois ! Aujourd’hui, les gens se sont engagés à détruire, ils détruiront ".

Il n’empêche que M. José Rossi a placé cette affaire sur un terrain éminemment politique, d’autant qu’elle intervenait en pleine phase électorale : " Je signale, d’ailleurs, que ces opérations de démolition ont commencé une semaine avant le premier tour des élections régionales. Cet acte, très symbolique, n’a pas été sans conséquence sur les résultats obtenus par les mouvements indépendantistes qui ont presque doublé leur score. Le fait d’entreprendre ces opérations en pleine campagne électorale est une forme de provocation - je pèse mes mots - et, est en tout cas, contraire à la discrétion que doit observer le préfet dans ces circonstances. Ce n’était pas un acte involontaire ; tout était calculé ".

L’affaire des paillotes s’inscrit donc dans un contexte de tensions très fortes, d’autant que pour le préfet Bonnet " les contrevenants étaient tellement sûrs de l’impunité que très souvent leurs établissements, bien exposés, bénéficiaient des faveurs, par leur présence, de ceux-là même qui devaient faire appliquer les décisions de justice ! ".

Pour le colonel Henri Mazères, cette situation de collusion entre nombre d’élus locaux, nationalistes et propriétaires de paillotes a constitué pour le préfet un véritable sujet de préoccupation, voire un désaveu : " Vous connaissez les faits : au milieu de cette contestation, à côté des élus, dont deux anciens ministres, Yves Féraud est là avec des nationalistes. Il a rameuté tout le monde. Puis, il y a cette marche des 4/5 des membres de l’assemblée territoriale qui se dirigent vers la préfecture et le préfet qui se retrouve dans son bureau, acculé ! Il demande à son directeur de cabinet de les recevoir et m’appelle pour m’avertir du fiasco. Je vais le retrouver pour le réconforter, et il me demande d’aller voir ce qui se passe sur le terrain. Je découvre ce que tout le monde a vu : les déménageurs corses ont "pactisé" avec les paillotiers, ils boivent un verre ensemble et ne travaillent pas ".

Pour sa part, le préfet Bonnet a minimisé la portée de l’événement : " Très honnêtement, les paillotes ont été une priorité journalistique. Ce que j’ai fait au printemps, c’est de demander au génie militaire de venir appliquer des décisions de justice : des maisons d’habitation construites illégalement sur le domaine maritime public ont été détruites dans l’indifférence générale, mais aussi des villages de vacances, des ports privés... Dans l’indifférence générale. Pourquoi ? Pour faire passer un message qui consistait à dire que ce n’est pas la survivance de l’économie de cueillette qui mobilisait mon attention, par l’intermédiaire des paillotes, mais l’application des décisions de justice en matière d’urbanisme. Et nous avons donné là un message clair à l’opinion : nous commençons par les choses importantes ".

Les conseillers du Premier ministre entendus par la commission, M. Alain Christnacht et Mme Clotilde Valter, ainsi que l’ancien conseiller du ministre de l’Intérieur, M. Philippe Barret, ont indiqué que la question des paillotes n’avait occupé qu’une part restreinte des communications écrites et téléphoniques du préfet de région avec l’autorité centrale. Celui-ci se serait borné à leur signaler qu’un sursis à exécution avait été accordé aux propriétaires de paillotes pour la durée de la saison estivale par son directeur de cabinet, M. Gérard Pardini.

M. Philippe Barret a ainsi indiqué à la commission : " La décision prise le 9 avril d’accorder un nouveau sursis, intervenant après celui de l’été précédent, est une décision du préfet Bonnet. J’en ai été informé à seize heures le 9 avril, j’en ai immédiatement averti le ministre de l’Intérieur. Nous avons considéré qu’étant sur le terrain, il avait seul les moyens d’apprécier la réalité de la situation. J’ai essayé de me mettre à la place d’un préfet, fonctionnaire, confronté aux élus, au président de l’Assemblée de Corse, à un ancien ministre de la Défense. Il a trouvé cette solution.

" M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C’est pour vous faire plaisir qu’ils ont détruit ensuite... en entendant votre silence au téléphone.

" M. Philippe BARRET : Je n’ai rien formulé, aucune désapprobation ; au contraire, j’ai immédiatement déclaré au préfet Bonnet : "Si vous avez estimé devoir passer ce compromis, vous seul avez les moyens d’en prendre la responsabilité", d’autant que ce compromis était honorable puisqu’assorti d’une promesse écrite de destruction par les utilisateurs... ".

Pour le colonel Henri Mazères, le préfet aurait souhaité " régler " la question localement : " Je ne sais pas ce que j’aurais fait à sa place, monsieur le Président. A la réflexion, avec le recul, je pense que j’aurais immédiatement téléphoné à Matignon - où il avait des relations privilégiées - pour recueillir l’accord de poursuivre coûte que coûte ou me faire relever. Il est certain que le soir même, le préfet disait : "L’Etat a été bafoué, j’ai été bafoué, la paillote "Chez Francis" sera démolie dans les plus brefs délais". J’ai adhéré.

" J’avais deux possibilités : ou j’adhérais et je considérais donc que l’ordre n’était pas illégal - je ne pouvais pas dire au préfet "je ne marche pas dans votre combine", ce n’était pas possible, la communion était trop forte -, ou je téléphonais à mon directeur général pour qu’il me relève au plus vite de mes fonctions. Je ne pense pas que je lui aurais donné la raison de cette demande, car quand on me demande de partager un secret, je partage ce secret et ne le divulgue pas. Le général Parayre, comme ma hiérarchie, n’était pas au courant ".

Dans la nuit du 19 au 20 avril 1999, la paillote " Chez Francis " sera incendiée. Compte tenu des indices laissés sur place, la brigade de gendarmerie locale chargée de l’enquête par le parquet dans le cadre de la flagrance va assembler des éléments mettant à mal la thèse d’une surveillance de la paillote détruite par des membres du GPS. La déposition du lieutenant-colonel Cavallier, chef d’état major du commandant de légion de Corse, aura pour conséquence d’invalider cette position soutenue par l’ensemble des protagonistes de l’affaire. Le 26 avril 1999, le colonel Mazères est mis en examen, le préfet de région et son directeur de cabinet sont incarcérés le 6 mai 1999.

Les conséquences de cette situation dans l’île sont extrêmement graves et M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint à Bastia, les a ainsi analysées : " "Rétablissement de l’Etat de droit" était sans doute un slogan utile mais nettement insuffisant d’autant qu’il sous-entend qu’il n’y avait pas d’Etat de droit auparavant, ce qui n’était pas entièrement vrai.

" Si seule la justice doit favoriser le rétablissement de l’Etat de droit, cela me paraît encore plus insuffisant. Quand ceux qui doivent participer au rétablissement de l’Etat de droit commettent, d’après certains, des infractions graves, c’est encore pire. Un préfet est le représentant de l’Etat dans un département ; s’il est suspecté d’avoir participé à des actions illégales, c’est l’effondrement de l’Etat de droit ".

Cette affaire des paillotes a pu donner l’impression que la politique de rétablissement de l’Etat de droit n’avait, somme toute, été qu’une parenthèse. Elle a en tout cas renforcé le scepticisme de la population insulaire et révélé au grand jour les dysfonctionnements des services de l’Etat sur place qui semblent, plus que l’absence de coopération de la population souvent avancée comme facteur d’explication, expliquer l’impuissance de l’Etat.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr