L’on a coutume d’attribuer le fait que de nombreux attentats et crimes de sang commis en Corse ne sont pas élucidés à la fameuse " loi du silence ", à l’omerta. Si ce phénomène est incontestablement une particularité locale, il convient d’en analyser les causes, plutôt que de fustiger d’emblée le mutisme, voire l’absence de sens civique de la population insulaire.

A) UN COMPORTEMENT TRADITIONNEL

Le refus de la population de coopérer avec les autorités a été relevé par les historiens qui se sont penchés sur la spécificité insulaire. En Corse plus qu’ailleurs, la police et la justice sont considérées comme des entités distinctes du corps social, des éléments extérieurs avec lesquels il ne faut pas collaborer. Dans un ouvrage publié en 1887(1), M. Paul Bourde, correspondant au journal Le Temps, soulignait : " Sur le continent, en présence d’un crime, chacun se sent citoyen intéressé au maintien de l’ordre et prête son concours à l’arrestation du meurtrier. En Corse, l’ordre n’existant pas, chacun reconnaît à son prochain le droit de régler ses affaires comme il l’entend. Un homme peut en tuer un autre sur la place publique, la foule des spectateurs s’ouvre pour le laisser passer et fuir. Cela ne regarde que les deux familles en cause... ".

Plus d’un siècle après, les choses n’ont pas tellement changé. Les témoignages recueillis par la commission l’attestent. Ainsi, Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d’Ajaccio, déclarait lors de son audition : " Les Corses ont toujours préféré régler leurs comptes eux-mêmes : cela fait partie des habitudes ! ". Le lieutenant de police, M. Martin Fieschi, rencontré à Ajaccio, indiquait : " Très peu d’informations remontent par le "17". Les gens savent que leur numéro de téléphone s’affiche quand ils appellent, comme chez les pompiers. Ici, l’appel au "17" n’est pas un réflexe comme sur le continent. Là-bas, dès que quelqu’un aperçoit des types louches sur le parking de son immeuble, il appelle le "17". Ici cela n’est pas entré dans les mœurs, mais cela commence à évoluer ".

La difficulté d’obtenir des informations est une réalité de tous les jours. M. François Goudard, ancien préfet de la Haute-Corse, a également mis l’accent sur ce point : " quand un hold-up se produisait en Seine-Saint-Denis, trois fois sur quatre les auteurs étaient interpellés. Mais quand le distributeur de billets de la petite commune de l’Ile-Rousse a été arraché un lundi matin à dix heures par un tracto-pelle, personne n’avait rien vu, et quand les gendarmes se sont présentés chez la locataire de l’appartement qui était au-dessus du guichet de la banque, elle a ouvert la porte avec une ordonnance prouvant qu’elle prenait des tranquillisants... ".

Autre exemple rapporté par M. Goudard : " Sur la grand-place de Bastia, le directeur départemental des polices urbaines - un Jurassien, excellent homme et bon sportif - sort peu après dix-huit heures de son bureau, et entend des coups de feu. Il sort son appareil de radio, demande que l’on envoie du renfort du commissariat, et traverse la place en courant ; cela ne lui prend que très peu de temps. Quand il arrive en haut de la place, il voit un homme étendu sans vie au bord du trottoir. Il donne l’ordre aux gens qui sont autour de ne pas bouger, afin qu’on les interroge. Arrivent les inspecteurs, auxquels il indique les gens présents au moment du meurtre et qu’il convient d’interroger. C’est alors qu’une dame âgée traverse cette petite foule, et dit, en corse : "Personne n’a rien vu, personne ne dit rien". (...) C’était une affaire de banditisme, et la dame âgée était la mère de la victime ".

Paradoxalement, alors que la règle du silence est souvent présentée comme " la " caractéristique de la société insulaire, " la Corse est une île où l’on bavarde beaucoup. Si les gens hésitent à témoigner dans le cadre judiciaire dans la mesure où la confidentialité n’est pas garantie, à l’inverse ils bavardent beaucoup, et l’on dispose facilement d’informations. Peu de choses restent inaperçues dans ce pays où, au surplus, tout le monde se connaît et où la loi du silence, dite omerta selon un mot sicilien que personne n’a jamais employé en Corse, n’est pas véritablement pratiquée ", comme l’a fait remarquer M. Paul Giacobbi, président du conseil régional de la Haute-Corse.

La rumeur, tout autant que la " loi du silence ", peut constituer un handicap pour les services de police car comment faire la part des choses entre les fantasmes, les rancœurs personnelles et les renseignements pertinents lorsque l’information est surabondante ?

Certaines affaires paraissent évidentes aux yeux de l’opinion. En Corse, il est fréquent d’entendre " tout le monde sait que... " même si les allégations ne reposent sur aucun fondement précis. Aucune sanction ne peut intervenir en l’absence d’éléments de preuve et le citoyen, de bonne foi, est alors conforté dans sa méfiance...

De son côté, M. José Rossi, président de l’Assemblée de Corse, a relevé un autre paradoxe en soulignant que si la population a du mal à communiquer avec les services de sécurité et les autorités judiciaires, elle en attend cependant des résultats. Il a clairement déclaré : " Le fait de ne pas parler spontanément ne veut pas dire que l’on souhaite l’impunité des criminels ".

B) UNE CAUSE PRINCIPALE : LA PRATIQUE DE L’INTIMIDATION

D’une manière générale, on attribue cette attitude de la population aux relations de proximité, aux solidarités familiales ou villageoises. Comme le soulignait M. José Rossi, " Dans une société de 250 000 habitants, chacun connaît le voisin, et il n’est pas impossible que parmi les voisins, se trouvent des poseurs de bombes. Or, en Corse, on ne dénonce pas son voisin ".

Du reste, ces solidarités peuvent s’organiser en dehors du cadre familial ou traditionnel. Ainsi que l’a indiqué M. Claude Guéant, ancien directeur général de la police nationale, " sur la presqu’île de Cavallo, le racket était pratiqué à grande échelle, mais beaucoup de monde en profitait. Nous nous sommes aperçus que des femmes de ménage étaient payées 300 à 500 francs de l’heure, ce qui pouvait évidemment entraîner certaines complicités et faciliter l’expression de certaines solidarités ".

Au-delà de ces relations particulières, d’autres explications peuvent être avancées.

La première est la banalisation de la violence. Le témoignage du major Guillorit, commandant la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, est on ne peut plus éclairant : " Nous l’avons encore constaté lundi matin avec un attentat contre deux camions de travaux publics à Prunelli. La victime en est au vingtième depuis dix ans. Ce patron nous a déclaré n’avoir jamais été menacé et ne pas savoir d’où cela venait. C’est prendre les gendarmes pour des imbéciles, mais nous n’allons pas le placer en garde à vue pendant vingt-quatre heures pour lui faire dire la vérité. Nous sommes bien obligés de nous contenter de ce qu’il nous dit ". Il ajoutait : " Pour un gendarme dans une unité du continent, un attentat est une catastrophe. En arrivant ici, j’ai considéré que c’était pareil. J’avais tort. Cela s’est banalisé, non du point de vue du gendarme mais du point de vue des habitants. Pour eux, un attentat, ce n’est rien. A tel point qu’après que les deux camions eurent sauté lundi à une heure et demi du matin, à proximité d’habitations, personne ne nous a appelé. Ce sont les ouvriers qui, en venant prendre leur service à sept heures et demie, se sont aperçus que leurs camions avaient sauté ".

La seconde raison est à l’évidence le règne de l’intimidation. Parmi les nombreux témoignages concordants recueillis par la commission, l’on peut citer celui de Mme Mireille Ballestrazzi qui soulignait : " Les gens ont peur de parler et j’ai obtenu beaucoup de témoignages verbaux de personnes qui, à force de voir comment je vivais, se sont épanchées, mais à aucun moment elles n’auraient apporté le moindre témoignage sur procès-verbal, y compris sous couvert de l’anonymat, à aucun moment elles n’auraient osé témoigner par crainte de représailles ".

Les pressions sur le témoin ou sur sa famille sont fréquentes. Là aussi, les déclarations du major Guillorit sont sans ambiguïté : " Dans leurs enquêtes, les gendarmes ont de grandes difficultés à avoir des contacts francs, à obtenir des renseignements. Les gens ont vu, savent mais ne veulent pas parler par peur de représailles, de menaces ".

Plus explicite encore est cette histoire relatée par M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse : " L’année dernière a eu lieu l’assassinat d’un jeune nationaliste en pleine fête de village, devant environ une centaine de témoins. (...) mais aucun témoin ne parle. C’est par un travail acharné de la police judiciaire que l’on peut espérer obtenir un résultat dans quelques mois, si le juge réussit à se convaincre que la mise en examen a des chances d’aboutir à une condamnation parce que les services de police auront pu obtenir des bribes de témoignages. Ici comme ailleurs, les juges n’aiment pas l’échec et ne procèdent à des mises en examen que lorsqu’ils possèdent des éléments déterminants. Au moment de son assassinat, le jeune était accompagné d’un ami. Cet ami n’a rien vu. Le lendemain, le mouvement A Cuncolta de M. Pieri a publié dans la presse un communiqué pour dire : "Attention aux collaborateurs, à ceux qui parlent de cette affaire" ".

D’autres explications sont avancées, plus directement liées au fonctionnement des services de police et de la justice. Le manque de confidentialité des informations recueillies est notamment mis en avant. Ainsi, M. Bernard Bonnet a fait observer : " Comment critiquer le fait qu’ils se taisent, alors que dans une société de proximité, tout le monde sait qu’ils sont allés voir les policiers ou les gendarmes ? En réalité, c’est non pas la loi du silence, mais la loi de la peur qui règne en Corse ! Pour un Corse, il faut choisir : être en paix avec sa conscience ou avec ses voisins ". Le président du conseil général de la Haute-Corse va même jusqu’à déclarer : " Je considère que les gens qui ne parlent pas à la police ont bien raison. Parce que malheureusement chaque fois que quelqu’un s’adresse à la police ou à une autorité pour "parler", dans les quinze jours ou trois semaines, on s’arrange pour que la place publique en soit informée et que le nom de l’informateur soit connu. Comment voulez-vous dans ces conditions que les gens parlent ! ".

Quant à M. Bernard Pomel, ancien préfet de la Haute-Corse, il estime qu’" on impute à l’omerta des comportements humains, trop humains. N’importe qui, dans une situation comparable, aurait la même attitude. Comment dénoncer des crimes et délits si vous n’êtes pas assuré que ces comportements seront sanctionnés ? Comment dénoncer des crimes et délits si vous pensez que, le lendemain, les auteurs de ces actes seront blanchis, parfois récompensés ou considérés comme des interlocuteurs et des partenaires reçus officiellement ? ".

Dans ces conditions, ne faut-il pas considérer avec le général Maurice Lallement qu’" il est parfois plus intéressant de protéger sa vie que de faire preuve de sens civique " ?

La " loi du silence " peut donc s’analyser comme " la loi de la prudence ". En témoigne également le fonctionnement des cours d’assises en Corse, qu’il s’agisse des difficultés rencontrées pour constituer un jury ou pour faire déposer un témoin à la barre.

Sur ce point, l’ancien et l’actuel procureur général de Bastia se rejoignent. M. Jean-Pierre Couturier a ainsi déclaré : " Au cours de ces sessions d’assises, monsieur le Président, c’était la peur des familles des accusés, c’était la peur des victimes qui servaient de toile de fond aux débats ". M. Bernard Legras a complété ce propos en soulignant : " Lorsque, par miracle, un témoin accepte de déposer, dans la grande majorité des cas, il se rétracte. Lorsque, par bonheur, on parvient à pousser l’affaire jusque devant une juridiction criminelle, il est aujourd’hui pratiquement impossible de composer un jury de jugement. La session de la cour d’assises de Haute-Corse s’est ouverte hier, l’audience a été ouverte à quatorze heures. A vingt heures, - lorsque je partais pour vous rejoindre -, la présidente était en train de se battre et de poursuivre des jurés suppléants pour parvenir à composer un jury de jugement parce que, au cours de cette session, il y a une affaire qui concerne un Corse ".

Les pressions ou menaces exercées à l’encontre des jurés sont monnaie courante. Le rapport précité de la commission d’étude sur la justice criminelle en Corse en contient de multiples exemples.

Le président de la chambre d’accusation soulignait ainsi le 4 décembre 1994 : " Les jurés sont démarchés ou amicalement conseillés ", ou encore : " Le rapport de force entre l’accusé et la victime s’exprime à travers les sollicitations que leurs groupes respectifs adressent aux membres du jury, de façon formelle ou plus directement ". Le 4 février 1997, le président de la cour d’assises de la Corse-du-Sud expliquait qu’il avait été obligé de renvoyer une affaire à une session ultérieure, plusieurs jurés ayant " été contactés par téléphone ou approchés par des connaissances qui, avec une certaine insistance, leur avaient parlé de cette affaire. (...) Un de ces jurés a accepté d’être entendu et j’ai recueilli ses déclarations par procès verbal. Les autres ont refusé par crainte de faire une déposition écrite. Bien entendu, aucun n’a donné le nom de son contact supposé ou connu. 7 jurés sur 23 ont ainsi demandé à être excusés, s’estimant incapables de juger dans un tel climat de pression ".

De même, le greffier de la cour d’assises de Corse-du-Sud écrivait en octobre 1998 : " A ce jour, plusieurs jurés désignés par le sort pour la prochaine session ont pris contact avec moi. Ils ne souhaitaient pas siéger. Officiellement, pour diverses raisons (familiales, médicales, professionnelles...) mais en réalité sans autre motif que la peur ou, il faut bien le dire, l’indifférence. Surtout, ce qui est encore plus grave, c’est qu’il s’agit d’une peur "a priori" sans même savoir qui sera jugé. Ces gens ont tellement entendu parler autour d’eux de pressions, d’appels téléphoniques, etc., que le simple fait d’être désigné est une catastrophe (...). Pour contraindre ces jurés de remplir leur mission, j’ai dû leur révéler que le seul accusé était d’origine continentale et que les débats auraient sans doute lieu à huis clos ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr