La gendarmerie insulaire connaît des dysfonctionnements de nature différente de ceux de la police nationale en raison des spécificités de l’arme. Le territoire de l’île étant à plus de 98 % en zone de gendarmerie, l’un des problèmes récurrents est celui d’une répartition inadaptée des brigades. Cette situation pose d’ailleurs le problème de l’intégration de la gendarmerie dans la société locale et est source d’interrogations sur sa capacité à fournir du renseignement. La mise en place du GPS a pu constituer une tentative de réponse à ces défaillances structurelles de la gendarmerie en Corse : le rôle joué par cette unité dans l’affaire des paillotes devait toutefois souligner les défaillances du contrôle hiérarchique au sein de l’arme.

* UNE IMPLANTATION PEU RATIONNELLE

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La faible densité de la population dans l’île et l’existence de zones en voie de désertification pose le problème du maintien de certaines brigades de gendarmerie, tandis que la fréquentation touristique estivale et la plus grande densité de population dans la plaine orientale appelle un renforcement durable des effectifs de certaines brigades.

Actuellement, le maintien de certaines brigades ne se justifierait que par la volonté d’éviter de précipiter le déclin de certains villages en entraînant notamment la fermeture de l’école communale... Ce point de vue, recueilli par la commission au cours de ses auditions et de ses visites sur place dans des brigades de gendarmerie de zone rurale, pose l’importante question de l’adaptation de l’offre de sécurité aux besoins effectifs constatés sur place.

Parallèlement, le recours au renfort de la gendarmerie mobile est devenu quasi systématique dans certaines brigades, surtout au moment de la saison touristique. Si la gendarmerie mobile est utile dans certains cas comme force de soutien, elle n’a évidemment pas la même capacité opérationnelle que la gendarmerie territoriale du fait de sa faible connaissance du terrain.

Dans le même temps, l’isolement de certaines brigades place leur personnel et leur famille dans des situations difficiles du fait des menaces dont elles font l’objet. M. Fabrice Talachino, lieutenant-colonel commandant le groupement de gendarmerie de la Haute-Corse, entendu par la commission au cours de son déplacement à Bastia a ainsi déclaré : " Etre gendarme en Corse n’est pas facile tous les jours, mais être gendarme dans une brigade à quatre de montagne, dans une zone parfois hostile, où l’on ne bénéficie pas du soutien de la population, où l’on fait l’objet de trois ou quatre mitraillages par an, éloigné de toute possibilité de loisirs, d’emploi pour l’épouse, de toute grande surface, pose des problèmes psychologiques considérables. Nous le mesurons puisque nous intervenons en périodes de mitraillage ou de tension particulière avec des équipes de psychologues ou de psychiatres. Nous avons des demandes de mutation très fréquentes et le turn over est important dans ces petites brigades.

" Tout cela conduit à se demander si le maintien des petites unités est utile et s’il ne vaudrait pas mieux les regrouper en des unités plus nombreuses et plus efficaces. D’autant que l’on assiste en Corse à une désertification des zones rurales et de montagne au profit du littoral. Il serait donc logique que la gendarmerie, dans ses missions de surveillance générale, suive ces mouvements de population ".

Ce diagnostic a été confirmé par le lieutenant-colonel Bonnin, commandant le groupement de gendarmerie de la Haute-Corse, également entendu sur place par la commission : " Sur trente et une brigades territoriales, neuf sont à effectif égal à six. Compte tenu du réseau routier de montagne, on devine que leur emplacement n’est pas toujours excellent pour aller rapidement d’un point à un autre. De plus, les populations à surveiller varient de trois cents à trois mille habitants. Sept autres brigades territoriales ont un effectif égal à quatre. La gendarmerie est en train de revenir sur ce dispositif qui fonctionne mal. On accroît l’isolement des unités, des familles, les difficultés pour assurer les missions. Compte tenu des quarante-huit heures de repos hebdomadaire et des permissions, l’effectif journalier présent est souvent de 1,5, ce qui n’est pas gérable. C’est pourquoi des dissolutions sont d’ores et déjà prévues ".

Dans le même temps la présence de certaines petites brigades dans des zones isolées et exposées crée un besoin supplémentaire de protection, lui-même coûteux en hommes. En caricaturant on pourrait dire que certaines gendarmeries ont pour tâche essentielle d’assurer leur propre sécurité, alors même qu’elles ne sont pas opérationnelles. C’est ainsi que l’ancien préfet de la Haute-Corse, M. Bernard Pomel a déclaré : " Mobiliser des personnes peu nombreuses pour assurer la surveillance de la brigade de gendarmerie revient à dire qu’il y a très peu de monde sur les routes le jour et la nuit, en dehors des brigades. J’avais enregistré la demande des maires d’une plus grande présence. Il est vrai qu’elle portait essentiellement sur la plaine orientale. Je suis favorable à un redéploiement des forces de gendarmerie ".

Cette nécessité de rationaliser la carte de l’implantation des brigades a été soulignée par M. François Léotard, ancien ministre de la Défense, ainsi que par MM. Patrice Maynial et Jean-Pierre Dintilhac, anciens directeurs généraux de la gendarmerie nationale. Elle a également été signalée par M. Bernard Prévost, l’actuel directeur général : " Des adaptations géographiques sont en effet nécessaires pour améliorer l’implantation de la gendarmerie. Je vous ai dit qu’il y avait 57 brigades territoriales, mais il est vrai que les brigades qui servent autour de Bastia et d’Ajaccio sont beaucoup plus chargées que certaines brigades de montagne. A la différence du continent, certaines brigades disposent non pas de l’effectif minimal de six personnes, mais de quatre ou cinq, à l’intérieur des terres. Nous avons la volonté de mieux répartir ces unités territoriales : cela a d’ailleurs fait l’objet d’un débat très médiatisé à l’automne dernier pour l’ensemble de la métropole. Mais il est certain que dans le contexte de l’assassinat du préfet Erignac et de la volonté de rétablir la sécurité, le rééquilibrage des unités n’était pas la première des priorités. Je rappelle que le nombre de gendarmes par habitant est considérable en Corse. Il est cependant vrai que certaines brigades pourraient, soit être dissoutes - notamment quand il y en a deux dans le même canton - soit voir leurs effectifs réduits pour renforcer les unités en zones urbaines ".

La plupart des personnels de gendarmerie rencontrés sur le terrain ont signalé les vives oppositions que ces projets soulevaient de la part des élus locaux concernés. Cette situation, qui n’est pas spécifique à la Corse, semble y être plus prononcée qu’ailleurs et souligne la difficulté de concilier aménagement du territoire et rationalisation des services publics dans une île peu développée.

Par ailleurs, l’avantage d’une implantation territoriale de la gendarmerie en zone faiblement peuplée n’apparaît pas clairement, car cette implantation ne semble pas permettre l’instauration d’une relation de confiance entre forces de sécurité et population.

La visite de la brigade de gendarmerie de Prunelli-di-Fiumorbo a permis à la commission de mesurer ces problèmes. Lors de cette visite l’adjudant Jean-Gilles Raymond, commandant de la brigade, a ainsi indiqué : " Le village compte quarante et un habitants permanents, gendarmes non compris, tandis qu’il y en a 2 660 dans la plaine. Ici, il y a six gendarmes pour quarante et une personnes.

" (...)Contrairement à ce que l’on pourrait penser, nous passons moins de temps dans le village que si nous étions installés en plaine et si nous montions au village régulièrement. Plus de 95 % de notre travail s’effectuant en plaine, nous ne faisons qu’y passer. Sur cinq heures de service, nous passons plus d’une heure sur la route ".

Le gendarme Jean-Claude Landesse a, pour sa part, insisté sur les difficultés que rencontrent les personnels à l’égard de la population : " Pour s’intégrer dans la population, il faut avoir une possibilité de contact avec elle, par le truchement des enfants ou en faisant partie d’associations, par exemple. Ici, aucun gendarme ne fait partie d’aucune association. Pour aller faire du sport ou pour participer aux activités d’association, le soir après le service, il faut compter au minimum une heure de trajet. Dans le Fiumorbo, la région la plus nationaliste de Corse, nous sommes les gendarmes qui ont le moins de contacts avec les gens à cause de notre éloignement. Si la brigade était en bas ou si les gendarmes étaient répartis dans d’autres brigades, certains resteraient ".

Cette situation a des conséquences néfastes sur le moral des personnels et sur leur motivation. L’adjudant Raymond a ainsi déclaré " Quand on a passé six mois ici, on ne pense plus qu’à obtenir une mutation pour s’en aller ".

L’inadaptation du maillage territorial des brigades de gendarmerie et l’isolement du personnel qui en résulte soulignent la difficulté d’intégration de la gendarmerie dans l’île, ce qui nuit à sa capacité à collecter des renseignements utiles.

* UNE MISSION DE RENSEIGNEMENT INSUFFISANTE

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A la différence des services de police souvent critiqués pour leur porosité et leur trop grande implication dans la société locale, les services de gendarmerie ont tendance à mettre en avant leur mode spécifique de fonctionnement pour preuve de leur plus grande fiabilité. Si le renouvellement des personnels est plus important du fait des règles de carrière en vigueur chez les militaires et si la part de personnels d’origine corse est moindre, l’intégration de l’arme dans la population locale s’en ressent. L’activité de renseignement de proximité, souvent fort utile dans la conduite des enquêtes, s’en trouve ainsi affectée.

Comme l’ont souligné les personnels de la brigade de gendarmerie de Prunelli-di-Fiumorbo, les contacts avec la population sont rares et peu recherchés par les habitants :

" Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous sommes dans une région où il est mal vu de fréquenter les gendarmes. Les gens qui prennent position en notre faveur se mettent en porte-à-faux à l’égard des autres.

" M. le Président : Est-ce que vous recevez des Corses chez vous ?

" Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Bien entendu. Mais les gens qui nous fréquentent font l’objet d’une suspicion. Ils sont mis au ban de leur société.

" Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Si quelqu’un vient de la plaine pour voir un gendarme dans le village, on le sait immédiatement. Nous ne partons pas la nuit sans que le village le sache ".

Sans doute ne faut-il pas se méprendre sur la qualité du renseignement qui doit être collecté par la gendarmerie territoriale : celle-ci n’a pas vocation à infiltrer les mouvements clandestins. Elle doit en revanche apporter sa connaissance du terrain, souvent indispensable pour la recherche des auteurs d’infraction comme pour l’action préventive.

Interrogé sur les faibles résultats de la gendarmerie en matière de renseignement, le lieutenant-colonel Bonnin a tenu à rappeler la difficulté de la tâche en Corse : " Il est sans doute plus facile de travailler sur la FNSEA ou le CDJA dans l’Aveyron que sur un mouvement clandestin, d’autant que, je le rappelle, la gendarmerie travaille en uniforme, au vu de la population. D’autres services mieux armés auraient pu infiltrer depuis longtemps ces milieux afin d’obtenir des renseignements. Il paraît que ce n’est pas le cas. On ne peut pas dire que la gendarmerie ne recueille pas de renseignements, car il faut comparer ce qui est comparable ".

De fait, la mission de renseignement de la gendarmerie ne doit pas empiéter sur l’action des renseignements généraux et doit plutôt s’inscrire dans la complémentarité. Le lieutenant Bombert, entendu par la commission lors de son déplacement à Bastia, a ainsi précisé les choses : " Chez nous, le renseignement n’est pas le fait d’un service, il est le fait de chaque gendarme, chaque jour, dans sa brigade. Chacun a pour mission prioritaire sur le terrain de faire du renseignement en général, portant sur la connaissance des gens, des lieux. Les gendarmes sont d’abord des agents du renseignement de base ".

Compte tenu des besoins dans ce domaine, force est de constater que les renseignements collectés par les services de gendarmerie sont nettement insuffisants. Alors que les mitraillages de brigades sont nombreux, le taux d’élucidation quasiment nul de ces infractions en constitue la manifestation la plus évidente.

C’est notamment pour cette raison que le GPS avait été mis sur pied, l’une de ses missions essentielles étant la collecte du renseignement tant dans un but préventif de police administrative, que dans le but de soutenir la section des recherches et les brigades dans le cadre des enquêtes judiciaires.

M. Fabrice Talachino, lieutenant-colonel commandant le groupement de gendarmerie de la Haute-Corse, a souligné la nécessité d’avoir recours à des personnels spécifiques pour obtenir des résultats en matière de renseignement : " Faites l’expérience de monter sur une petite route qui mène à un village corse et vous comprendrez immédiatement toute la difficulté à travailler dans la discrétion en Corse. Manifestement, ce ne sont pas des gendarmes en bleu et avec un képi qui peuvent réaliser ce travail de renseignement. D’où la nécessité d’un personnel particulier, vêtu et coiffé différemment, mais c’est tout. Il n’a jamais été question d’avoir des super-gendarmes avec du super-matériel d’écoute et de surveillance ".

Si les progrès accomplis en matière de renseignement grâce à l’action du GPS ont été reconnus tant par le préfet Bonnet que par le procureur général Legras, le rôle de certains de ses officiers dans la destruction des paillotes devait en revanche révéler l’existence de dysfonctionnements graves dans la chaîne de commandement interne à la gendarmerie.

* UN CONTROLE HIERARCHIQUE DEFAILLANT

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Le principal dysfonctionnement de la gendarmerie en Corse au cours de la période récente s’est manifesté dans l’opération de destruction de la paillote " Chez Francis ", la participation d’officiers de gendarmerie à cette opération illégale étant avérée. Cette affaire suscite à la fois des interrogations sur l’efficacité du contrôle hiérarchique au sein de la gendarmerie nationale et sur le rôle joué par les hommes au sein de cette organisation.

S’agissant de l’organisation de la gendarmerie nationale, elle s’avère être particulièrement complexe, puisque soumise à une triple autorité : le ministère de la Défense pour les problèmes d’emploi et de moyens, le ministère de l’Intérieur et l’autorité préfectorale pour le maintien de l’ordre public et les missions de police administrative, l’autorité judiciaire pour les missions de police judiciaire.

Le principe essentiel de cette organisation sur le plan militaire repose sur la séparation des fonctions opérationnelles, relevant des autorités déconcentrées, et des fonctions de contrôle, relevant des autorités hiérarchiques, la légion, la circonscription et l’inspection générale placée auprès du ministre de la Défense.

M. Patrice Maynial, ancien directeur général de la gendarmerie nationale, a exposé à la commission la portée de ce principe d’organisation de l’arme : " Vous avez, en effet, deux types de niveaux, deux types d’instruments : un niveau opérationnel - en gros pour la départementale, la brigade, la compagnie et le groupement - et des niveaux de contrôle de fournitures de moyens et d’inspection qui sont non opérationnels. C’est cette itération de moyens qui assure le respect de la déontologie. Mais dès que l’on ne sépare pas ces niveaux, soit par paresse, soit par insuffisance d’effectifs, soit parce que l’on a changé les règles du jeu, on va au "casse-pipe". C’est la même chose en matière financière : le comptable n’est pas l’ordonnateur des dépenses, sinon il y a des dérapages... ".

Dans ce cadre, la direction générale a toutefois davantage un rôle de conception et d’information des autorités ministérielles compétentes, qu’un rôle spécifique de contrôle. Au niveau ministériel, cette fonction relève de l’inspection générale. Entendu par la commission, le général de brigade Maurice Lallement, ancien commandant de la légion de Corse devenu chef du service des opérations et de l’emploi à la direction générale de la gendarmerie nationale, a ainsi précisé les attributions de la direction générale : " Moi, je n’ai aucun pouvoir de contrôle sur le GPS, sinon, je serais un voyageur de commerce, un jour le GPS en Corse, un autre jour une autre unité dans tel ou tel autre département. Ce sont les commandants de circonscription qui sont habilités au premier niveau. La direction générale est une administration centrale, nous ne sommes pas un organe de commandement. Nous donnons des directives.

" (...) Rendez-vous compte, monsieur le Président, que si nous devions contrôler les 90 départements et l’outre-mer dans les conditions où vous le dites, ce ne serait pas possible. Simplement, que fait-on actuellement ? Chaque département, lorsqu’il s’y produit quelque chose d’exceptionnel, rend compte de l’événement et le traite. Mais il le traite, soit sous l’autorité du préfet, soit sous l’autorité des magistrats. Moi, je n’ai aucun pouvoir dans ce domaine ".

La fonction de contrôle de la gendarmerie dans l’île incombait donc principalement au général commandant la circonscription, le général Parayre, et au colonel commandant la légion, le colonel Henri Mazères. Les fonctions opérationnelles auraient pour leur part dû, dans un cadre de droit commun, relever des deux commandants de groupement, correspondant aux deux départements de l’île.

L’une des explications des dysfonctionnements constatés tient dans le rôle spécifique joué par le commandant de légion en Corse. Comme l’a souligné M. Patrice Maynial devant la commission : " en principe, le commandant de légion a essentiellement un rôle de soutien administratif et d’inspection. Dans le cas de la Corse, déjà à cette époque-là, le commandant de légion avait un rôle plus opérationnel qu’il ne l’aurait eu sur le continent. C’est un fait incontestable ! Comme je suis magistrat de formation, je craignais des difficultés. Je savais qu’il y avait là un problème du fait de l’absence de cette itération de commandement qui constitue une des garanties républicaines, que nous sommes en droit d’exiger de l’armée ".

Cette confusion des fonctions de contrôle et des missions opérationnelles au niveau du commandant de légion a été accrue avec la mise en place du GPS, qui a remplacé l’escadron 31-6 de gendarmerie mobile. En effet, cette unité nouvelle ne relevait pas de l’autorité des deux commandants de groupement, mais était directement rattachée au commandant de légion, renforçant ainsi ses attributions opérationnelles. Il faut souligner d’ailleurs que le GPS présentait l’avantage d’être une force commune aux deux départements et permettait ainsi de remédier aux inconvénients de la bidépartementalisation.

Le général de brigade Maurice Lallement a expliqué les raisons de cette organisation : " On demande souvent pourquoi ce GPS était sous l’autorité directe du commandant de légion. Lorsque j’étais commandant de légion de Corse, l’escadron 31-6 était sous l’autorité directe du commandant de légion de gendarmerie mobile de Marseille. Je l’avais donc pour emploi, mais n’étais pas son chef direct. Cela posait des problèmes. On comprend bien que ces personnels, avec un capitaine qui ne pouvait pas les contrôler dans les meilleures conditions, profitaient d’une situation qui leur était favorable. De ce point de vue, le GPS était certainement mieux contrôlé sous l’autorité du capitaine Ambrosse, puis du colonel Mazères. Cela étant, nous ne pouvions pas prévoir les dérapages individuels dans les conditions où ils se sont produits ".

Ce point de vue appelle de sérieuses réserves, car la tension régnant en Corse et la situation consécutive à l’assassinat du préfet Erignac ont entraîné un engagement important des forces de gendarmerie et du GPS sur le terrain. Dans ce cadre, il importait de ne pas concentrer les fonctions de contrôle et de commandement dans les mains d’un seul homme.

Le général d’armée Yves Capdepont, inspecteur général des armées, a confirmé cette confusion de pouvoirs au niveau de la légion de Corse lors de son audition : " Comme je l’ai écrit dans le rapport que j’ai remis au ministre de la Défense, le dysfonctionnement que nous avons pu constater provient du fait que le GPS était une exception par rapport à ce qui se passe sur le continent, puisque l’utilisateur de cette unité en était également le contrôleur. Dans ces conditions, si le chef de l’unité constate un dysfonctionnement ou veut dissimuler quelque chose, il est évidemment bien placé pour le faire. Si l’on s’était conformé au modèle retenu sur le continent, l’emploi de ce type d’unité aurait été confié au commandant de groupement et actionné par la circonscription alors que son contrôle aurait été exercé par le commandant de légion ".

Cet état de fait a également été favorisé par la mise hors circuit du commandant de circonscription de Marseille, le général Parayre, théoriquement chargé du contrôle des forces de gendarmerie dans l’île. Sur ce point, le colonel Henri Mazères a déclaré : " Le général commandant la circonscription a en charge une légion de gendarmerie mobile et un certain nombre de légions de gendarmerie départementale - Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Corse. Je suis un peu à part, mais c’est tout à fait normal. Il est même prévu que dans des circonstances particulières je m’affranchisse de la voie hiérarchique pour traiter directement avec la direction générale. Ce qui veut dire que j’avais régulièrement le directeur de cabinet du directeur général, ou le directeur général lui-même ou le général Lallement au bout du fil. Bien entendu, je prenais la précaution de rendre compte à mon général a posteriori.

" Nous étions dans une situation opérationnelle, il convenait de réduire les délais. Et souvent le général n’est pas au fait de certains problèmes ; je ne peux pas tout lui expliquer. Il est vrai que, officiellement, j’étais subordonné au général, mais il n’en demeure pas moins que j’avais une certaine autonomie qui me permettait de traiter directement avec la direction générale.

" Quand il y avait un attentat ou des blessés, je ne passais pas par un échelon intermédiaire supplémentaire. J’appelais directement la direction générale, l’officier de gendarmerie se trouvant auprès du ministre de la Défense, ou l’officier de gendarmerie se trouvant auprès de Matignon ; ils étaient, de toute façon, mes correspondants et je restais dans le domaine de la gendarmerie. C’est vrai, je m’affranchissais de la voie hiérarchique d’une certaine façon, même si je rendais compte a posteriori ".

Cette organisation, non conforme à la chaîne de commandement traditionnelle, explique donc pour une grande part les dérapages individuels constatés, qui sont également révélateurs du poids de la culture militaire et de la difficulté de désobéir dans l’arme, y compris à des ordres illégaux.

M. Patrice Maynial, ancien directeur général de la gendarmerie, a ainsi indiqué : " Quand il s’agit d’affaires non judiciaires, ce qui est le cas dans celle qui nous intéresse, la force de l’arme c’est sa capacité d’obéissance, et sa faiblesse, le manque d’esprit critique. Deux raisons profondes expliquent cet état de fait : la première, c’est l’organisation militaire très forte, la seconde c’est cette espèce de communauté de vie qui n’existe nulle part en France ailleurs que dans la gendarmerie. Dire à son commandant "ce n’est pas possible" représente un effort et un défi inimaginables. Je plaide en faveur des gendarmes : ils ne peuvent pas dire non ou s’ils le peuvent, c’est très difficile ! ".

L’implication des officiers du GPS et du commandant de légion dans l’affaire de la paillote s’explique également par le facteur humain : la pression psychologique très forte due à la situation de l’île, l’enfermement et les liens entre le colonel Mazères et le préfet Bonnet ont eux aussi contribué à expliquer les dérapages constatés.

De fait, le préfet Bonnet devait très nettement privilégier les forces de gendarmerie dans la définition de sa politique de sécurité. M. Daniel Limodin, inspecteur général de l’administration, a ainsi déclaré : " la gendarmerie a bénéficié d’un traitement de faveur tout à fait exceptionnel. En effet, seul le colonel de gendarmerie assistait aux cinq réunions de police hebdomadaires organisées par le préfet, alors que les services de police n’assistaient qu’à deux, le mercredi et le vendredi. Ensuite, le colonel Henri Mazères était souvent retenu à part. Ceci a été amplifié par les accusations portées contre le préfet, en début d’année, selon lesquelles il menait une enquête parallèle sur l’affaire Erignac ".

Cette connivence personnelle combinée avec la prise directe du commandant de légion sur le GPS permet de mieux comprendre la suite des événements. Le général Capdepont, dépêché dans l’île après les aveux des gendarmes dans l’affaire de la paillote, a fourni son sentiment sur ce sujet : " j’imagine très bien ces trois personnages et surtout les relations entre le colonel Mazères et le préfet Bonnet. Mazères est un "célibataire géographique", le préfet place sa disponibilité administrative bien avant sa famille ; sa femme était à Ajaccio mais elle aurait été à Paris ou à Marseille, cela ne l’aurait pas davantage occupé. Donc, ce sont des hommes qui vivent ensemble parfois de 12 à 14 heures par jour. Jusqu’en décembre 1998, leur travail ne mérite que des louanges. Ils obtiennent des résultats ; et puis, devant deux ou trois sentiments d’échecs répétés, ils "disjonctent" ensemble. C’est mon interprétation, c’est le sentiment que j’ai d’après ce que j’ai pu entendre sur place.

" Pour en revenir au duo Mazères/Bonnet, à deux ou trois reprises au moins, on m’a dit : "Bonnet a envoûté Mazères". C’est important dans ce contexte. Mazères voyait dans Bonnet l’homme qui avait sauvé l’Etat de droit en Corse et il lui était tout dévoué, peut-être trop ".

Le plus étonnant en définitive aura incontestablement été la capacité d’obéissance aveugle des officiers du GPS ayant participé à l’opération de destruction de la paillote. La seule exception à cette règle d’obéissance a finalement été le lieutenant-colonel Cavallier, appelé par le préfet Bonnet pour servir à son cabinet en dehors de tout cadre habituel, avant d’être cantonné par le colonel Mazères à des fonctions de gestion comme chef d’état major. N’ayant pas prévenu sa hiérarchie du projet de destruction de paillote avant son exécution, alors même qu’il en avait eu connaissance, il a ensuite contredit la thèse défendue par les membres du commando du GPS et par le colonel Mazères par ses dépositions devant l’autorité judiciaire. Il est regrettable qu’il n’ait pas été en mesure de désamorcer ce projet avant sa réalisation.

Les leçons de ces dysfonctionnements semblent cependant avoir été tirées : la direction générale de la gendarmerie nationale n’a pas cherché à entraver la conduite de l’enquête sur la destruction de la paillote confiée à la gendarmerie territoriale ; les autorités ministérielles concernées ont été informées rapidement de l’affaire ; la justice a fonctionné normalement dans ce dossier. Par ailleurs, la dissolution du GPS et la modification des attributions du commandant de légion ont ramené l’organisation de la gendarmerie de l’île dans le droit commun.

Entendu par la commission lors de son déplacement à Bastia, le colonel Gérard Rémy, successeur du colonel Henri Mazères, a ainsi présenté ses attributions : " Seul est resté dans la main du commandant de légion, au siège du quartier Battesti, à Ajaccio, ce que l’on appelle le peloton de soutien. C’est un peloton qui n’a pas de vocation opérationnelle. Il a en charge toutes les tâches de soutien liées à l’état-major de la légion et à la caserne où nous sommes implantés : protection de la caserne, plantons, patrouilles, entretien des espaces verts, etc., mais pas de tâches opérationnelles.

" On est revenu à une certaine orthodoxie qui veut que le commandant de légion ne soit pas un échelon opérationnel. En gendarmerie, sont directement opérationnels les brigades, les compagnies, les groupements. Le commandant de légion est plutôt administratif : il gère les personnels - mutations, avancement, sanctions, tableau d’effectifs autorisés, etc. - et il fait du soutien à travers son budget de fonctionnement. Il facilite le travail des unités de terrain mais il n’est pas en lui-même un échelon opérationnel ".

Cette modification de la chaîne de commandement montre que les leçons des dysfonctionnements organisationnels ont été tirées sur le plan local. Reste à améliorer la capacité des militaires de la gendarmerie à s’interroger sur les questions de déontologie et sur les limites existant au devoir d’obéissance.

* DES DIFFICULTES DANS L’EXERCICE DE LA POLICE JUDICIAIRE

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La gendarmerie n’avait traditionnellement qu’un rôle résiduel dans la conduite des enquêtes concernant les attentats terroristes. Durant la " période Bonnet " ses moyens ont été renforcés, notamment ceux de la section de recherches. Cependant, le nombre d’enquêtes sur les attentats terroristes confiées à la gendarmerie par les juges antiterroristes est demeuré extrêmement faible. La gendarmerie a, en revanche, joué un rôle central dans une enquête connexe à l’assassinat du préfet Erignac, l’enquête sur l’attaque de la brigade de Pietrosella, attaque au cours de laquelle l’arme qui allait servir à tuer le préfet Erignac a été dérobée.

En effet, le juge Gilbert Thiel, se démarquant de ses collèges, a choisi de confier l’enquête sur l’attaque de la brigade de Pietrosella aux forces de police judiciaire locales : gendarmerie et SRPJ. Or, il semble que le juge n’ait pas été satisfait de la manière dont se comportaient les gendarmes à son égard, au point de décider de les dessaisir en dépit du traumatisme qu’il savait devoir causer à l’arme. Le juge Thiel s’en est longuement expliqué devant la commission. Après leur inertie au début de l’enquête sur Pietrosella qualifiée de " difficultés fortes " par le juge, celui-ci a l’impression que les gendarmes lui cachent quelque chose et veulent procéder à des arrestations de personnes dont les noms n’avaient pas été évoqués précédemment : " on tente de me forcer la main ou, en tout cas, on fait preuve à mon égard, au vu des explications que l’on me donne, d’une absence, sinon de loyauté, du moins de loyalisme. Je ne comprends pas, non plus, comment évolue cette procédure, d’où viennent les renseignements, pourquoi on me rajoute deux noms, alors que n’a jamais été évoquée devant moi, pas plus lors de mes visites en Corse, qu’au cours du mois de novembre, l’opportunité d’intégrer ces personnes dont l’une est un témoin important de l’affaire Erignac. Je considère, qu’avec tout ce qui s’était produit dans le passé et que j’ai évoqué précédemment, cela fait vraiment trop ".

Cet épisode, ajouté à une note interne à la gendarmerie faisant état de l’inertie du juge, le conduit à dessaisir les gendarmes de l’enquête.

On peut, en effet, s’interroger sur le comportement des gendarmes dans cette enquête, notamment du fait de la proximité de leur chef, le colonel Mazères, avec le préfet Bonnet. Leur loyauté à l’égard du juge d’instruction ne semble en tout cas pas avoir été sans faille. Il semble que dans cette affaire, qui était l’une des clés de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, la pression exercée par la hiérarchie interne à la gendarmerie et l’esprit de corps aient été plus forts que l’obligation à laquelle sont soumis les gendarmes d’exercer leur mission de police judiciaire sous le seul contrôle du juge.

Il y a là une série de questions extrêmement lourdes pour la gendarmerie. A travers l’affaire de la paillote, c’est la capacité même de la gendarmerie à participer aux missions de sécurité intérieure qui est posée. La gendarmerie doit donc impérativement évoluer sous peine de voir son rôle remis en cause.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr