Les problèmes évoqués devant la commission en ce domaine trouvent leur origine dans la mise en œuvre de la législation antiterroriste. Comme on l’a vu dans la première partie du présent rapport, la loi du 20 septembre 1986 a offert la possibilité de centraliser les poursuites au tribunal de grande instance de Paris sans pour autant prévoir sa compétence exclusive. Les juridictions locales et parisienne exercent donc une compétence partagée dans la poursuite et l’instruction des dossiers de terrorisme. Cette compétence concurrente n’a pas manqué de créer des difficultés dans son application concrète, d’autant plus que la politique menée en ce domaine a connu des fluctuations. Par ailleurs, le fonctionnement des structures spécialisées du tribunal de grande instance de Paris - la 14ème section du parquet et les juges d’instruction - suscite de fortes interrogations.

* DES RELATIONS DELICATES ENTRE LES MAGISTRATS LOCAUX ET MAGISTRATS PARISIENS

*

La centralisation des poursuites concernant les affaires de terrorisme n’a pas, on l’a vu, suivi une évolution linéaire. Ainsi que l’attestent les saisines de la 14ème section du parquet de Paris, elle a d’une certaine manière épousé les contours des changements de politique intervenus depuis 1993.

1996 marque incontestablement un tournant de la politique menée en ce domaine. Il se traduit par la " remontée " de 19 affaires d’assassinat que la chancellerie voulait délocaliser. Comme il s’agissait des règlements de compte ayant opposé le Canal habituel et le Canal historique, l’un bras armé du MPA, l’autre de la Cuncolta, on peut s’interroger sur les motivations réelles du dessaisissement : voulait-on alors centraliser ces affaires pour les " enterrer " ou, au contraire, pour tenter de les faire aboutir puisqu’elles étaient localement " empannées " selon l’expression employée par le garde des sceaux, à l’époque M. Jacques Toubon ?

Ainsi M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia a fait remarquer : " Ces affaires touchent tellement à la raison d’Etat qu’il y a une suspicion, légitime ou pas, dès qu’il y a délocalisation. C’est le regard de la place Beauvau sur le palais de justice de Paris. Même si elle n’est pas fondée, cette suspicion existe ".

Cela étant, comme l’a indiqué le juge Thiel " concernant les dossiers d’assassinat qui ont été dépaysés - d’ailleurs, je le précise, sans que nous les ayons jamais sollicités à aucun moment, en 1996, les dossiers des règlements de comptes entre les différentes factions nationalistes - il faut reconnaître que bon nombre d’entre eux laissaient à désirer ce que je ne reproche à personne compte tenu de l’ampleur de la tâche : il y avait deux juges d’instruction - aujourd’hui ils sont trois - à Ajaccio et autant à Bastia alors que l’on a dénombré plus d’une trentaine de morts entre la fin de 1994 et la fin du premier semestre de 1996. C’est un effectif dérisoire lorsque l’on se représente la lourdeur d’une procédure d’assassinat ! De surcroît, dans les années 1994-1995, il y avait bon an, mal an, entre 600 et 700 attentats en Corse dont, certes, seule une moitié était revendiquée, les autres correspondant à des querelles de voisinage réglées par ce moyen que je ne qualifierai pas de "culturel" parce que je ne veux pas avoir un procès, mais d’habituel !

" Face à l’ampleur de ces contentieux, avec des services de police et de gendarmerie que l’on ne peut quand même pas considérer comme pléthoriques, pendant ces années, le temps passé à faire les constatations sur les lieux des meurtres et sur les sites des explosions, n’en laissait plus guère pour les enquêtes. Par conséquent, on a retrouvé bon nombre de procédures à l’état d’ébauches ".

Toujours est-il que le dessaisissement a provoqué un choc profond chez les magistrats instructeurs qui l’ont perçu comme un désaveu, alors qu’ils revendiquaient leurs responsabilités. Les juges se sont opposés en bloc aux réquisitions des parquets d’Ajaccio et de Bastia intervenues en avril-mai 1996. Pour 15 des 19 affaires concernées ils ont refusé de se dessaisir et il a fallu que la chambre criminelle de la cour de cassation ordonne que l’instruction se poursuive au tribunal de grande instance de Paris.

De là sont nées l’amertume des juges d’instruction insulaires, qui se sentaient dépossédés de leurs dossiers, et les relations de défiance entre magistrats locaux et magistrats parisiens. " Ils avaient l’impression d’être traités comme des magistrats de deuxième zone. Ils ont effectivement ressenti une frustration " a déclaré M. Jean-Pierre Niel à la commission.

Les réquisitions prononcées au printemps de 1996 intervenaient dans un contexte particulièrement sensible et faisaient suite au mouvement de protestation des magistrats en poste sur l’île qui étaient vraiment excédés des conditions dans lesquelles ils devaient accomplir leur mission. Outre les pressions et les menaces directes dont ils étaient les victimes, les magistrats étaient indignés de la conduite de l’action publique - l’heure était à la circonspection pour toute action violente ayant un lien avec le nationalisme.

Quatorze magistrats avaient adressé à M. Jacques Toubon une motion pour manifester leur trouble face à " certaines décisions judiciaires intervenues (...) qui ne s’expliquent que par l’existence de (...) négociations " avec des membres des organisation clandestines et " qui tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre les magistrats exerçant en Corse dans des dossiers similaires ".

Les magistrats précisaient : " Cette absence de cohérence, largement commentée par l’opinion insulaire et perçue comme une négation du principe d’égalité des citoyens devant la justice, est de nature à affecter durablement la crédibilité et l’efficacité de l’institution judiciaire.

" D’une part, elle met quotidiennement en difficulté, voire en danger, ses représentants. Le sentiment d’impunité ressenti par les auteurs des actes terroristes les plaçant en position de force par rapport à l’institution judiciaire locale : il convient à titre d’exemple de rappeler le communiqué publié par voie de presse par l’organisation " Cuncolta Nazionalista " en réaction à la condamnation de l’un de ses dirigeants pour des faits de port d’arme en décembre 1994 par le tribunal correctionnel d’Ajaccio, condamnation suivie d’un mitraillage de la façade du palais de justice le soir même.

" D’autre part, cet état de fait ne peut qu’inciter les délinquants de droit commun à se réclamer de ces mouvements ou à user de leurs méthodes ".

Depuis lors, la situation s’est quelque peu clarifiée. En effet, la ministre de la Justice n’intervient plus dans les affaires individuelles. Une décision comme celle de 1996 ne serait donc plus imaginable aujourd’hui. En Corse, plus encore qu’ailleurs, l’orientation du gouvernement a été un élément de clarification salutaire. Elle a permis aux procureurs d’assumer leurs responsabilités en toute indépendance, en raison de la centralisation plus systématique des affaires au parquet de Paris et surtout de la pratique du dessaisissement le plus en amont possible de la procédure, c’est-à-dire avant l’ouverture d’une information judiciaire.

Cette situation nouvelle a conduit les parquets parisiens et bastiais à fixer ensemble les critères de répartition des affaires. Ainsi que l’a expliqué M. Bernard Legras, " J’ai (...) estimé qu’il s’agissait là d’une priorité et qu’on ne pouvait pas continuer à vivre sur ces blessures, les intéressés tenant en permanence des discours du style : "Nous avons beaucoup souffert et nous appartenons à un peuple qui a beaucoup souffert...". Dans cette volonté de fermer les plaies, j’ai organisé, peu après mon arrivée, avec le procureur de la République de Paris qui s’est transporté en Corse et un certain nombre de collègues parisiens dont, notamment, M. Bruguière, une réunion qui s’est tenue sur une journée au cours de laquelle nous avons très librement échangé, évoqué ces difficultés passées et mis sur pied un protocole, en particulier un protocole procédural, concernant les saisines de la juridiction parisienne pour éviter toute hésitation et donc tout dysfonctionnement ".

On l’a vu dans la première partie du présent rapport, les deux parquets se sont mis d’accord à la fois sur la procédure à suivre et la définition de critères de saisine. Lorsqu’un acte de terrorisme est commis, différents éléments sont pris en compte. Dès lors que l’action est revendiquée ou qu’elle prend pour cible un bâtiment public, l’affaire est transférée à Paris. En cas d’hésitation ou lorsqu’il n’y a pas de revendication, ce sont les moyens utilisés qui permettent de prendre la décision.

L’appréciation se fait au cas par cas au niveau des deux procureurs de la République ; en cas de différend éventuel, ce sont les procureurs généraux qui tranchent.

Le procureur général de Bastia a exposé les raisons de cette démarche : " nous avons considéré que les attentats commis sur des bâtiments publics, revendiqués par des organisations clandestines, ou commis avec des moyens très exceptionnels, relevaient naturellement de la compétence de Paris. Pourquoi ? Parce que, à deux heures du matin, lorsque l’attentat se produit, le procureur de la République de Bastia ou d’Ajaccio, gère l’affaire ; il peut imaginer de la confier à la section des recherches de gendarmerie de Corse ; le lendemain, ou trois ou quatre jours après, on va constater qu’il s’agit effectivement d’une affaire terroriste et le dossier va être transmis à Paris ; à ce moment-là, la section antiterroriste va considérer qu’il faut plutôt saisir le SRPJ ou la DNAT et il va donc y avoir une cacophonie en ce qui concerne la gestion de ces affaires !

" Nous avons donc élaboré des critères que nous appliquons d’une manière systématique pour que, dès la commission de l’acte, on puisse donner à l’affaire la destination qui sera ensuite la sienne ! ".

Il a ajouté que grâce à la détermination de règles très claires de saisine " il n’y a pas eu le moindre problème entre les magistrats en fonction en Corse et les magistrats en fonction à Paris depuis le mois de juillet 1998. (...) Sur les événements récents, les arbitrages ont été réalisés sans délai, au niveau des parquets eux-mêmes, sans que les parquets généraux de Paris et de Bastia aient à intervenir ". Ces propos ont été confirmés par le procureur de Paris, M. Jean-Pierre Dintilhac lors de son audition devant la commission.

Cet effort de clarification mérite d’être salué. Pour autant, il est permis de s’interroger sur la pertinence des critères retenus. Le fait de centraliser toutes les affaires de terrorisme à Paris a pour corollaire que les attentats ou explosions qui relèvent de conflits commerciaux ou de différends de nature privée sont instruits et jugés sur place. Cependant, la frontière est souvent difficile à tracer entre actes politiques et infractions de droit commun et l’on peut facilement imaginer qu’un attentat présenté comme politique ou revendiqué comme tel puisse masquer un conflit purement privé, les deux aspects étant parfois étroitement imbriqués. Le critère de la revendication pour opérer le dessaisissement peut en effet conduire à des situations paradoxales. Cela est vrai pour les attentats comme pour les assassinats. A titre d’exemple, le dossier de l’assassinat d’un jeune nationaliste du nom de Garelli, membre du MPA, lors d’une fête de village organisé par la Cuncolta, reste traité en Corse alors que celui du meurtre d’un jeune commis boucher du nom de Savelli - parce qu’il a été revendiqué par Armata Corsa - sera immédiatement transféré à Paris.

Quelle que soit la volonté de définir des règles aussi claires que possible, des ambiguïtés demeurent.

En outre, il apparaît que certaines affaires dont la juridiction parisienne est saisie relèvent d’une interprétation quelque peu extensive de la législation antiterroriste. Ainsi les affaires de racket de droit commun devraient être instruites et jugées sur place. Le seul fait que des actes de cette nature soient commis par des nationalistes justifie-t-il le dessaisissement des juridictions insulaires ?

Sur ce point, M. Laïd Sammari, journaliste à l’Est Républicain, s’est montré très réservé : " Je citerai un exemple qui m’a particulièrement choqué. En 1996, M. Dewez, PDG de la société Spérone, porte plainte pour racket. Est-ce là un dossier politique ou un banal dossier de droit commun ? Pour moi, la réponse ne fait pas de doute : il fait partie de la seconde catégorie. Personne au niveau politique n’a revendiqué cette tentative d’extorsion de fonds. Pourtant, l’affaire a immédiatement été dépaysée ".

Enfin, si la procédure de dessaisissement pose moins de problèmes que par le passé, l’intervention des magistrats parisiens continue de susciter des réserves. Ainsi, M. Patrick Mandroyan, procureur adjoint à Bastia, sans remettre en cause la centralisation des poursuites, a laissé entendre que celle-ci était peut-être trop systématique et critiqué la manière dont les juges d’instruction spécialisés intervenaient en Corse : " Que la 14ème section se saisisse d’un certain nombre de procédures à caractère véritablement terroriste et pas seulement nationaliste, nous ne le vivons pas comme un dépouillement, au contraire. Ils ont une façon plus distanciée d’intervenir que celle nous pourrions avoir. En revanche, il est regrettable qu’ensuite, nous ayons l’impression d’être traités un peu cavalièrement. Quand ils ont été saisis de procédures, d’un accord commun - nous sommes compétents localement et eux le sont matériellement -, il n’y a jamais eu de litige. Le partage a toujours été opéré équitablement, mais lorsqu’ensuite les autorités parisiennes interviennent en Corse, elles ont tendance à le faire sans nous tenir informés, ce qui peut être considéré comme désinvolte et peut entraîner des conséquences.

" Quand la chambre d’accusation de Paris libère ou examine la situation d’un leader nationaliste, il serait bon qu’on nous le dise car il fut une époque - cela n’est plus le cas aujourd’hui - où cela "pétait" régulièrement. Cela nous permettrait de prendre certaines précautions. Quand ils viennent et placent des gens en garde à vue en exécution de commissions rogatoires, il serait bien qu’ils nous le disent aussi rapidement que possible, même s’ils ont le sentiment qu’il peut y avoir des fuites ".

De son côté, le juge Thiel reconnaît qu’il " n’y a pas eu, il est vrai, de grande convivialité dans les échanges, mais plus souvent une ignorance souveraine, voire totale ".

Les relations entre autorités judiciaires locales et parisienne restent donc empreintes d’une certaine méfiance. Tel est également la situation qui prévaut au sein même des structures spécialisées du tribunal de grande instance de Paris.

* LE COMPORTEMENT SINGULIER DES MAGISTRATS SPECIALISES

*

L’enquête sur l’assassinat du préfet Claude Erignac, confiée aux juges d’instruction spécialisés dans la lutte antiterroriste Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert et Gilbert Thiel, a révélé un certain nombre de dysfonctionnements, tant entre les juges d’instruction eux-mêmes qu’entre ceux-ci et le parquet de Paris.

Le manque de communication entre magistrats est absolument sidérant. Le cheminement des fameuses " notes Bonnet " en est la parfaite illustration. Rappelons tout d’abord que le préfet de Corse a indiqué avoir recueilli des informations relatives aux assassins présumés du préfet Erignac, d’une personne venue les lui communiquer directement. Compte tenu de leur importance, il veut les porter à la connaissance de l’autorité judiciaire. Suivant les conseils du cabinet du Premier ministre, il décide de rencontrer le procureur de la République de Paris et décommande le rendez-vous pris auparavant avec le juge Bruguière. Il rencontre M. Jean-Pierre Dintilhac, à deux reprises le 16 novembre et le 11 décembre 1998.

Lors de sa première audition, M. Dintilhac a précisé comment il avait recueilli ces informations et la méthode qu’il avait choisie pour les transmettre à M. Jean-Louis Bruguière. Le préfet " (...) m’a livré des informations et j’ai trouvé tout à fait naturel qu’il me les donne. J’ai couché ces informations par écrit car elles étaient pour partie verbales ; j’en ai fait une fiche que j’ai portée au premier vice-président Bruguière. Je l’ai faite sous forme de fiche blanche pour quatre raisons.

" La première tient à l’absence de tout texte de loi sur les conditions dans lesquelles une information doit être transmise à un juge d’instruction. Aucune règle procédurale ne régit la matière.

" La deuxième raison est plus sérieuse ; il me paraissait exclu de procéder à une transmission officielle sous le timbre du procureur de la République que le juge d’instruction aurait dû immédiatement verser à son dossier et qui, de ce fait, était à la disposition de tous ceux qui y avaient procéduralement accès - ne serait-ce que la partie civile avec les risques de fuites qui s’y attachent - et qui aurait permis de savoir que telle ou telle personne était soupçonnée d’être l’auteur de l’assassinat. C’était là un danger majeur qu’il me paraissait exclu de courir.

" La troisième raison était le souci de protection du préfet Bonnet. Je lui ai dit : "Monsieur le préfet, votre prédécesseur a été assassiné. S’il apparaît que vous êtes celui qui a apporté les informations pouvant aboutir à l’arrestation des assassins, vous pourriez, vous-même, devenir une cible. Votre protection me conduit à penser que la meilleure solution est de recourir à une fiche blanche". Le préfet Bonnet en fut d’accord.

" La quatrième raison relevait également d’un souci de sécurité, car l’information venait d’un informateur. Tout élément laissant apparaître qu’il y avait eu informateur et versé au dossier aurait pu conduire très naturellement - je sais ce qu’est un débat judiciaire - à faire venir le préfet à la barre pour lui demander d’où venait l’information. Evidemment, toute recherche d’informateur expose ce dernier à des risques majeurs. Là encore - en l’absence de toute obligation légale -, le souci de protection excluait de donner un caractère plus officiel à la transmission, sachant que toute l’information a été transmise au juge d’instruction.

" Quelque temps plus tard, le préfet Bonnet est venu m’apporter d’autres éléments qui confirmaient les premiers, sans être radicalement nouveaux. Cela se passait un vendredi soir ; dès le lundi, j’ai demandé au juge Bruguière de venir me voir et je lui ai remis ces informations ".

Lors de sa deuxième audition, M. Jean-Pierre Dintilhac précisera qu’une cinquième considération avait dicté sa démarche : il ne souhaitait pas que ses anciennes fonctions à la tête de la gendarmerie disqualifient, aux yeux du juge, la nature des informations qu’il lui transmettait.

Malgré la tendance des juges et des policiers chargés de l’enquête à minimiser l’importance des informations transmises par le préfet, il semble tout de même que ce dernier ait apporté des éléments sur les auteurs présumés de l’assassinat de son prédécesseur, citant notamment les noms de Jean Castela, Vincent Andreuzzi et Alain Ferrandi. Lors de son audition, il a donné lecture du document remis au procureur de la République ; M. Dintilhac, on l’a vu, a jugé préférable de transformer ces notes écrites en " fiche blanche " pour occulter leur origine.

Force est de constater que malgré la démarche de M. Dintilhac, qui s’est rendu lui-même dans le bureau de M. Bruguière, ce qui est une façon de procéder très exceptionnelle qui aurait dû retenir son attention, ce dernier n’a pas réagi. Précisément lorsqu’il a été interrogé sur la " tardiveté " de sa réaction, le premier vice-président chargé de l’instruction du dossier a vivement répliqué : " je n’ai jamais été destinataire des "notes Bonnet" ! Jamais et si l’on vous a dit le contraire, c’est qu’on vous a menti : je ne les ai jamais eues !

" Comment les choses se sont-elles passées ? Le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, que je connais bien, est venu me voir au mois de novembre, pour me dire qu’il avait des informations importantes à me communiquer. Il est venu me voir et il m’a transmis verbalement des informations concernant l’affaire Erignac. J’ai demandé à M. Dintilhac quelle était l’origine de ces informations et il m’a répondu qu’il n’avait pas le droit de me le dire.

" J’ai alors déclaré, parce que j’avais quand même quelques idées : "C’est important pour le fonctionnement de la République : s’agit-il d’une source privée ou institutionnelle ?". Il m’a répondu : "Je t’assure que ce n’est pas une source institutionnelle". J’en ai donc déduit que c’était une source privée.

" Cela veut dire une chose : que le procureur de la République, soit de sa propre initiative, soit sur instruction, m’a occulté l’origine de ces informations et surtout a tenté de faire accroire qu’elles ne provenaient pas d’un représentant de l’Etat ou d’une personne appartenant à une institution de la République. Il a ajouté : "Je ne te donnerai aucune information sur le canal par lequel ces éléments me sont parvenus, en tout cas, ce n’est pas un canal institutionnel", ce qui est faux !

" Je me suis donc trouvé en présence d’une information verbale qui a ensuite donné lieu à un "blanc", fait par M. Dintilhac lui-même, non signé et non daté, édulcoré, en ne sachant pas précisément si l’informateur était privé. Je me suis même posé la question de savoir si la gendarmerie n’était pas derrière. Je devais donc, dans un contexte délicat, évaluer la validité d’une information dont je ne connaissais ni l’origine, ni le canal.

" Ce n’est que par la suite, lorsque les "notes Bonnet" sont sorties au mois de janvier, que, reliant les deux, j’ai pris conscience que les contenus étaient identiques et que ce que l’on m’avait donné n’était rien d’autre que lesdites notes ! Ma réaction tardive tient au fait qu’étant destinataire de ces éléments, il m’a fallu impérativement faire une évaluation personnelle, compte tenu de l’étrangeté de la procédure suivie : le procureur de la République en personne vient me voir dans mon bureau - ce qui est déjà une démarche assez atypique - pour me transmettre des éléments non sourcés alors qu’il ne doit transmettre que des éléments sourcés.... ".

Pour sa part, Mme Laurence Le Vert a déclaré : " Je n’ai pas été destinataire d’informations provenant de M. Bonnet et transmises par M. Dintilhac. J’ai appris que M. Bonnet avait fourni des informations, comme tout le monde, en lisant le journal Le Monde.

" M. le Président : Il n’y a pas de communication entre les différents cabinets d’instruction sur le dossier corse ?

" Mme Laurence LE VERT : Si, bien entendu, nous communiquions sur le dossier corse, mais, à ma connaissance, ni M. Thiel, ni M. Bruguière n’ont été destinataires d’informations en provenance de M. Bonnet ou présentées comme telles ".

Elle a précisé : " Au mois de novembre, à la veille de l’arrestation de Jean Castela - arrestation dont j’étais chargée, en lien avec la DNAT -, M. Dintilhac a vu M Bruguière. J’étais alors en train d’exposer à M. Bruguière les arrestations qui étaient programmées. Après leur entretien, je suis allée trouver M. Bruguière, par curiosité, car je ne savais pas qu’il venait de lui parler de l’affaire Erignac - et je pense que M. Bruguière ne le savait pas non plus quand M. Dintilhac l’a sollicité. Il m’a dit qu’il s’agissait d’un renseignement concernant l’assassinat du préfet Erignac. Je lui ai, bien entendu, demandé des précisions, et les noms qu’il m’a donnés se sont révélés être des noms de personnes que nous connaissions, puisque leur arrestation était même programmée !

" Parmi ces noms était cité le nom d’un militant nationaliste que j’avais signalé à la DNAT depuis déjà un certain temps comme étant quelqu’un d’intéressant à travailler. M. Bruguière ne m’a absolument pas fait état du fait qu’il s’agissait d’une source officielle - M. Bonnet. Il m’a simplement dit : "M. Dintilhac m’a communiqué ces informations sans m’en donner l’origine et en m’affirmant qu’il ne s’agissait pas d’une source officielle. De toute façon, on ne change rien au programme des arrestations, puisque les noms qui m’ont été transmis sont ceux des personnes que nous allons interpeller" ".

Saisi de l’enquête sur l’attaque de la brigade de Pietrosella dont le lien avec l’affaire Erignac est avéré, M. Gilbert Thiel a pour sa part, affirmé qu’il n’avait toujours pas vu les " blancs " de M. Dintilhac, en précisant : " Je n’en ai appris l’existence que par la presse et il me paraît un peu particulier, un peu curieux, qu’un magistrat fût-il le plus ancien dans le grade le plus élevé, soit le seul destinataire d’une information dont on édulcore, par la suite, l’origine.

" M. le Président : Vous pourriez adresser le même reproche à M. Bruguière puisqu’il les détenait aussi ces informations...

" M. Gilbert THIEL : Oui, mais attendez : je pense que M. Bruguière, dont vous savez parfaitement que je ne suis, ni l’hagiographe, ni d’ailleurs le contempteur... (Sourires)... a eu ces renseignements sans en connaître l’origine et qu’il les a eus parmi d’autres... ".

Il a fait observer à juste titre que : " (...) M. Bruguière étant en charge d’affaires nombreuses et considérables, et n’étant pas toujours celui qui a la plus grande disponibilité pour regarder de la manière la plus approfondie les dossiers, (...) le procureur de la République de Paris aurait pu, alors que nous formions une collégialité et qu’il connaissait aussi certaines difficultés qui avaient pu surgir ici ou là, informer les trois juges, d’autant que, pour ce qui me concerne, les noms de Ferrandi, Castela et de quelques autres m’auraient peut-être davantage mis la puce à l’oreille ".

Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet n’a pas davantage été mise dans la confidence. Lors de son audition, elle a déclaré : " Je suis très à l’aise pour parler de ce problème parce que j’ai appris l’existence de ce que l’on a appelé " les notes Bonnet " par la presse et que je ne les ai jamais vues. Donc M. Dintilhac, qui est mon chef hiérarchique puisqu’il est le chef du parquet de Paris, n’a pas cru devoir m’en informer, ni me les montrer. M. Bruguière ne m’en a pas informée non plus, lorsqu’il les a reçues, s’il les a reçues... Quand la presse en a parlé, je lui ai demandé de quoi il s’agissait et je ne sais plus ce qu’il m’a répondu mais en tout cas, je n’ai eu connaissance de ce document que par la voie de la presse... ".

Même si l’on ne peut affirmer que l’enquête aurait abouti plus vite si les informations données avaient été prises au sérieux et exploitées, et si l’on peut estimer avec le juge Thiel qu’elle a finalement été menée dans des délais assez rapides en dépit des conditions dans lesquelles elle s’était engagée, l’analyse des témoignages des différents acteurs laisse néanmoins une impression de cafouillage et dénote à tout le moins un manque de communication et de coopération. M. Bonnet l’a souligné devant la commission : " Les magistrats ne se sont pas parlés entre eux. (...) Cela est honteux et démontre le cafouillage des institutions ".

Il est clair que l’information n’a circulé ni entre le magistrat du parquet chargé de la 14ème section et son autorité hiérarchique, le procureur de la République, ni entre celui-ci et les trois magistrats instructeurs. S’agissant du parquet spécialisé - la 14ème section - il semble être resté totalement à l’écart du sujet. Les contacts entre les juges d’instruction, ou certains d’entre eux, et le parquet spécialisé semblent d’ailleurs à peu près inexistants. Mme Irène Stoller a déclaré : " moi, ce qui se passe à l’instruction, je n’y peux rien ! Je n’ai aucun pouvoir sur les juges d’instruction, y compris les juges d’instruction parisiens. Je peux vous dire qu’ils sont indépendants, comme ils le disent toujours, et qu’ils y tiennent à leur indépendance... ". Interrogée sur ses relations avec le juge Thiel, elle a précisé : " C’est un juge d’instruction avec qui nous travaillons. En outre, s’il y a un juge d’instruction qui se veut particulièrement indépendant, c’est bien lui ! M. Thiel ne connaît pas le parquet, excepté, évidemment, lorsqu’il est obligé d’envoyer une ordonnance de transport, auquel cas je la reçois par un appariteur, je la signe, je la renvoie, mais il ne m’avertit pas par téléphone : M. Thiel ne se croit pas obligé de rendre des comptes au parquet et, institutionnellement, il n’est pas obligé de le faire ".

L’information ne passe pas davantage entre les juges d’instruction. Ainsi, M. Bruguière ne leur donne pas d’explications sur ce que lui a dit le procureur de Paris. De même, il ne laisse rien filtrer d’une réunion tenue le 8 janvier au ministère de l’Intérieur au cours de laquelle les informations recueillies par M. Bonnet sont évoquées et commentées. On peut d’ailleurs s’étonner que seul M. Bruguière ait été informé, alors que les mauvaises relations qu’entretenaient les trois magistrats chargés de l’instruction étaient connues.

L’entente est, en effet, loin d’être parfaite entre les juges d’instruction spécialisés regroupés au sein de la galerie Saint-Eloi. Gilbert Thiel n’a pris ses fonctions de juge spécialisé au tribunal de grande instance de Paris, qu’en septembre 1995 quand M. Jacques Toubon, alors garde des sceaux, a décidé de renforcer la structure antiterroriste à la suite d’une vague d’attentats islamistes à Paris. Il semble qu’il ait eu des difficultés à se faire accepter par ses collègues en poste depuis fort longtemps. En effet, M. Jean-Louis Bruguière est en charge de l’instruction des dossiers terroristes depuis la création de la section en octobre 1986, Mme Le Vert est arrivée à la 14ème section du parquet en mars 1987, puis est passée du côté de l’instruction à la fin de l’année 1989. Comme l’a fait remarquer M. Thiel lui-même, " jusqu’à mon arrivée, ce dont je ne tire bien entendu aucune gloriole, la structure de la galerie Saint-Eloi et du parquet était un peu monolithique. Elle se composait de personnes qui avaient un passé commun - Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert, Irène Stoller - et qui étaient assez proches au niveau de la conception et de la philosophie de l’action qu’ils peuvent avoir. Je me suis donc retrouvé, un peu par la force des choses, comme une pièce rapportée dans une structure qui m’a observé au départ, sinon avec une certaine défiance, du moins avec une certaine méfiance.

" Cela étant, j’affirme d’emblée que, dans l’ensemble, sur le traitement des affaires, par-delà ce qui peut nous opposer quant à l’appréhension des problèmes et aux méthodes à mettre en œuvre, il n’y a pas eu de difficultés telles qu’elles aient pu nuire gravement à la conduite des enquêtes en cours, même si - il faut aussi le reconnaître - tout n’a pas été au mieux ".

Les méthodes de travail sont en effet très différentes. Il existe en quelque sorte deux filières dans " l’équipe " : d’un côté, les juges Bruguière et Le Vert travaillent presque exclusivement avec le service spécialisé de la direction centrale de la police judiciaire, la DNAT, de l’autre le juge Thiel saisit de préférence les services locaux, le SRPJ d’Ajaccio et la section de recherches de la gendarmerie.

Ainsi différents SRPJ et la gendarmerie, dans un premier temps étaient saisis des dossiers relatifs aux attentats de Strasbourg, Vichy et Pietrosella dont l’instruction est confiée au juge Thiel, alors que la DNAT et le SRPJ d’Ajaccio sont chargés de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac. A cet égard des observateurs comme M. Démétrius Dragacci et M. Laïd Sammari n’ont pas manqué de relever que si le juge Thiel n’avait pas instruit l’affaire connexe de Pietrosella, il n’aurait sans doute pas été associé à l’enquête Erignac avec ses collègues Bruguière et Le Vert. Cette cosaisine à trois est extrêmement rare ; il est vrai que l’on a su très vite que le préfet avait été assassiné avec une arme dérobée aux gendarmes de la brigade de Pietrosella. Les deux affaires étaient liées et le juge Thiel ne pouvait donc être écarté...

Les relations de méfiance qu’entretiennent les juges d’instruction de la galerie Saint-Eloi ont atteint leur paroxysme avec l’ouverture

 demandée par le juge Bruguière - d’une information pour violation et recel du secret de l’instruction le 31 décembre 1998, après la publication dans l’Est Républicain la veille, d’extraits du rapport de synthèse adressé par l’ancien chef de la DNAT, M. Roger Marion, aux juges en charge du dossier Erignac.

Comme l’a expliqué l’ancien patron de la DNAT, " (...) c’était un rapport d’étape sur la première partie de l’enquête, à partir des constatations jusqu’à l’identification de l’auteur présumé des revendications, en l’occurrence Dominique Mathieu Filidori. Il est daté du 3 décembre, et Castela a été arrêté le 18 novembre. Il n’était pas fait pour aller claironner à la presse les objectifs sur lesquels nous travaillions ou les axes d’enquête que nous exploitions. Le rapport d’enquête est fait pour faire le point, une synthèse, lorsqu’un volet de l’enquête est terminé. Il faut savoir que le rapport d’enquête, à partir du moment où il arrive chez le juge d’instruction, est coté à la procédure et que les avocats y ont accès. S’il a pu y avoir une fuite - je l’ai expliqué au juge Valat - c’est parce que, malheureusement, il y avait peut-être quelques collusions au niveau des parties civiles et de l’avocat des parties civiles ".

Lors de son audition, M. Laïd Sammari a justifié sa décision en ces termes : " J’ai pris connaissance de ce rapport, je l’ai publié pour l’essentiel et je l’ai surtout assorti de commentaires. Pourquoi l’ai-je publié, alors que sa publication pouvait paraître participer d’un sabotage de l’enquête ou gêner les investigations ? Parce que je pensais que l’enquête s’engageait dans une mauvaise direction. Je l’ai publié pour dire : "Attention, nous nous engageons sur une piste ce qui peut avoir des conséquences graves !"

" Dans la mesure où, en tant qu’observateur et journaliste, je n’ai jamais cru à la piste dite "agricole", il me paraissait important de dénoncer le fait de la suivre ".

Puis il a donné une version brutale des raisons de l’ouverture immédiate d’une information judiciaire : " Quand j’ai publié cela, les gens se sont dit : "Si Sammari publie cela dans l’Est Républicain, c’est forcément le juge Thiel ! N’était-il pas juge d’instruction à Nancy, où Sammari travaille... ?"

" M. le Rapporteur : L’avocat de Mme Erignac aussi est à Nancy.

" M. Laïd SAMMARI : En effet. C’était bête comme choux : "Le juge Thiel lui avait donné le rapport". L’enquête était rondement menée !

" Des pressions ont été exercées sur le procureur qui n’a pas tout de suite vu arriver la patate chaude. On lui a demandé d’ouvrir l’instruction, pensant que Sammari allait être mis en examen avec, à sa suite, le juge Thiel. Le but de la manœuvre était très simple : une fois la mise en examen du juge Thiel obtenue, on l’éjectait des affaires corses ! Voilà quelle était la manœuvre scandaleuse. C’était aller un peu vite en besogne et prendre le juge Thiel pour un imbécile. Imaginez le juge Thiel me donner le rapport, alors que nos liens sont connus et alors qu’il existe cinquante-deux façons d’obtenir une pièce de procédure ! ".

Inutile de préciser que l’ambiance qui n’était déjà pas très bonne à la galerie Saint-Eloi, devenait exécrable. L’ouverture d’une information judiciaire permet à la presse de titrer " Vendetta chez les juges antiterroristes. L’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac dégénère en règlement de compte " (Libération 9 janvier 1999) et conduit la famille Erignac à souhaiter " que les serviteurs [de l’Etat] oublient leurs querelles, rassemblent tous les moyens dont ils disposent et unissent leurs efforts dans un même but : trouver les assassins ". On reste en effet confondu devant le fonctionnement de cette cellule antiterroriste de quatre juges... L’un des avantages que devrait présenter la spécialisation - la garantie d’une bonne coordination par l’existence d’équipes resserrées, habituées à travailler ensemble - est en effet démenti par les conditions du déroulement de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr