L’une des particularités du système insulaire réside dans la manière dont les médias locaux relayent l’information. En effet, les médias implantés en Corse constituent un rouage essentiel pour les mouvements nationalistes. La fréquence des conférences de presse clandestines en est bien sûr le signe le plus tangible. Tout le monde se souvient de l’impressionnante armada déployée lors de la fameuse conférence de presse de Tralonca réunie dans la nuit du 11 au 12 janvier 1996 dans le maquis à la veille de la visite officielle du ministre de l’Intérieur, M. Jean-Louis Debré, et du choc provoqué par ces images dans l’opinion, sur l’île et sur le continent. Si la conférence de Tralonca était exceptionnelle par l’ampleur du rassemblement et son retentissement, ce mode d’expression est habituel. Chaque fois qu’un groupe clandestin veut délivrer un message soit pour annoncer sa naissance, comme on l’a vu au mois de juin dernier avec Armata Corsa, soit pour faire connaître ses revendications, soit encore pour annoncer une trêve dans la lutte armée, on retrouve la même mise en scène, selon un rituel immuable.

Les journalistes de la presse écrite et audiovisuelle sont bien sûr conviés à ces manifestations. Sans vouloir leur jeter la pierre, ni incriminer quiconque, il est certain que cette médiatisation suscite des interrogations, d’autant que les témoignages recueillis par la commission laissent planer un doute sur la nature des relations entre certains journalistes et les organisations clandestines.

Ainsi, M. Frédéric Veaux, directeur du service régional de police judiciaire, a déclaré : " Pour certains journalistes, des éléments me laissent penser que c’est au minimum de la complaisance. (...) Certains ont des sympathies nationalistes affichées. Un journaliste qui travaille dans une station de télévision régionale a eu sa photo affichée à côté de celles des terroristes recherchés en Corse. Tous les liens ne sont pas coupés. Je ne critique pas, je fais le constat ".

L’appréciation portée par M. Philippe Barret, ancien conseiller technique au cabinet du ministre de l’Intérieur, est dépourvue de toute ambiguïté : " Si l’on se réfère à la presse locale corse, qui n’est pratiquement plus constituée dorénavant que par un seul journal, puisque Nice Matin et La Provence ont fusionné, il est très surprenant de constater qu’elle est une caisse de résonance de tous les mouvements nationalistes, y compris de ses forces clandestines. Cela n’existe nulle part ailleurs en France. C’est très étonnant. Corse Matin n’est pas une PME, mais appartient à un très grand groupe de presse. Pourquoi quand on ouvre Corse Matin, lit-on "On nous communique" ? Et là, trois colonnes du FLNC-Canal Historique ! Le lendemain, à la suite de la même phrase "On nous communique", on trouve un article d’un autre mouvement clandestin. Je passe sur le reste des articles dont le contenu est totalement inspiré par l’idéologie nationaliste corse, avec des interventions directes de certains groupes clandestins ".

Il est certain que les journalistes, comme les magistrats et les fonctionnaires en poste sur l’île, font l’objet de pressions. Pour faire comprendre l’irruption de la violence dans la vie quotidienne, M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a souligné : " La manière dont la presse relate certains événements en est une illustration. Ainsi, lorsqu’une arrestation a lieu, vous verrez que parfois la presse n’en fait pas état. Telle personne bien connue est arrêtée, personne n’en dit rien, y compris la presse locale : c’est un "non-événement". Tel personnage connu et puissant est mis en examen, voire condamné à quinze mois de prison, la presse locale n’en dit pas un mot et les Corses en sont informés par la presse nationale. On peut imaginer qu’une certaine contrainte s’exerce et que le comportement des journalistes, qui sont pourtant férus d’indépendance et de liberté, se trouve modifié par l’existence d’un risque social ".

Cependant, d’après les indications fournies par M. Jean-Pierre Colombani, capitaine à la direction régionale des renseignements généraux, à propos des journalistes de FR3 : " En fait, on a même dépassé le stade des pressions. Chaque journaliste sait très bien que s’il ne joue pas le jeu de certains réseaux, en l’occurrence le FNLC-Canal historique qui est actuellement le plus actif, lui et ses collègues risquent d’avoir des problèmes. Ils en ont déjà eu. Les nationalistes n’ont même plus besoin de leur dire de faire ceci ou cela ; ils le font d’eux-mêmes ".

Outre sa propre publication, l’hebdomadaire " U Ribombu di a Corsica Nazione ", l’ex-FLNC dispose donc de relais quasi institutionnels dans la presse écrite, à France 3, et dans une moindre mesure à Radio Corse Frequenza Mora (RCFM), station locale de Radio France. Cette situation est dénoncée par les représentants de l’Etat en Corse entendus par la commission. Ainsi, M. François Goudard, ancien préfet de la Haute-Corse, a mis en évidence dans un rapport remis au ministre de l’Intérieur en avril 1994, que ces médias offraient " de larges temps d’antenne à la mouvance nationaliste pour des explications sur les actes des "militants" ", c’est-à-dire les attentats perpétrés à la suite de l’opération de police conduite à Spérone le 27 mars 1994. De même, M. Bernard Lemaire qui a occupé ces fonctions jusqu’en septembre 1999, a indiqué aux membres de la commission qui l’ont rencontré à Bastia : " FR 3 n’a jamais soutenu l’Etat. Il s’est bien gardé de déplaire au milieu nationaliste comme à d’autres milieux. A Belfort, on annonce au journal la condamnation par un tribunal de M. Martin à quatre ans de prison pour avoir commis un braquage. Ici, non : il n’y a personne dans la salle d’audience à ce moment là, ni curieux, ni presse, et on ne l’annonce pas. On dit qu’une personne a été condamnée à quatre ans de prison pour braquage. Si un journaliste publiait un nom, il aurait immédiatement un problème car des amis du condamné viendraient lui dire leur préoccupation ".

De son côté, M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia, a également cité deux exemples révélateurs : " J’ai jugé récemment deux nationalistes du Fiumorbu qui, le soir des dernières élections, avaient violemment frappé un capitaine de gendarmerie. L’audience était lourde. Ils ont pris dix-huit mois ferme. Ils n’ont pas fait appel. Ils ont fait publier un communiqué dans la presse pour protester contre la sévérité du verdict en faisant valoir qu’ils avaient été frappés par le gendarme. Des mafieux de la Brise de mer ont été condamnés à cinq ans de prison. Il n’y avait personne à l’audience. La presse n’en a pas parlé ".

L’attitude des médias s’explique-t-elle par la contrainte, la complaisance ou la connivence ? Il ne nous appartient pas de juger, mais il est clair que " la presse locale n’a pas eu pour caractéristique de soutenir la politique de rétablissement de l’Etat de droit ", comme l’a souligné M. Bernard Lemaire qui a précisé : " Nous nous sommes heurtés dès le départ à des éditoriaux assez vindicatifs, en particulier de M. Jean-René Laplayne. Quant aux journalistes secondaires, ils savent qu’ils évoluent dans un milieu où ils ont besoin de tout le monde et ils n’ont jamais pris le risque de soutenir la politique gouvernementale ".

Lors de son audition, M. Bernard Bonnet a souligné, à son tour, " que les relais locaux ont été faibles et que la presse locale, totalement asservie au système existant, ne nous a pas aidés ". Il confirmait ainsi les observations écrites qu’il avait transmises au ministre de l’Intérieur en décembre 1998 selon lesquelles " la presse locale (écrite surtout) distille quotidiennement le message des adversaires de la politique de retour l’Etat de droit. Elle a créé le mythe de l’Etat de droit contre l’économie, elle a encouragé les discours sur la "répression locale", elle a soutenu le mouvement du STC (syndicat des travailleurs corses) en espérant le blocage de l’île ".

Toutefois, l’ancien préfet de Corse, tout en dénonçant les médias locaux, s’en est abondamment servi.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr