La médiatisation des événements qui se sont déroulés en Corse après l’assassinat du préfet Erignac a brouillé le message de l’Etat à destination de l’opinion insulaire. Comme l’a fait remarquer M. Marc Marcangeli, président du conseil général de la Corse-du-Sud, " (...) ce qui a été mal ressenti pendant l’enquête, c’est la succession d’éléments contradictoires qui avaient été donnés à la presse - je ne sais pas par qui, je ne suis pas compétent en la matière. Après l’assassinat, on a d’abord arrêté de jeunes Marocains, puis on a parlé d’une piste agricole, suivie d’une autre piste... Tout cela donnait l’impression d’un travail confus... La population se disait que l’on arrêtait beaucoup de gens et que, finalement, cela ne donnait pas de résultats ".

Il est vrai que la presse a joué un rôle particulier. Certains documents couverts par le secret de l’instruction ont été publiés. Ainsi le rapport de synthèse remis le 3 décembre 1998 par le patron de la DNAT, M. Roger Marion, aux juges antiterroristes du tribunal de Paris a fait l’objet de publications assorties de commentaires dans l’Est Républicain et le Canard enchaîné. Lors de son audition, M. Laïd Sammari a expliqué sa décision : il voulait dénoncer la fausse " piste agricole " que suivaient les enquêteurs de la DNAT. Selon M. Jean-Louis Bruguière, premier vice-président chargé de l’instruction : " Il est certain que la fuite du rapport Marion, qui n’est pas une fuite accidentelle, et l’exploitation qui en a été faite ont eu un effet très négatif ". Il a également ajouté : " Cela étant, ce qui a eu un effet encore plus négatif, c’est l’article du journal Le Monde sur ce qu’il est convenu d’appeler " les notes Bonnet ", d’autant plus qu’il a été publié à une époque où nous n’étions pas prêts de conclure...

" (...) Ma conviction profonde est que Le Monde, son rédacteur ou certains lobbies ont cherché délibérément, - je dis bien délibérément - sachant que l’enquête progressait, à tout faire pour qu’elle ne sorte jamais ! Ce journal a joué contre l’Etat ! C’est mon sentiment profond et c’est ma responsabilité de le dire : je répète que Le Monde a joué contre les intérêts supérieurs de l’Etat par une manœuvre délibérée et perverse tendant à faire en sorte que cette enquête n’aboutisse jamais ".

Ces propos d’une extrême sévérité semblent d’ailleurs s’appliquer non pas à l’article sur les " notes Bonnet " paru le 28 mai 1999 - donc après l’interpellation des auteurs présumés de l’assassinat du préfet, au moment où M. Roger Marion accusait par presse interposée le préfet d’avoir ralenti l’enquête - mais à un article publié par le journal Le Monde dans son édition du 3 février 1999 permettant en termes à peine voilés d’identifier certains membres du commando. M. Laïd Sammari a indiqué que si cet article contenait de nombreuses erreurs, il lui avait " fallu trois minutes pour mettre des noms sur les personnes ". Il a également précisé que cet article tentait " de réunir des éléments qui pouvaient être détenus par le préfet Bonnet, d’autres par les gendarmes et d’autres encore par la DNAT. Cela prouvait que chacun travaillait dans son coin et que quelqu’un s’est amusé à trouver une cohérence entre tous ces éléments ". Et d’ajouter : " Si le 6 février, l’on était persuadé que cet article contenait des éléments décisifs pour boucler l’enquête, pourquoi ne pas avoir bougé ? ".

Enfin, le rôle de la presse est mis en cause dans la fuite d’Yvan Colonna. Ainsi, M. Didier Cultiaux, directeur général de la police nationale, a souligné : " lorsque, à la Pentecôte, nous sommes passés à l’action et alors que nous ne savions pas que Yvan Colonna était dans le coup, un article très détaillé est paru dans Le Monde. Sorti à 13 heures 30, ameutant certains, il a été faxé en Corse et a été utilisé dans une prise d’interview ! On ne nous a pas facilité la tâche ! ". De même, M. Yves Bertrand, directeur central des renseignements généraux, a affirmé à propos de la fuite d’Yvan Colonna : " S’il nous a échappé, c’est à cause d’un article paru dans Le Monde, ce qui lui a laissé le temps de faire une conférence de presse et de disparaître ". En effet, l’auteur présumé des coups de feu tirés sur le préfet, s’est exprimé sur une chaîne de télévision la veille de son arrestation manquée. Selon les indications fournies par le préfet Bernard Bonnet, il aurait déclaré à TF1 " j’ai peut-être le profil mais il faudra le prouver ", avant de disparaître.

Comme l’a souligné M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse : " Les gens ne comprennent pas pour quelles raisons l’enquête s’est enlisée à ce point, (...) Ils ne comprennent pas pour quelles raisons des éléments de l’enquête n’ont pas été exploités pendant plusieurs mois. Ils comprennent d’autant moins que l’on a vu l’assassin présumé être celui qui tenait l’arme, s’exprimer à la télévision sur ce sujet deux jours avant. Les journalistes savaient, la police savait, tout le monde savait que ce monsieur était soupçonné d’être à tout le moins un des membres du commando. Personne ne comprend pourquoi on l’a laissé partir ".

La lecture de l’article du Monde paru le samedi laisse cependant dubitatif sur l’influence que sa parution a pu avoir sur la fuite d’Yvan Colona. L’article consacré au groupe mis en cause se bornait à indiquer : " Le groupe compte également d’autre figures qui n’ont pas été inquiétées, comme Joseph Caviglioli, gérant d’un motel à l’entrée de Cargèse, qui fut un temps au MPA et qui a rejoint depuis les rangs de Corsica Viva. Dans son entourage, on note la présence de ses deux beaux-frères, Yvan et Stéphane Colonna, tous deux fils de l’ancien député (PS) niçois Hugues Colonna, qui conseilla ces dernières années certains ministres de l’Intérieur sur le dossier corse. Yvan Colonna, berger, a élevé ses enfants dans la seule langue corse avant qu’ils n’intègrent le système scolaire. Représentant la Cuncolta à Cargèse, il milite pour un nationalisme intransigeant. Stéphane Colonna, qui tient une paillote sur une plage voisine, paraît beaucoup plus modéré ".

Ce manque de lisibilité d’une enquête fortement médiatisée ne pouvait que jeter le trouble sur l’action des services de police et des magistrats instructeurs d’autant que les nombreuses interpellations effectuées avec des méthodes plutôt cavalières par les fonctionnaires de la DNAT ont provoqué un choc dans la population. Comme l’a reconnu M. Philippe Barret, ancien conseiller technique au cabinet du ministre de l’Intérieur : " (...) il est possible que la multiplication des opérations de police ou de gendarmerie liées aux enquêtes ait pu irriter quelque peu une population très peu nombreuse. Quelques centaines d’auditions, quelques centaines d’interpellations, de proche en proche, couvrent quasiment toutes les familles de l’île. Chacun a pu se sentir un peu, sinon agressé, du moins mis en cause ".

L’opinion n’a pas dû apprécier davantage la reconstitution spectaculaire de l’assassinat du préfet, organisée à grands renforts de moyens, en présence d’une foule de journalistes et de cameramen, qui s’est soldée par un échec retentissant.

Au-delà du trouble créé par les soubresauts de cette enquête, la manière dont les représentants de l’Etat sur l’île se sont servis des médias a également engendré des effets pervers.

Il est vrai que, comme l’a souligné M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, " pour que la politique engagée après l’assassinat de Claude Erignac soit forte, il fallait qu’elle soit médiatisée, parce que nous avions des interlocuteurs élus, mais aussi parce qu’il fallait gagner la confiance de la population et l’informer sur l’action menée ".

M. Gérard Pardini, directeur de cabinet de M. Bernard Bonnet et chargé des relations avec la presse a, lui aussi, indiqué que la politique de communication de la préfecture avait pour objet " de montrer l’avancée que représentait l’action de l’Etat par rapport à ce que l’on avait pu connaître, mais surtout de faire connaître en permanence le bilan de l’Etat de droit. Il fallait communiquer en permanence sur ce qui était fait ".

Cependant, au fil des mois, la multiplication des interventions du préfet Bonnet dans la presse locale dénote un activisme que ses interlocuteurs, comme le reste de la population, ont du mal à supporter. Le préfet de Corse donne l’impression d’incarner à lui seul la politique qu’il est chargé de mettre en œuvre. Ses collègues préfets de la Haute-Corse ont tous deux mis en avant cette personnalisation de l’action de l’Etat et ses méfaits. M. Bernard Pomel, dont le jugement est très sévère, a ainsi déclaré " qu’il fallait éviter le lynchage médiatique de la Corse, des Corses et sans doute des fonctionnaires de l’Etat, car quitter l’île dans le cadre d’une opération présentée comme une " opération mains propres ", lorsque l’on a eu le sentiment d’avoir fait quotidiennement son devoir et d’avoir, sans complaisance aucune, appliqué le droit, rien que le droit et tout le droit, c’est très dur à supporter ". Il a également mis l’accent sur sa " crainte de la gesticulation ", soulignant à juste titre que sur " sur une île qui est un gros village (...) les signes les plus discrets sont souvent les plus efficaces ". Son successeur, M. Bernard Lemaire, a également fait part de sa difficulté à " exister " aux côtés du préfet de Corse qui focalisait toute l’attention des journalistes.

Il est certain que le personnage s’y prête volontiers " à tel point que l’on peut finir par se demander si c’est le gouvernement qui suit une politique ou si c’est Bernard Bonnet lui-même ". Et M. Bernard Lemaire d’ajouter : " On oublie de dire que des administrations agissent dans l’île : entre les administrations fiscales, le Trésor, l’équipement, les affaires sociales, etc., des milliers de fonctionnaires s’attellent à la tâche. Lorsque l’on redresse les COTOREP, le RMI, évidemment, ce n’est pas Bernard Bonnet qui le fait, ce sont les deux préfets et toutes les administrations derrière eux. La médiatisation était totalement personnifiée. Au bout d’un moment, Bernard Bonnet en est la victime et il entre dans une ère de mégalomanie. Compte tenu des relations qu’il entretient avec tous les journalistes, il est obligé d’alimenter la médiatisation par des coups et des déclarations ".

Divers incidents ont émaillé cette " surmédiatisation ". Il en est ainsi lorsque Bernard Bonnet annonce à la presse qu’il a concentré tous les pouvoirs de police en Corse, faisant fi de l’existence d’un préfet adjoint pour la sécurité et d’un préfet en Haute-Corse, alors même que les " pouvoirs de crise " qui lui sont conférés par un décret du 3 juin 1998, ne trouvent pas lieu à s’appliquer !

Dans un autre domaine, le préfet multiplie les déclarations à la presse sur les dossiers qu’il transmet à l’autorité judiciaire au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Comme il l’a indiqué lui-même à la commission, il a saisi le parquet d’une soixantaine d’infractions en quelques mois, en matière de marchés publics, de gestion des fonds publics et d’utilisation des crédits d’insertion sociale. Cette démarche a permis d’enclencher des poursuites judiciaires sur de gros dossiers, comme ceux du Crédit agricole ou de la gestion des crédits du revenu minimum d’insertion, traités par le pôle économique et financier du tribunal de grande instance de Bastia. Si cette action d’assainissement est salutaire, sa médiatisation a été outrancière et certaines dénonciations annoncées parfois insuffisamment fondées, comme lorsque le préfet Bonnet annonce publiquement et bien hâtivement le cas d’une évasion fiscale imaginaire de 20 millions de dollars...

Face à cette gestion médiatique des dénonciations faites par le préfet de région au titre de l’article 40 de code de procédure pénale, la réaction de M. Bernard Legras, procureur général près la cour d’appel de Bastia, est toute de colère contenue : " Dans un premier temps, j’ai tenté de procéder de manière pédagogique et discrète mais, devant certaines manifestations qui ont été à la limite du folklore, j’ai dû, dans un second temps, me placer également sur le terrain médiatique pour essayer de rétablir les équilibres.

" Sur ce dernier point, je peux affirmer qu’à aucun moment, contrairement à ce qui a été dit, la justice n’a voulu refuser ou contester l’utilisation de l’article 40 du code de procédure pénale. Depuis que j’exerce ce beau métier, je me bats justement pour obtenir l’application de cet article, car il n’est absolument pas utilisé sur le reste du territoire national !

" Ce que j’ai dénoncé d’une manière vigoureuse, c’est son utilisation médiatique. En effet, pour un certain nombre d’affaires, et d’affaires de première importance, j’ai découvert qu’il était fait application de l’article 40 en lisant, le matin, Libération, Le Monde, Le Figaro, voire Le Journal du dimanche, les parquets n’ayant été destinataires des mêmes éléments que dans un deuxième temps. Mon combat de l’époque - parce qu’il y a effectivement eu un combat sur ce terrain - a été d’obtenir la fin de cette médiatisation car on a ainsi jeté en pâture à l’opinion publique locale et nationale un certain nombre de noms, de noms d’élus en particulier, pour s’apercevoir avec le recul que ces mises en cause n’étaient pas justifiées ou que, du moins, ces mises en cause devaient être très largement nuancées. Or, compte tenu de l’état actuel des enquêtes engagées, il s’avère que dans un nombre très important de ces dossiers il y aura, ou il y a déjà eu, classement sans suite ou non-lieu : il n’empêche que le mal a été fait, que les intéressés se sont trouvés brutalement jetés en pâture à l’opinion publique et que cela a alimenté tout un discours populiste et démagogique sur lequel, naturellement, les mouvements clandestins, aujourd’hui, bâtissent l’essentiel de leur argumentation.

" Pour me résumer, je dirai que, s’agissant de l’article 40, je suis tout à fait demandeur, et les parquets avec moi, mais que, pour ce qui est de son utilisation à des fins médiatiques - pédagogiques disait-on -, je considère qu’elle a été très dangereuse et qu’elle a produit des effets extrêmement néfastes ".

La volonté du préfet Bonnet de personnifier l’action de l’Etat se reflète aussi dans la manière dont il a réagi aux initiatives prises par le procureur général de Bastia pour apaiser les tensions entre les magistrats locaux et les magistrats spécialisés dans la lutte antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris. Ainsi, lorsque M. Jean-Pierre Dintilhac, Mme Irène Stoller et M. Jean-Louis Bruguière se réunissent avec les magistrats en poste en Corse le 8 juillet 1998 pour déterminer des règles plus claires de saisine de la juridiction parisienne, " Le soir même, sur FR3, M. Bonnet, à propos de cette réunion, parlait de "non-événement" et de "bulle de l’été", discréditant ainsi cette initiative qui était à vocation exclusivement interne et qui, n’associant que des magistrats à l’exclusion de fonctionnaires de police et de gendarmerie, ne répondait pas à une volonté de la justice d’apparaître en phase de reconquête de quoi que ce soit : c’était une réunion de magistrats entre eux ! " selon les déclarations de M. Bernard Legras.

Ces échanges médiatisés ne pouvaient que donner l’impression d’une cacophonie dans l’action de rétablissement de l’Etat de droit, à tel point que le Premier ministre a dû recevoir ensemble le procureur général et le préfet de Corse " pour leur demander de travailler de concert " comme l’a indiqué M. Philippe Barret, ancien conseiller technique de M. Jean-Pierre Chevènement. L’image de l’Etat s’est trouvée ternie par ces affrontements, alors que la population était déjà en proie au doute et que les oppositions à la politique de retour à la légalité se multipliaient.

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Les dysfonctionnements des services de l’Etat sont donc nombreux. Certes, ils ne résultent pas toujours d’une organisation défectueuse des institutions et un certain nombre d’entre eux s’expliquent par des rivalités personnelles, de médiocres conflits d’ambitions ou, à l’inverse, par des affinités entre certains qui conduisent à la formation de cercles - pour ne pas dire de cliques - plus ou moins rivaux.

Au-delà de ce diagnostic d’ensemble, la commission se devait aussi de rechercher les moyens à mettre en œuvre afin d’améliorer l’action de l’Etat pour l’avenir.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr