Le monde académique se divise singulièrement sur la manière d’apprécier les sectes. Il existe peu de champs d’investigation où les spécialistes s’opposent autant que dans ce domaine. Ces antinomies débouchent non seulement sur des interprétations divergentes concernant la place des sectes dans la société et la menace potentielle qu’elles représentent pour l’individu et la société, mais aussi sur des règlements de comptes assez personnels - de vive voix ou par écrit - entre certaines personnalités des deux camps. Ce sont surtout les " théoriciens " - sociologues et historiens des religions - et les " praticiens " - les personnes qui s’occupent d’assistance et en particulier celles qui sont actives au sein des mouvements antisectaires - qui s’affrontent. Le conflit oppose également, dans une moindre mesure, les sociologues précités et un certain nombre de psychologues à un groupe de psychologues et de psychothérapeutes qui effectuent des travaux cliniques (et scientifiques) auprès d’(anciens) adeptes des sectes.

LE PREMIER GROUPE (organisé notamment au sein du CESNUR) constate, en se fondant sur ses propres analyses, que les " sectes " traînent à tort une réputation très négative et qu’elles se voient dénier le droit d’être appelées nouveaux mouvements religieux. Se fondant sur des études sociologiques, il défend les thèses suivantes (source : Pour en finir avec les sectes, M. Introvigne et J.G. Melton, (éd.), Paris, 1996) :

— Les caractéristiques négatives associées aux sectes, telles qu’elles sont décrites dans le rapport de la commission d’enquête du parlement français, sont attribuées injustement à ces groupements et s’appliquent tout autant à des mouvements non sectaires.

— Les membres de ces groupements ne sont pas recrutés par le biais de techniques sournoises et trompeuses, mais y adhèrent parce qu’ils sont sincèrement en quête des valeurs spirituelles et religieuses.

— Les nouveaux mouvements religieux ne recourent pas au lavage de cerveau ni à la manipulation mentale pour recruter et fidéliser de nouveaux membres. En ce qui concerne ce dernier élément, il fait référence non seulement à ses propres études sociologiques, mais également à des études psychologiques démontrant qu’il ne peut être fait usage de techniques de lavage de cerveau et de manipulation mentale, car de telles techniques n’existent tout simplement pas. Au processus de manipulation mentale ou de lavage de cerveau ne correspond aucun processus psychologique définissable sur le plan scientifique.

— Celui qui renvoie malgré tout à ces techniques adopte une attitude a priori négative à l’égard des sectes (nouveaux mouvements religieux) tout en niant a priori la signification positive que ces nouveaux groupements peuvent avoir pour leurs membres.

— Il est souligné que les sectes peuvent avoir une incidence positive sur leurs membres. Citons, parmi les effets positifs, une motivation professionnelle accrue, une diminution du stress, une meilleure perception de la morale, un développement positif du moi, une réduction du nombre de troubles psychosomatiques, un développement de la sociabilité et de la responsabilité sociale, une baisse du nombre de traits névrotiques et une capacité accrue à résoudre les problèmes. Certains groupes prétendent également obtenir des résultats positifs dans le traitement des toxicomanes.

— L’impact des nouveaux mouvements religieux est plutôt réduit. Le nombre limité d’adeptes a tendance à se réduire plutôt qu’à croître et leur incidence sur la société est largement exagérée.

Partant de là, le CESNUR a réagi violemment à la publication du rapport Guyard, début 1996. Dans un communiqué intitulé " Instauration d’un droit de persécution ? ", le centre s’en est pris à l’utilisation qu’il estime abusive du terme " secte " présenté comme " un fourre-tout des accusations portées par le mouvement anti-sectes ". Les auteurs du communiqué exprimaient leur ressentiment de n’avoir pas été entendus par la commission d’enquête parlementaire francaise, présidée par M. Gest. En juin de la même année, le CESNUR publiait sous la direction de Massimo Introvigne et J. Gordon Melton " Pour en finir avec les sectes. Le débat sur le rapport de la commission parlementaire ". L’ouvrage rassemble les contributions de 22 auteurs dans la perspective de discréditer le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, jugé non scientifique.

Ce livre a servi de caution morale à de nombreux représentants d’organisations sectaires lors de leur audition devant notre commission d’enquête. Ces témoins ont pour la plupart revendiqué l’appellation de nouveau mouvement religieux (NMR) en rejetant celle de secte. De même, ils s’estimaient persécutés par les mouvements anti-sectes. Certains auteurs des textes figurant dans cet ouvrage, notamment Mmes Barker et Palmer et MM. Dericquebourg et Melton, repris sur une liste des persones ayant une bonne connaissance de " La Famille " et diffusée par cette secte, sont également utilisés comme référence scientifique par les représentants de mouvements sectaires.

LE DEUXIEME GROUPE met surtout l’accent sur les effets néfastes de l’appartenance aux mouvements sectaires et se fonde essentiellement sur les témoignages de membres, d’anciens membres et de leurs proches. Des thérapeutes qui soignent d’anciens adeptes soulignent également les aspects dangereux d’une telle appartenance (exemples : Tobias, L., et Lalich, J., Captive Hearts, Captive Minds, Alameda Ca, Hunter House, 1994 ; Galanter, M., Cults and new religious movements, in Cults and religious movements, Galanter, M., (ed.), Washington, 1989, 25- 42 ; Abgrall, J. M., La Mécanique des sectes, Paris, Payot, 1996) :

— Les groupements sectaires utilisent effectivement ce type de techniques fallacieuses pour recruter des adeptes et appliquent effectivement ce type de techniques de manipulation mentale pour se les attacher.

— Si les membres de ces sectes se sentent bien au sein du groupe et réalisent, par exemple, de bons scores lors des tests destinés à évaluer leur état psychologique, ces bons résultats sont plutôt dus au climat créé au sein du groupe ou les indices d’une relative amélioration par rapport à une situation initiale encore plus mauvaise, qu’un indicateur valable de l’état psychologique des adeptes.

— Certaines organisations sectaires commettent des infractions à la législation (exercice de l’art de guérir, fiscalité, Code pénal, protection de la jeunesse). Ces infractions sont le corollaire de la doctrine du groupe et ne sont pas imputables à des dérapages individuels des adeptes.

— Dans d’assez nombreux cas, la doctrine religieuse ou spirituelle est utilisée comme façade servant à dissimuler des objectifs réels qui sont imperceptibles aux adeptes. C’est le cas dans les groupements qui poursuivent des objectifs cachés d’ordre politique ou financier.

La commission a pris conscience de cette division du monde académique au travers des auditions qui ont été organisées.

Les experts qu’elle a invités ont en effet adopté des points de vue très divergents, selon qu’ils appartiennent à l’un ou à l’autre des groupes décrits ci-dessus. Les témoins sociologues des religions ont soutenu devant la commission que les mouvements sectaires n’ont qu’un impact très limité, que (c’est à tort que) le caractère religieux de certains de ces mouvements n’est pas reconnu et que certains des critères en fonction desquels une secte est considérée comme dangereuse (tels que l’infiltration d’institutions publiques, l’embrigadement d’enfants ou la rupture avec le monde extérieur) ne sont pas typiques de mouvements sectaires, puisqu’ils caractérisent également de nombreux groupements sociaux et qu’il serait excessif, voire inexact de parler de contraintes psychologiques qui seraient exercées pour enrôler des membres et pour les maintenir au sein de tels groupes.

Les experts, entendus par la commission, qui ont privilégié l’approche médicale et psychologique et/ou qui provenaient du secteur de l’accueil des anciens adeptes ont souligné les dangers que présentent de tels groupes, et en particulier l’impact qu’ils ont sur la personnalité des adeptes, les pratiques financières auxquelles ils se livrent, le fait qu’ils s’adonnent à l’exercice illégal de la médecine ainsi que d’autres influences négatives que les sectes exercent sur leurs membres ou sur la société.

Se fondant sur ses propres travaux (notamment des dizaines d’auditions d’(anciennes) victimes), la commission arrive à la conclusion qu’elle ne peut se rallier aux constatations du groupe de sociologues des religions, ces derniers sous-estimant manifestement les dangers potentiels que représentent les organisations sectaires, en raison de l’approche restrictive et unilatérale qu’ils adoptent :

— Les sociologues des religions se bornent en effet à analyser la doctrine de ces mouvements en étudiant leurs textes de base et leur organisation fonctionnelle et ne s’intéressent nullement aux malversations financières et autres qui peuvent être intrinsèques à ces organisations sectaires. Ils n’envisagent guère la question des infractions pénales, financières ou autres. Ils n’examinent pas non plus s’il existe des flux et des réseaux financiers, qui sont souvent à la base de ces organisations.

— La commission arrive à une série de constatations qui vont à l’encontre des thèses de ce groupe de sociologues des religions. Les divergences concernent principalement l’utilisation de techniques psychologiques afin de recruter des membres et de les manipuler mentalement, avec toutes les conséquences qui en découlent pour les intéressés et leurs parents. La commission a été confrontée à différents témoignages à ce sujet. L’utilisation de telles techniques est cependant démentie dans la publication du CESNUR.

— Dans le cadre de leur analyse, ces sociologues utilisent des limites très extensibles et des catégories très vagues pour qualifier certaines groupes de nouveaux mouvements religieux. La commission estime insuffisamment étayée la manière dont ils arrivent à leurs conclusions.

— Ils ne se posent en effet guère de questions concernant l’influence parfois très néfaste de la doctrine que propagent de tels groupes, qui peuvent porter en eux les germes de mouvements totalitaires. Ils ne se posent pas non plus de questions au sujet des conséquences que de telles doctrines peuvent avoir pour la sécurité publique et pour les individus sur les plans psychologique, social et financier.

La commission en arrive dès lors à une double conclusion :

— D’une part, les analyses et suggestions de ce groupe de sociologues des religions ne permet pas de répondre à la mission de la commission, qui est de dresser l’inventaire des aspects nuisibles de ces organisations. Les sociologues des religions n’étudient en effet pas ces aspects. On peut uniquement déduire de leurs analyses qu’il existe des sectes " honorables ", ce dont la commission ne doute d’ailleurs pas, puisqu’elle établit elle-même une distinction entre les sectes et les organisations sectaires nuisibles.

— D’autre part, la commission déplore que les conclusions de ce type d’analyses portant sur des " nouveaux mouvements religieux " soient publiées sans examen approfondi. Il est extrêmement contestable sur le plan éthique de considérer une organisation sectaire comme " nouveau mouvement religieux ", tout en faisant abstraction d’une série d’infractions à la législation et aux droits fondamentaux de la personne humaine commises par cette organisation. Les analyses de ce type, qui ignorent une face de la réalité, aboutissent en quelque sort à blanchir des organisations sectaires nuisibles. Elles ont pour effet de leur donner carte blanche ou, du moins, de leur permettre de se livrer plus facilement à leurs pratiques pernicieuses.


Source : Chambre des Représentants de Belgique http://www.lachambre.be