Sa position géographique fait de la Géorgie un lieu du passage des drogues en direction aussi bien du marché russe que de celui de l’espace Schengen. Opiacés produits en Asie centrale, opiacés et drogues de synthèse produits en Azerbaïdjan, filières turques ou iraniennes, trouvent des relais aussi bien dans les structures des milices - bien que certaines aient été décapitées -, que des nouveaux venus, issus de la criminalité moscovite, dont plusieurs parrains sont géorgiens et remplacent les chefs de guerre en prison. Le président Chevarnadze avait indiqué, en mai 1996, en lançant un appel à la coopération internationale, que son pays "pouvait facilement devenir un centre d’intérêt tout particulier" pour le crime organisé.

La drogue comme arme diplomatique

Jemal Janashia, le chef de la police des stupéfiants de Tbilissi confirme le dernier rapport annuel du Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID) en affirmant que la police de Géorgie a découvert des cultures expérimentales de cocaïers dans la région de l’Adjarie qui jouit d’un climat chaud et humide et d’une végétation subtropicale. Mais il ajoute : "C’est en Abkhazie que ces cultures ont pris de l’ampleur et permettent déjà de fabriquer de la cocaïne." Les dealers de Tbilissi font souvent la navette pour venir s’approvisionner en cocaïne dans le port adjar de Batoumi. Mais tandis que de nombreux indices suggèrent que les drogues dures transitent par le pays et que les chefs de la police antidrogues parlent eux-mêmes de la Géorgie comme d’une plaque tournante du trafic, leurs hommes n’ont jamais réussi à saisir des quantités significatives de cocaïne ou d’opiacés (le record est de 5 kilogrammes d’opium). Cependant, l’accumulation de petites saisies, ajoutées à certaines destructions de champs de pavot et de cannabis représentent, toutes drogues confondues, 5 tonnes pour les six premiers mois de 1996, soit plus que la totalité des drogues saisies entre 1989 et 1995. En outre, durant ces six années, malgré l’instabilité politique et le dysfonctionnement de la justice, près de 9 000 personnes ont été jugées pour trafic de drogues. Si les autorités de Tbilissi s’attardent avec autant d’insistance sur la production abkhaze, région qui a fait sécession en 1992, c’est que la drogue constitue désormais pour elles une arme diplomatique. L’attitude des autorités géorgiennes à l’égard de l’Ossétie du Sud, qui elle aussi jouit d’une indépendance de fait, en est une autre confirmation. Pendant des années, le conflit ossète a permis le développement des cultures locales de pavot. De jeunes délinquants géorgiens se chargeaient de voler des voitures et de les conduire jusqu’en Ossétie où ils les échangeaient contre de l’opium. Les voitures, quant à elles, prenaient le chemin de la Russie ou des républiques d’Asie centrale, en particulier du Kazakhstan.

Le crépuscule des miliciens

Ce commerce a pris de l’ampleur quand les milices des seigneurs de la guerre comme Jaba Iosseliani ou Tenguiz Kitovani, qui avaient renversé, en décembre 1992, le président géorgien élu, Zviad Ghamsakhourdia, ont pris la relève et ont fait de cette activité un commerce triangulaire à grande échelle en la greffant sur le trafic d’armes. Paradoxalement, ces dernières étaient vendues à ceux-là mêmes que les milices étaient censées combattre : les séparatistes ossètes et abkhazes. Quant à l’Adjarie, et son port franc de Batoumi, sous la férule d’un autre "féodal", Aslan Abassidje, elle a surtout développé ses relations avec les organisations mafieuses turques responsables de l’introduction du cocaïer dans cette région. Pour garder l’Adjarie sous son contrôle, Abassidje s’efforce de freiner son développement économique (y compris les projets de remise en service de l’oléoduc qui relie Bakou aux ports de Batoumi et de Poti). Pour ce faire, il boycotte toute insertion durable de l’Adjarie dans l’économie occidentale et privilégie le commerce informel et les activités mafieuses comme le racket.

Aslan Abassidje est le dernier de ces seigneurs de la guerre qui ont dicté leur loi à la Géorgie déchirée par les conflits séparatistes. Le Kremlin les avait propulsés au cœur de la vie politique géorgienne pour contrecarrer la décision de Ghamsakhourdia de quitter la CEI. Une fois qu’ils eurent permis à Chevardnadze de s’installer solidement au pouvoir en mars 1992, Moscou a laissé ce dernier les éliminer un par un. Iosseliani, le plus important d’entre eux, est incarcéré depuis avril 1996, dans un lieu tenu secret. Le prétexte de son arrestation est le trafic de drogues, un motif qui, même lorsqu’il est justifié, n’est pas en Géorgie suffisant pour arrêter une personnalité de sa pointure. Un chef de clan proche de Iosseliani, Georgiolani Temura, arrêté dans sa voiture avec quelques ampoules de morphine, crie d’ailleurs à la "provocation policière". Iosseliani a également été accusé, sans preuves, d’être l’instigateur de l’attentat contre le président Edouard Chevardnadze le 29 août 1995. Il est en effet notoire à Tbilissi que les commanditaires réels sont des membres du "Milieu" géorgien moscovite et un haut dignitaire du KGB, alors en poste en Géorgie, aujourd’hui "réfugié" en Russie. En fait, les autorités de Tbilissi ont créé un parallèle entre l’attentat et la résolution du parlement, prise durant la première semaine de mai 1995, ordonnant le désarmement des Mkhedrioni (Centurions), ces milices paramilitaires dont le chef incontesté était Jaba Iosseliani. Ce dernier, qui a longtemps été le bras droit du président Edouard Chevardnadze, a commandé les "Centurions" durant les combats contre les indépendantistes abkhazes. Iosseliani se partageait l’ensemble des trafics en Géorgie avec Tenghiz Kitovani, leader du Front de Libération Nationale, et Aslan Abassidje. Ces trois seigneurs de la guerre ont divisé la république en zones d’influences pour y mener leurs activités de trafic de drogues, de racket et de spéculation à grande échelle sur les produits pétroliers, les alcools et l’immobilier (Iosseliani a même lancé sur le marché, en association avec Coca-Cola, une vodka appelée Staline, qui connaît un grand succès). Ils ont aussi géré entre 1992 et 1995, un trafic d’armes provenant des dépôts des divisions militaires ex-soviétiques du Caucase. L’Adjarie a sa propre mafia qui mène une intense activité de contrebande le long de sa frontière avec la Turquie. Les mafieux adjars ont établi, pour leur trafic de stupéfiants, des relations avec des militaires russes qui, dans les années 1989-1992, étaient stationnés dans le Caucase et faisaient parvenir des armes à Kitovani. Ces mêmes militaires sont actuellement au Tadjikistan. Ils achètent l’opium et la morphine dans le Pamir et les livrent à Douchanbé par hélicoptère. Des avions cargos militaires les acheminent ensuite vers l’aéroport de Bombori, en Géorgie, où la marchandise est confiée aux gens de Kitovani. Ceux-ci la transforment en héroïne dans les laboratoires de Miha Chakaja, au nord-est de la Mingrélie.

De là, les réseaux adjars se chargent de la faire passer en Turquie, ou l’embarquent à Batoumi et à Poti, à destination des ports roumains ou ukrainiens. Les Mkhédrioni avaient longtemps collaboré avec les filières arméniennes de Soumgaït. Ils disposaient ainsi d’héroïne et n’avaient pas besoin d’installer des laboratoires sur le sol géorgien. Dépendant désormais des Loups Gris turcs, qui sont de plus en plus aspirés par les filières à destination de l’enclave du Nakhitchevan, les "Centurions" ont fini par péricliter ou à s’associer aux organisations adjares. Leur nationalisme anti-russe soudain semble converger avec les affinités pro-turques du maire de Batoumi. Il s’agit d’une évolution aux implications diplomatiques importantes. En se rapprochant d’Abassidje, et donc de la Turquie, les clans des seigneurs de la guerre géorgiens isolent l’Arménie de son protecteur russe et inquiètent pour la première fois Moscou. Le bras de fer engagé entre les ex-alliés, Edouard Chevardnadze et Jaba Ioselliani, n’était donc pas dû uniquement à une soudaine prise de conscience de la criminalisation de la société géorgienne, mais était le résultat des changements d’alliances des clans mafieux géorgiens qui mettent en cause la suprématie russe dans la région, après avoir été ses meilleurs supporters.

Le retour de Vory v’Zakone

Une fois leurs patrons en prison, la plupart des miliciens de base ont intégré la police. Si les "Gucci boys" et autres "Rambos", qui terrorisaient la population géorgienne, ont disparu des rues et si l’ordre règne désormais à Tbilissi, "les affaires" n’en continuent pas moins, plus discrètement et bien plus efficacement. Des mafieux autrement plus puissants que les seigneurs de la guerre déchus, géorgiens d’origine mais très liés au pouvoir russe actuel, sont arrivés dans les fourgons des administrateurs et autres apparatchiks moscovites qui encadrent désormais Chevardnadze. Le chef des stups de Batoumi, Cmoukri Maisouradze, ne dit pas autre chose : "Nous sommes une petite section de cinq personnes, chargée de courir derrière les petits trafiquants et des junkies. Mais il est hors de question que nous nous attaquions à la grande criminalité. D’abord nous n’en avons pas les moyens, ensuite nous tenons à notre peau." La mafia, quant à elle, a pris l’habitude de régler ses comptes hors de Géorgie. Ainsi, David Sanikidje, qui faisait partie du clan très fermé des Vory v’Zakone ("les voleurs dans la loi"), la crème des caïds, a été assassiné au mois d’août 1996 à Vienne. Le gouvernement géorgien a formellement interdit à tous les médias d’en parler et à la télévision nationale de filmer son enterrement à Tbilissi. Lié aussi bien à des réseaux d’héroïne thaïlandaise que de cocaïne brésilienne, via ses entreprises financières, il était recherché par les polices israélienne, américaine et belge après avoir longtemps profité du parapluie du KGB. A travers des hommes de paille, il était le principal actionnaire des deux uniques hôtels de luxe de la Géorgie, les Metechi-Palace, l’un situé dans la station de ski de Gudauri, et l’autre, à Tbilissi.

Les structures mafieuses tirent parti de la nouvelle situation économique dans laquelle, par exemple, les salaires (10 dollars par mois pour un fonctionnaire, le prix d’un kilo de tomates) sont sans rapport avec le coût de la vie. Un professeur de la prestigieuse Ecole de géologie de Tbilissi déclare à l’envoyé de l’OGD : "Pour moi, mon travail est un hobby. Ma vie, je la gagne par des moyens que vous ne pouvez même pas soupçonner." Tandis que l’Etat peut ainsi "équilibrer" ses comptes et devenir solvable aux yeux du FMI, les mafieux développent leur business, transformant le plus souvent l’Etat en partenaire indirect. Les campagnes de privatisation leur permettent parallèlement de blanchir l’argent de la drogue et des autres trafics : "Entre le développement du pays et la rigueur d’un contrôle bancaire, pour l’instant, le choix ne se pose même pas", a déclaré une conseillère occulte de la présidence. Le président Chevardnadze, lors de sa visite à Paris les 3 et 4 février 1997, a annoncé un "programme de combat contre la circulation illicite des drogues" s’élevant à plusieurs millions de dollars, que Tbilissi espère financer avec l’aide d’institutions internationales. Mais la situation politique en Abkhazie, (terra incognita pour ces organisations internationales sous contrôle des séparatistes abkhazes et des officiers russes des forces d’interposition), l’instabilité politique en Ossétie du sud, et le rôle joué en Adjarie par Aslan Abassidje, rendent aléatoire toute volonté politique, nationale ou internationale, de combattre sérieusement le trafic des drogues dans le pays.

Le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Valerian Gogoashvili, déclarait à la fin mai 1996 : "Les mafieux sont considérés dans ce pays comme des héros. Ils connaissent tous nos mouvements." Le Colonel Djemal Djanashia, chef des services antidrogues, ajoute : "Il est difficile de contrôler nos agents : on vient juste d’arrêter un de nos officiers qui travaillait avec les trafiquants." Les effets sur la société géorgienne ne se sont pas fait attendre. Morphine et héroïne sont maintenant consommées en grande quantité, en particulier par l’intelligentsia. Cela est grave dans un pays où cette dernière est considérée comme la force motrice de la société. Mais le nouveau profil des consommateurs a un précédent : sous Khrouchtchev, la Géorgie, considérée comme le trouble-fête de l’URSS, a été la cible d’une politique "expérimentale" de libéralisation de l’usage des opiacés médicaux. Durant presque toutes les années 60, ils pouvaient être prescrits, et les médecins ne s’en sont pas privés. C’est l’intelligentsia, le secteur de la population qui précisément posait des problèmes au Kremlin, qui a été la plus touchée. A partir du début des années 1970, des milliers de Géorgiens étaient devenus dépendants des opiacés, lesquels étaient redevenus illégaux, par décision administrative, en 1968. C’est toujours en ayant à l’esprit cette douloureuse expérience passée que des responsables s’expriment aujourd’hui, comme lorsque Gela Lezhava, directeur de l’Institut de santé : "Le profil des drogués a changé : professeurs, étudiants, fonctionnaires et policiers sont les plus touchés". Les autorités de Tbilissi, avec le peu de moyens à leur disposition, ont lancé une série de programmes pour juguler la demande et limiter le trafic de proximité.