Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a annoncé que la mission d’information, composée à parité de membres des Commissions de la Défense et des Affaires étrangères, allait procéder à l’audition de nombreux acteurs et observateurs présents au Rwanda au cours de la décennie écoulée et plus particulièrement lors du génocide d’avril-juin 1994. Il a rappelé que l’investigation qu’elle allait entreprendre avait pour but d’éclaircir l’enchaînement des événements ayant conduit aux massacres perpétrés au Rwanda, en particulier d’avril à juin 1994, de clarifier les bases politiques et juridiques de l’assistance, notamment militaire, apportée à ce pays par la France, d’autres puissances extérieures à la région des Grands Lacs et l’ONU de 1990 à 1994, et d’identifier les missions et l’organisation de commandement ainsi que les relations avec les parties belligérantes des forces françaises déployées dans un cadre bilatéral ou multilatéral. Il a précisé que la mission d’information étudierait en outre les raisons historiques de la politique menée par la France et d’autres pays au Rwanda et qu’elle s’efforcerait de replacer cette politique dans le cadre des crises ayant affecté la région depuis les indépendances. Il a enfin indiqué que la mission examinerait les procédures et modes de décision qui ont régi les différentes modalités d’engagement militaire de la France au Rwanda et qu’elle proposerait, sur la base de cet examen, des mécanismes propres à instaurer plus de transparence et un meilleur contrôle parlementaire des opérations extérieures.

Le Président Paul Quilès a ensuite fait état de la lettre qu’il venait d’adresser au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, M. Kofi Annan, pour lui demander de s’exprimer devant la mission sur les réactions de la communauté internationale face au génocide perpétré au Rwanda, après ses récentes déclarations à la presse francophone.

Il a précisé que les auditions de la mission seraient, dans la mesure du possible, conduites conformément au plan de travail fixé, dont il a rappelé l’organisation en dix étapes successivement consacrées :

 aux facteurs historiques, économiques, sociaux et politiques des crises rwandaises ;

 aux origines de la guerre de 1990 ;

 aux accords de défense liant la France au Rwanda avant 1990 et au déroulement de l’opération Noroît (1990-1993) ;

 à l’évolution politique du Rwanda de 1991 à 1993 ;

 à la montée des violences au cours de l’année 1994 ;

 à l’opération Amaryllis (9 au 17 avril 1994) ;

 au génocide ;

 à l’opération Turquoise ;

 au rôle de l’ONU ;

 aux événements ultérieurs.

Il a alors accueilli Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la société rwandaise, qu’elle a étudiée sous l’angle de la sociologie historique.

Mme Claudine Vidal a, en premier lieu, abordé la problématique des identités ethniques hutue et tutsie au Rwanda en analysant, dans une perspective historique et politique, l’évolution qui a conduit à la mise en place de propagandes ethnistes débouchant sur les haines raciales.

Elle a indiqué qu’il n’existait aucun critère objectif de différenciation permettant de distinguer les Hutus des Tutsis qui, de ce qu’on sait de l’histoire rwandaise, occupent un espace commun, partagent les mêmes croyances religieuses et parlent la même langue, fait peu courant en Afrique. Elle a, de surcroît, indiqué que l’affirmation selon laquelle les envahisseurs tutsis auraient fini par dominer les Hutus déjà installés n’avait jamais été démontrée scientifiquement, bien qu’elle ait alimenté toutes sortes de propagande.

Elle a indiqué que l’on pouvait certes constater, au sein des populations tutsies, des types physiques correspondant à des traits que possèdent d’autres populations pastorales d’Afrique pratiquant un régime alimentaire lacté. Ces traits peuvent toutefois être observés également au sein de la population hutue en raison, notamment, de la coutume ancienne et fréquente dans le passé des intermariages, l’appartenance tutsie ou hutue découlant de l’ascendance paternelle.

Elle a, en revanche, souligné que des critères subjectifs, qui se sont formés et transformés au cours de l’histoire politique du Rwanda, permettaient de dire -Européens et Rwandais l’attestent- que les Tutsis, avant l’arrivée des premiers Européens en 1892, étaient plutôt spécialisés dans l’élevage des bovins, les Hutus restant davantage spécialisés dans l’agriculture. Les observateurs européens ont constaté que le pays comportait une mosaïque de pouvoirs et des organisations sociales différentes selon les régions. Ils ont vu un roi et sa cour, ne contrôlant étroitement que la partie centrale du Rwanda, tandis que les régions périphériques n’étaient guère assujetties qu’à des allégeances symboliques. La dynastie et son entourage étaient des Tutsis, situation dont les conséquences ont été déterminantes pour la suite de l’histoire du Rwanda. Mme Claudine Vidal a toutefois précisé qu’à cette époque précoloniale, les observateurs, s’ils ont évoqué des conflits hiérarchiques ou dynastiques, n’ont pas constaté de conflits d’ordre ethnique, la conscience communautaire étant alors liée aux ensembles formés par les clans et les lignages.

Elle a déclaré que les colonisateurs, allemands puis belges, avaient ensuite pris le parti, lourd de conséquences, de maintenir la royauté et de s’appuyer sur l’élite traditionnelle tutsie constituée autour de la monarchie pour en faire une fraction sociale privilégiée aux plans politique, culturel et économique, administrant le pays et occupant les meilleures places, y compris jusque dans la hiérarchie catholique. Par ailleurs, en créant, pour des motifs administratifs, un recensement des agriculteurs et des éleveurs, auxquels on donna une carte d’identité qui les qualifiait respectivement de Hutus ou Tutsis, le pouvoir colonial allait créer, sans le vouloir, des catégories ethniques.

Analysant la mise en place du mythe des Tutsis " race évoluée " -selon les termes employés à l’époque- faite pour commander les Hutus, elle a indiqué que cette histoire mythique fut, auprès des fractions occidentalisées de la population, entretenue et relayée par les missionnaires, enseignants, administrateurs coloniaux et même ethnologues et universitaires jusqu’à la fin des années soixante. Elle a, en particulier, été utilisée pour justifier des lois coloniales " néo-coutumières " en faveur de l’ensemble des éleveurs de bétail, classés comme Tutsis.

Après avoir ainsi mis en évidence le processus d’installation de ce qu’elle a nommé le " piège ethnique ", Mme Claudine Vidal a ensuite montré la mise en place d’un " piège raciste " lors de la décolonisation. A partir de 1956 se sont exprimées les revendications politiques de leaders hutus, jusqu’alors exclus de l’administration et de la participation au pouvoir. Après la proclamation de la République en 1961 et la prise du pouvoir par les Hutus, avec l’aide active des Belges et de l’Eglise catholique, les Tutsis évincés continuèrent à être persécutés par les vainqueurs, non pas en tant qu’ennemis potentiels mais comme " race ". Le discours d’incitation à la haine raciale a d’abord été réservé à la fraction extrémiste de la minorité lettrée et occidentalisée, surnommée " la quatrième ethnie ", au sein de laquelle de fortes rivalités s’exprimaient pour la conquête ou la conservation du pouvoir et des richesses, mais il fut par la suite repris par les radios et dans les discours publics à l’intention des couches les plus larges de la population.

Soulignant que ce sont bien des manipulations politiques qui ont fait de l’appartenance ethnique un critère décisif, Mme Claudine Vidal a, dans un second temps, rappelé les vagues successives de violences et de massacres qui ont également contribué à renforcer la conscience communautaire hutue ou tutsie :

 en 1959, environ 300 000 Tutsis s’enfuient dans les pays limitrophes, devenant les premiers réfugiés politiques de l’Afrique contemporaine, à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues et tutsies et de massacres de populations tutsies ;

 de 1963 à 1966, les leaders hutus considèrent les populations tutsies de l’intérieur comme des otages à massacrer lorsque des attaques armées de faible envergure sont lancées de l’extérieur par des exilés tutsis ;

 en 1973, lors de la prise du pouvoir par Juvénal Habyarimana à la suite d’un coup d’Etat militaire, préparé par plusieurs mois de troubles ethniques organisés, l’exil de milliers de Tutsis masque, en réalité, la véritable lutte opposant des hommes politiques, tous d’origine hutue : ceux du nord, désormais vainqueurs, et ceux du sud et du centre. La solidarité ethnique hutue atteignait alors ses limites avec l’assassinat d’une soixantaine de dirigeants hutus de la première République par d’autres Hutus gênés dans leurs ambitions politiques ;

 en octobre 1990, la même réaction politique consistant à prendre en otage les populations tutsies de l’intérieur et à les soumettre à des pogroms s’est reproduite lors de l’attaque du FPR. La France et la Belgique interviennent, pour leur part, dès le 4 octobre dans le cadre d’une opération destinée à protéger les ressortissants européens.

En conclusion, Mme Claudine Vidal s’est interrogée, non seulement sur la méconnaissance des problèmes ethniques chez les responsables politiques ou militaires et chez les coopérants français, mais aussi sur leurs convictions qui reprenaient souvent la propagande ethniste des extrémistes hutus.

Elle s’est demandé de quels instructeurs et de quels documents provenaient ces convictions et a suggéré que la mission retrouve les rapports témoignant d’une version ethniste de l’histoire et de la société rwandaises qui, à ses yeux, ont influé considérablement sur les décisions prises par les autorités françaises à l’égard du Rwanda.

Après avoir remercié l’intervenant pour la qualité de sa présentation, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur l’existence de mouvements en faveur de la suppression de la mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité, véritable menace de mort immédiate, ce qui aurait signifié chez certains la volonté de dépasser l’opposition Hutus-Tutsis.

M. Bernard Cazeneuve a tout d’abord relevé les éléments de l’audition qui lui paraissaient les plus importants : la construction politique de l’ethnisme, le mode de répartition géographique des pouvoirs, la formation d’une conscience nationale. Il a alors demandé pourquoi il n’avait pas été possible d’organiser le partage du pouvoir au Rwanda.

M. Bernard Cazeneuve a ensuite demandé si un lien peut être détecté entre le processus de forte centralisation du pouvoir dans la société rwandaise précoloniale, puis coloniale et la mise en place d’une logique propice au génocide.

M. Guy-Michel Chauveau s’est intéressé au rôle des cadres rwandais expatriés.

M. René Galy-Dejean a souhaité avoir des précisions sur le rapport démographique entre Hutus et Tutsis et s’est demandé si le déséquilibre entre ces deux populations constituait un facteur déterminant.

M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons des massacres entre Hutus après le coup d’Etat de 1973 et sur l’importance des mariages interethniques.

M. François Loncle, s’interrogeant sur les profondes différences d’analyse de la situation historique, sociologique et politique du Rwanda que l’on pouvait constater entre les chercheurs et les responsables politiques français, a souhaité que les membres de la mission puissent disposer des notes transmises à ces responsables politiques par l’administration et les spécialistes chargés de mission auprès de l’exécutif.

Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il avait demandé aux Ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération communication de ce type de notes.

M. Jacques Myard, reprenant les propos de Mme Claudine Vidal selon lesquels l’actuel conflit entre Hutus et Tutsis aurait sa source dans la création artificielle d’une conscience communautaire, dans des décisions administratives et dans une technique coloniale ayant privilégié la minorité tutsie, s’est demandé s’il n’y avait pas, dans cette présentation, une contradiction entre le caractère très construit de l’appartenance à une communauté ethnique et la conscience très forte et profonde de cette appartenance, fondée sur l’ascendance paternelle.

Compte tenu de la définition juridique du génocide, caractérisé par l’ONU comme l’élimination d’une ethnie faible par une ethnie forte, il s’est dit prudent sur l’utilisation de ce terme même au Rwanda, se demandant s’il n’était pas plus juste de parler de massacre ou de guerre civile puisque les spécialistes semblent réfuter l’existence d’ethnies au sens strict du terme.

M. Kofi Yamgnane a souhaité des précisions sur la notion de " quatrième ethnie " et a voulu savoir si l’opposition régionale nord-sud recouvrait en même temps des catégories socioprofessionnelles bien distinctes, les uns étant par exemple plus présents dans l’armée, les autres dans les professions civiles.

M. François Lamy s’est interrogé sur le recoupement des frontières du Rwanda actuel avec celles de l’ancien royaume et sur l’existence d’une identité nationale rwandaise transcendant une opposition entre Tutsis et Hutus que l’on retrouve également dans des pays voisins.

M. Michel Voisin, faisant état de ses propres constatations sur place, a relevé qu’il était possible de distinguer des morphologies très différentes chez les Hutus, d’une part et les Tutsis, d’autre part, et s’est demandé s’il était possible de ne pas tenir compte des caractéristiques physiques pour définir les communautés rwandaises.

Mme Claudine Vidal a apporté à la mission les éléments de réponse suivants :

 dès 1959, lorsque les leaders hutus et tutsis se sont opposés dans le cadre de la décolonisation, les Tutsis ont demandé la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. Mais les responsables hutus ont refusé au motif qu’il s’agissait d’une manoeuvre de diversion et qu’on ne pouvait pas prétendre qu’il n’y avait pas de différence entre Hutus et Tutsis. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont maintenu le principe de la mention ethnique sur les cartes d’identité. La question a toutefois été remise à l’ordre du jour au cours des années 1990 durant lesquelles le multipartisme s’est instauré ;

 à partir de la période coloniale, il existe un lien direct entre le contrôle de l’appareil d’Etat et l’appartenance ethnique et il se réalise une assimilation entre l’appartenance ethnique et le conflit politique. La décolonisation n’a pas modifié ce principe, seuls les acteurs ont changé puisque les Tutsis ont été éliminés de l’appareil politique et militaire puis traités comme des citoyens de seconde catégorie ;

 les administrateurs belges ont recensé 15 % de Tutsis, 1 % de Twas et 84 % de Hutus. Ce classement des populations ne traduit pas la fluidité des différents groupes mais répond à un souci d’objectivité administrative. Le recensement de 1991 a identifié 8 % de Tutsis ;

 de nombreuses familles étaient issues d’intermariages. Ceux-ci étaient traditionnellement très fréquents à tous les niveaux car ce qui comptait alors, c’était le lignage du père. Leur pratique s’est très largement perdue à mesure que s’est développée la conscience ethnique. Elle s’est toutefois maintenue au sein des couches sociales dirigeantes où il était fréquent que de hauts fonctionnaires ou responsables politiques hutus choisissent des épouses tutsies. Au moment du génocide, ces personnes ont été qualifiées de traîtres par les extrémistes hutus, ce qui explique que les tueurs n’ont pas épargné les enfants nés de mariages mixtes ;

 en 1973, l’agitation qui a précédé le coup d’Etat cachait, sous l’apparence d’un conflit ethnique, la rivalité nord-sud qui constitue la vraie fracture du Rwanda, chaque région s’opposant à l’autre par son histoire et son économie. L’année 1973 marquant la revanche des Hutus du nord sur les dirigeants hutus du centre et du sud qui avaient pris le pouvoir en 1960-1961, ces derniers ont été victimes d’assassinats en série ;

 la durée est formatrice de conscience et de transformations affectant notamment les structures du pouvoir. Elle explique la formation d’un sentiment d’inégalité et d’appartenance ethnique en trois ou quatre générations. Les Tutsis étaient définis par une carte d’identité délivrée par le pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet l’analogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ;

 en 1960, l’armée rwandaise, d’environ 5 000 hommes, était recrutée presque exclusivement dans deux communes du nord du pays. Le pouvoir militaire était donc détenu par des personnes issues d’une même région ;

 le royaume rwandais était bien une Nation comme le soulignent les rapports conflictuels qu’il a entretenus avec le Burundi pour l’établissement des frontières communes aux deux Etats. En Ouganda, comme au Zaïre, les exilés partageaient un même sentiment national et se considéraient comme Rwandais avant d’être Hutus ou Tutsis ;

 les critères physiques ne doivent pas être assimilés à des critères ethniques ou sociologiques. De nombreux travaux ont montré que la taille est liée à la richesse et que le régime lacté des populations pastorales favorise la croissance ;

 l’association étroite entre le contrôle de l’appareil d’Etat et l’appartenance à une communauté se référant à une origine ethnique spécifique a conduit aux événements du Rwanda. On commence à assister à des constructions ethniques analogues dans d’autres pays africains, en particulier au Cameroun, ce qui est inquiétant.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr