Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Chrétien, historien et directeur de recherches au CNRS. Il a indiqué que M. Jean-Pierre Chrétien, qui étudie la région des Grands Lacs depuis une trentaine d’années, avait notamment écrit un ouvrage historique sur le Burundi, une étude sur les médias rwandais et, récemment, un ouvrage proposant un cadre théorique de compréhension du clivage Hutu-Tutsi. Le Président Paul Quilès a ajouté que M. Jean-Pierre Chrétien faisait partie d’une école de pensée défendant une conception selon laquelle le clivage Hutu-Tutsi est essentiellement une construction post-coloniale. Il a suggéré à cet égard que le professeur Jean-Pierre Chrétien éclaire la mission d’information sur les controverses qui ont opposé cette école de pensée à d’autres conceptions.

En introduction à son exposé retraçant la genèse idéologique et politique du génocide et son articulation avec l’histoire particulière de l’ethnisme dans cette région, M. Jean-Pierre Chrétien a rappelé que l’histoire montrait non seulement la complexité du passé mais soulignait aussi la responsabilité des hommes, qui selon Marc Bloch, ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. Il a souligné la singularité et l’exemplarité du génocide rwandais qui n’est pour autant ni plus naturel ni plus culturel que les autres et a cité Alfred Grosser écrivant dès 1989 : " trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ? " La tragédie qui s’est déroulée n’est donc pas sortie des profondeurs d’un atavisme, pas plus qu’elle n’a surgi dans un ciel serein. Il convient de rechercher les raisons qui expliquent comment ce piège très contemporain, né de stratégies et de passions portées à l’extrême, a pu se produire au Rwanda.

M. Jean-Pierre Chrétien s’est tout d’abord attaché à montrer que le problème ethnique se posait au Rwanda dans des termes spécifiques : la question Hutu-Tutsi dans la région des Grands Lacs n’est pas un problème ethnique comme un autre, les Hutus et les Tutsis n’étant pas des peuples hétérogènes réunis dans des frontières artificielles. Il convient à cet égard de bien distinguer dans le temps l’histoire millénaire des vagues de peuplement du Rwanda, l’histoire politique, vieille de quatre à cinq siècles qui est celle des royaumes, et l’histoire sociale, complexe, marquée par différents clivages régionaux, claniques et par ces catégories hutue, tutsie et twa qui, loin d’être primordiales, se sont renforcées progressivement, notamment depuis le XVIIIe siècle, avec la montée des pouvoirs monarchiques centralisés.

Les colonisateurs n’ont donc pas inventé ces catégories qui préexistaient à leur arrivée. En revanche, il convient d’analyser l’évolution dans le temps des rapports entre Tutsis et Hutus. L’époque coloniale, reprenant le mythe de la grande invasion tutsie, a vu se renforcer cette mythologie de type gobinien selon laquelle, notamment, tout s’expliquerait par la confrontation séculaire des races bantoue et hamitique. Elle a donné lieu à une mise en scène idéologique, à prétention scientifique. M. Jean-Pierre Chrétien a insisté sur le caractère omniprésent, dans la gestion coloniale, de l’obsession raciale : celle-ci plaît aux Blancs et fascine la première génération noire lettrée, gonflant d’orgueil les Tutsis, traités d’Européens à peau noire et frustrant les Hutus, traités de Nègres bantous. Pour étayer sa démonstration, M. Jean-Pierre Chrétien a cité notamment le Comte von Goetzen qui, en 1895, parle de " grandes invasions venues d’Abyssinie ", le film de Luc de Heusch La République devenue folle, mais aussi Mgr Classe qui déclare, en 1927, " voulant imiter les Européens, préservant néanmoins le sens politique des gens du passé et l’habileté de leur race dans la gestion des hommes, la jeunesse tutsie est une force pour le bien de ce pays " ou encore, en 1948, le Bulletin des anciens élèves d’Astrida estimant que " de race caucasienne aussi bien que les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’origine rien de commun avec les nègres. La prépondérance du type caucasique est restée nettement marquée chez les Batutsi... leur taille élevée -rarement inférieure à 1,80 m-... la finesse de leurs traits imprégnés d’une expression intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné les explorateurs : nègres aristocratiques ". M. Jean-Pierre Chrétien a ainsi montré que la gestion coloniale, bien au-delà d’une simple politique du " diviser pour régner ", était une gestion sociale fondée sur une idéologie d’inégalité raciale où les Tutsis traités comme des aristocrates virtuels étaient opposés aux Hutus, victimes d’une sorte de dégradation légitimée scientifiquement. Les colonisateurs ont donc introduit la racialisation au coeur de la société rwandaise où existaient des catégories sociales. Leur comportement peut être comparé à celui d’un Martien arrivé au XIXe siècle Faubourg Saint-Germain puis dans les courées de Roubaix qui aurait distingué une race de Nordistes abrutis et une race de Parisiens sublimes.

A l’approche de l’indépendance, en 1959, l’évêque André Perraudin effectue un changement radical de la politique missionnaire en se dévouant à la " cause hutue " sans pour autant changer la grille de lecture de la société rwandaise puisqu’il déclare dans son mandement de carême en février 1959 " constatons d’abord qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées... Dans notre Rwanda, les différences, les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de races ".

Abordant ensuite l’étude du Rwanda post-colonial jusqu’en 1990, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné la spécificité du projet " démocratique " rwandais, fondé sur une confusion méthodique entre le caractère majoritaire de la masse hutue, conçue comme une communauté homogène, et l’autochtonie de ses membres, définis comme les seuls " vrais Rwandais ". Ainsi, lorsqu’au moment de l’indépendance, éclate, entre 1959 et 1961, la révolution dite " sociale ", celle-ci, vise toute la composante tutsie désignée collectivement comme porteuse d’un système dit " féodal " conforté par le colonisateur. Est alors mis en place, dans les faits et dans les esprits, un modèle, couvert et authentifié par la démocratie chrétienne belge et l’Eglise missionnaire, qui se réfère à la démocratie et définit le Tutsi, minoritaire, à la fois comme féodal et comme étranger, de père en fils. Il s’agit en fait d’un 1789 à l’envers, les ordres héréditaires n’étant pas supprimés, mais simplement permutés. De nombreuses citations révèlent cet état d’esprit : celle de Grégoire Kayibanda, leader de cette révolution, disant en 1959 qu’il fallait " restituer le pays à ses propriétaires, les Bahutu " ; celle du Parmehutu en 1960 déclarant que " le Rwanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsis, européens ou d’autres provenances, qui se débarrasseront des visées féodo-colonialistes " et invitant les Tutsis ne partageant pas cette conception des choses à " retourner en Abyssinie " ; celle, en 1957, du Manifeste des Bahutus affirmant " quant aux métissages ou mutations de Bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins peuvent seuls donner des précisions objectives ". Sous le discours démocratique, la priorité des identités ethniques, dûment fichées sur les cartes d’identité, était imposée à tout prix : la démocratie était travestie en un majoritarisme ethnique. La propagande du Parmehutu, parti unique qui deviendra en 1973 le MRND reste inchangée. En juillet 1972, " Ingingo z’ingenzi mu mateka y’Urwanda " catéchisme du Parmehutu affirme : " la domination tutsie est à l’origine de tous les maux dont les Hutus ont souffert depuis la création du monde ". En octobre 1995 à Yaoundé, le Colonel Bagosora écrit : " les Tutsis resteront des émigrés nilotiques naturalisés ". Cette discrimination officielle, " ce racisme de bon aloi ", comme l’appelle Marie-France Cros de La Libre Belgique, baigne dans un sentiment de bonne conscience et se trouve légitimé à la fois par un discours social et démocratique et par l’Eglise. Le régime en place entre 1959 et 1994, au lieu de procéder à un rééquilibrage ne fera au contraire qu’accentuer la marginalisation voire l’exclusion de la minorité, et reflète plutôt la volonté de marginaliser, voire d’exclure. Le problème ne peut être traité ni comme une question régionale, avec une issue fédérale, ni comme une vraie question sociale, puisque riches et pauvres se retrouvent dans les deux catégories. Le caractère binaire du rapport le rend dans ces conditions particulièrement explosif.

Le coeur du problème est en réalité de nature politique : les factions successives qui contrôlent le pouvoir vont se référer systématiquement au " peuple majoritaire ", c’est-à-dire à une sorte de clientèle étendue aux limites de l’ethnie, à une sorte de majorité captive invitée à voter ou agir comme un seul homme. Il n’existe, de la sorte, pas de dilemme entre politique et ethnisme : il s’agit d’une politique ethniste. La systématisation du système des quotas (à raison de 9 % de places pour les Tutsis) sous le Président Habyarimana, permet, à la fois, au nom d’un équilibre ethnique et régional, d’exclure et de se placer. Elle entretient en outre en permanence la conscience de la discrimination. En accréditant le fantasme de l’homogénéité des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa naissance, ce sont les enjeux sociaux concrets qui sont disqualifiés. Par ailleurs, la légitimation historique de la violence est en quelque sorte proportionnelle à l’intimité des liens existant entre ces partenaires, invités à se considérer comme ennemis. Dans ce contexte, la peur, souvent manipulée -la victimisation prophétisée justifie l’autodéfense préventive- devient un acteur essentiel des crises dans la région des Grands Lacs. Elle sera, à partir de 1959, le ressort tactique essentiel de la mobilisation populaire au cours des massacres. Ainsi, à la Noël 1963, après une attaque de réfugiés tutsis, quatre soldats sont tués. En représailles le Gouvernement envoie des ministres organiser dans les préfectures " l’autodéfense populaire ". Un massacre de 10 000 Tutsis a lieu dans la préfecture de Gikongoro en septembre 1964.

L’ombre du génocide pèse sur le Rwanda et cette crise rapidement occultée anticipe de trente ans les massacres programmés et le génocide de 1994. Le phénomène se répète entre temps en 1973, ces crises constituant un héritage d’expériences et de mémoires, de peurs et de méfiances.

M. Jean-Pierre Chrétien s’est ensuite intéressé à la fin du régime Habyarimana. A la fin des années quatre-vingts, le régime politique, immuable, est confronté à des difficultés économiques et sociales structurelles et conjoncturelles -impasse économique, ajustement structurel, désespoir de la jeunesse, montée de l’opposition, aspirations au pluralisme d’expression-, auxquelles s’ajoute, le 1er octobre 1990, l’invasion du FPR suivie les 4 et 5 octobre d’une simulation d’attaque sur Kigali. La réponse à ces événements s’affirme sur un double registre, contradictoire : ouverture démocratique et mobilisation ethniste. Entre 1990 et 1994, c’est une véritable course contre la montre, entre la logique de démocratisation et de paix, et la logique de guerre et de racisme qui est lancée.

Sous la pression de l’opposition intérieure et des puissances étrangères, la logique de démocratisation aboutit à une ouverture du régime en matière de libertés publiques et à la reconnaissance en juin 1991 du pluralisme politique. Trois pôles structurèrent, à partir de 1992, le jeu politique rwandais : la mouvance Habyarimana, dite de l’Akazu (la " maisonnée " issue du nord-ouest, menée notamment par la famille de la " Présidente ", Mme Habyarimana) ; l’opposition intérieure, essentiellement hutue ; enfin, l’opposition armée du FPR, essentiellement tutsie. La signature d’un cessez-le-feu en juillet 1992 à la suite de rencontres entre le FPR et les responsables rwandais, semble offrir une perspective de dépassement de cet antagonisme ethniste beaucoup trop réducteur.

M. Jean-Pierre Chrétien a souligné tout l’intérêt qu’avaient présenté ses contacts avec l’opposition hutue pour lui permettre de comprendre la situation avant d’insister sur le fait que la reprise des tueries antitutsis n’avait rien d’inévitable. Il a indiqué que la réaction extrémiste incarnant la logique génocidaire avait pris à la fois une forme brutale fondée sur la propagande raciste et une forme plus subtile visant à désintégrer l’opposition intérieure. Il a indiqué que les autorités militaires et civiles avaient déclenché des pogroms à Kibilira fin octobre 1990, parmi les Bagogwe en 1991, au Bugesera en 1992, et qu’il n’était pas exact de voir dans ces exactions des manifestations spontanées justifiées par la peur.

C’est dans ce contexte que fut créé en mai 1990 le périodique Kangura, financé par l’Akazu, chargé de diffuser la bonne parole raciste et que fut lancée en avril/juillet 1993 la radio " libre " des Mille Collines, RTLMC, sous l’autorité de Ferdinand Nahimana, extrémiste écarté de l’Office rwandais d’information (ORINFOR) par l’opposition pour son incitation aux pogroms dans le Bugesera. La réaction extrémiste prit également la forme d’un parti hutu créé en mars 1992, la CDR, qui, très proche du pouvoir en réalité, tendit à donner une image modérée au MRND et au Président Habyarimana.

C’est ainsi que se développa un climat de violence, dénoncé au Rwanda et à l’étranger par différents acteurs : l’Eglise, les partis d’opposition qui publient en mars 1992 " Halte aux massacres des innocents " et dénoncent les escadrons de la mort, une délégation belge de personnalités ou encore la presse française. M. Jean-Pierre Chrétien a indiqué que lui-même, en mars 1993, évoquait " un dévoiement tragique vers un génocide ".

C’est donc un débat politique profond qui agitait alors le Rwanda, opposant la ligne ethniste du pouvoir à la ligne démocratique de l’opposition. Une série de textes attestent d’ailleurs de ces débats, que nul ne pouvait ignorer. Ces mêmes textes témoignent de l’émergence, fin 1992, d’un courant proche du pouvoir et prêt au pire. M. Jean-Pierre Chrétien s’est demandé si l’ambassade de France et les militaires français qui collaboraient avec l’armée rwandaise pouvaient ignorer cette prégnance, au sein du régime, de l’idéologie raciste. Il a rappelé les déclarations du Président Habyarimana qui, en novembre 1992, parlait du " chiffon de papier d’Arusha " ainsi que les appels au génocide des Tutsis du professeur Mugesera, haut responsable du MRND. Il a, sur ce point, évoqué sa stupéfaction devant la réponse aimable envoyée le 1er septembre 1992 par M. Bruno Delaye, au nom du Président François Mitterrand, au leader de la CDR, M. Jean-Bosco Barayagwiza, à la suite de l’envoi par ce dernier d’une pétition remerciant la France. M. Jean-Bosco Barayagwiza sera également reçu plus tard à Paris le 27 avril 1994, au moment du génocide.

M. Jean-Pierre Chrétien a alors indiqué qu’à partir de 1992, le pouvoir du Général Habyarimana avait joué la carte de la division de l’opposition pour recentrer les partis hutus sur une logique ethniste et constituer ainsi une troisième voie entre le FPR et l’Akazu qui sera appelée le courant " Hutu Power ". Il a mis en avant les implications étrangères dans cette démarche de ralliement de l’opposition, notamment celle du secrétariat chargé de l’Afrique de l’Internationale démocrate chrétienne, qui a soutenu le MRND de manière paradoxale, étant donné que la nouvelle opposition MDR était liée au courant démocrate chrétien flamand. Le Ministre français de la Coopération, M. Marcel Debarge, au cours de ses visites en mai 1992 et en février 1993, a plaidé de manière comparable pour un front commun autour du Président rwandais. Au même moment, la presse a semblé découvrir l’implication de l’Ouganda dans le conflit et a suggéré une menace anglo-saxonne sur la région. Cette crise laissera l’opposition intérieure durablement déchirée.

Il s’est ensuite étonné de ce que la France ait soutenu une démarche communautaire contredisant les valeurs qui fondent la conception française traditionnelle de la Nation et de la citoyenneté, ce qui laissait penser que le regard ethnographique l’emportait lorsqu’il s’agissait des questions africaines sur les concepts politiques démocratiques.

Abordant le déroulement du génocide proprement dit, M. Jean-Pierre Chrétien a attiré l’attention sur l’abondance des enquêtes et des témoignages attestant de la réalité et de la " normalité " du génocide. La propagande utilisée durant les événements, dans la presse comme à la radio, s’est située dans la continuité d’une culture politique de plus de trente ans et a été axée autour de trois grands thèmes : la priorité de l’appartenance ethnique hutue ou tutsie ; la légitimation d’un véritable conflit racial diabolisant les uns et définissant de manière totalitaire le pouvoir des autres ; enfin, la normalisation d’une culture de la violence. Certes, il était difficile d’imaginer par avance l’ampleur et l’atrocité du génocide, mais il est étonnant que celles-ci aient été perçues et condamnées si tardivement par la communauté internationale. Le terme de génocide est apparu dans la presse belge dès le 13 avril, dans la presse française dès le 26 avril. Les chercheurs africanistes américains ont protesté le 1er mai auprès de Mme Madeleine Albright, qui représentait les Etats-Unis au Conseil de Sécurité. Mais le plus grand drame du Rwanda est que les responsables politiques du génocide persistent à ne pas le reconnaître et à le justifier au nom de la légitimité de la colère populaire. Jointe à la lenteur des procédures du Tribunal d’Arusha, cette absence de reconnaissance empêche toute réconciliation.

En conclusion, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné qu’à l’exemple de la Commission sénatoriale belge ou du diocèse de Lyon, il reviendrait à la mission d’information française de clarifier les événements et " d’ouvrir les archives diplomatiques et militaires ".

Le Président Paul Quilès, après avoir indiqué qu’il reviendrait effectivement à la mission de recueillir tout témoignage et tout document nécessaires et qu’elle s’y employait déjà, a rappelé que M. Jean-Pierre Chrétien avait employé le terme de génocide dans son ouvrage Le défi de l’ethnisme et a souhaité savoir quelles raisons motivaient l’utilisation de ce terme. Il a également demandé s’il était possible d’identifier des caractéristiques communes dans les événements du Rwanda en avril 1994 et au Burundi en octobre 1993.

Regrettant de ne pas avoir entendu de véritable analyse de la nature exacte des différences ethniques entre Hutus et Tutsis, M. Jacques Myard a souhaité obtenir des compléments d’information sur l’origine de ces différences, notamment avant la période coloniale. Après avoir relevé que l’exposé de M. Jean-Pierre Chrétien avait fait apparaître des contradictions dans l’attitude des autorités françaises selon les périodes, en faveur de la démocratisation du régime en 1991-1992 puis de la constitution d’un front commun autour du Président rwandais, il lui a demandé s’il était au courant des initiatives prises par la France pour amener autour d’une même table de négociation des dirigeants du MRND et du FPR en particulier sous la responsabilité de M. Paul Dijoud. Il a également demandé si on pouvait qualifier de génocides les massacres commis par des responsables politiques tutsis au Burundi et au Rwanda.

M. René Galy-Dejean s’est interrogé sur la conciliation des termes de guerre civile ou de logique ethniste avec l’établissement de responsabilités extérieures dans les événements.

M. Jean-Bernard Raimond a demandé des précisions sur l’importance de l’opposition hutue au Rwanda en 1992.

M. Bernard Cazeneuve, relevant le rôle joué par les différentes composantes de la vie politique rwandaise, a souhaité avoir des précisions sur le traitement réservé à l’opposition hutue, avant et après le génocide, et sur le rôle du clergé avant avril 1994.

M. Jean-Pierre Chrétien a apporté à la mission les éléments de réponse suivants :

 bien que l’histoire du Burundi soit différente de celle du Rwanda, surtout dans la période récente, puisque, depuis 1966, a prévalu au Burundi une logique sécuritaire tutsie et au Rwanda, depuis 1959, une logique majoritaire hutue, les événements dans l’un de ces deux Etats influencent toujours l’autre et le piège ethniste s’est refermé sur ces deux pays ;

 le terme de génocide est employé lorsqu’il y a un projet déterminé d’extermination entière de familles en dehors de tout conflit militaire. Ainsi, le putsch militaire d’octobre 1993 au Burundi a été suivi d’une propagande et de massacres méthodiques qui s’inscrivent dans une logique de génocide. La dimension ethnologique raciste est essentielle pour caractériser une telle situation ;

 on ne peut pas affirmer que les pays occidentaux n’ont pas été soucieux des événements et il y eu effectivement plusieurs tentatives pour trouver des solutions, à Kampala, à Bruxelles puis à Paris et pour instaurer un dialogue entre le Gouvernement rwandais et le FPR. Mais ce sont avant tout les acteurs politiques du Rwanda qui ont pris ces initiatives et il faut souligner le courage de l’opposition intérieure qui dans une situation de guerre civile, initiée par des réfugiés rwandais venus de l’étranger, négocie avec l’ennemi FPR. Il s’est donc instauré un jeu politique entre trois forces, le MRND, le FPR et l’opposition intérieure pour dénouer une situation d’affrontement binaire ;

 la guerre civile a pris des formes différentes : guérilla, pogroms, hostilités militaires, génocide à l’arrière du théâtre militaire. Certaines organisations internationales comme la Croix Rouge ou l’OUA, qualifient de " conflits anarchiques " les événements intervenus en Somalie ou dans la région des Grands Lacs. Mais, les anthropologues et les historiens, qui restent prudents dans la définition de la réalité, parlent plutôt de conflits politico-claniques lorsqu’ils analysent les affrontements entre Hutus et Tutsis, dans la mesure où ils concernent des sociétés sans différences culturelles, dotées d’une histoire commune, qui ont vu la création d’un pouvoir politique et d’une aristocratie tutsis ayant conduit à la " déhutisation " des élites dans les principautés conquises. Les groupes sociaux ainsi constitués s’apparentent, sans s’y identifier, au phénomène de castes ;

 il n’y a pas, au Rwanda, d’ethnies au sens scientifique du terme mais les événements contemporains ont constitué des mémoires collectives violentes d’identification. Les mots d’ethnie ou de génocide sont employés dans ce contexte pour fixer cette réalité. Au Burundi, il s’agissait d’un massacre sélectif des élites hutues par le pouvoir tutsi qui s’est ainsi lancé en juin 1972 dans une véritable logique génocidaire dans le cadre de représailles systématiques ;

 comme le montre le rôle de l’Espagne, de l’Angleterre ou des Pays-Bas dans les guerres de religion en France au XVIe siècle, il peut y avoir une intervention étrangère dans les guerres civiles et, dans de tels cas, il est intéressant de savoir dans quelle mesure les parties en présence ont bénéficié d’appuis et de soutien extérieurs ;

 de nombreux membres de l’opposition hutue ont été massacrés. On distingue au sein de l’opposition hutue d’une part les simples adversaires politiques du Président Habyarimana non originaires du nord-ouest et n’appartenant pas à l’Akazu, que l’on retrouvera dans le mouvement " Hutu Power " et d’autre part un mouvement particulièrement bien représenté par un parti comme le parti social démocrate (PSD) implanté plutôt dans le sud et le centre, qui reflète un nouveau Rwanda dont le mode de vie économique, social et culturel tend à atténuer les clivages Hutus-Tutsis et qui s’est donc interrogé sur le dépassement de l’ethnisme dans le cadre de la démocratisation d’une société rwandaise en voie de modernisation.

Si elle avait une base sociale, la marge de manoeuvre politique de l’opposition restait réduite. Devant la situation de violence où le pays s’est trouvé lors de l’interruption, en février 1993, à la suite des attaques du FPR, du processus de négociation engagé à partir de 1992, on a considéré soit que le Front patriotique a réagi parce que le régime ne faisait rien soit au contraire qu’il est tombé dans le piège et qu’il a, en lançant son offensive, renforcé la méfiance antitutsie et le courant " Hutu Power " au sein de l’opposition. Les rescapés de l’opposition ont, pour certains, rejoint le gouvernement génocidaire et, pour d’autres, ont été sauvés par le FPR avec lequel ils partagent désormais le pouvoir ;

 l’assassinat du leader du parti social démocrate Félicien Gatabazi en février 1994 a été un signal grave annonçant le pire ;

 il est nécessaire de réfléchir à l’impact des événements sur la société rwandaise car le génocide n’a pas été traité sur le plan psychologique ;

 il y aurait toute une histoire de l’Eglise rwandaise à écrire. Au-delà de positions contradictoires, certains ecclésiastiques s’alignant sur les thèses de l’Akazu, comme l’archevêque de Kigali, d’autres ayant des attitudes différentes, on peut reprocher au clergé de ne pas avoir fait de déclaration forte face aux événements.

Constatant plusieurs différences de jugement concernant les positions françaises dans le rapport de la Commission d’enquête du Sénat de Belgique et dans les propos de M. Jean-Pierre Chrétien, M. Pierre Brana a souligné l’intérêt qu’il pourrait y avoir pour la mission d’information d’entendre des personnalités belges. Il s’est ensuite interrogé sur la démarche intellectuelle qui permettait de soutenir à la fois qu’il n’y avait pas de différences physiques entre Hutus et Tutsis et le fait que les militaires français avaient procédé à des contrôles d’identité " au faciès ". Après avoir pris note de ce que la diabolisation des Tutsis avait précédé le génocide et relevé qu’il y avait eu également des campagnes très vives à l’encontre des Hutus modérés, il s’est demandé si ces dernières étaient allées jusqu’à assimiler dans le même opprobre Tutsis et Hutus d’opposition. Il a enfin souhaité que la mission approfondisse ses investigations sur les événements du Burundi, de façon à mieux comprendre l’articulation entre les massacres survenus dans ce pays en octobre 1993 et les événements d’avril à juillet 1994 au Rwanda.

M. Jean-Pierre Chrétien a apporté les précisions suivantes :

 en Belgique, l’affaire du Rwanda n’est pas occultée : des débats ont eu lieu dans la presse et même au sein du parti démocrate chrétien ;

 l’affaire du contrôle " au faciès " est très révélatrice. En fait, le point essentiel dans ce type de contrôle n’est pas tant de savoir qui il permet d’arrêter mais de constater qu’il présuppose la définition d’un idéal-type, que celui-ci corresponde ou non à une réalité. Dans le cas du Rwanda, il semble qu’il y a bien eu élaboration d’un idéal-type, et que ceux qui lui correspondaient, quel que soit le caractère illusoire de cet idéal-type, étaient plus facilement arrêtés ; la mention " Tutsi " ou " Hutu " étant portée sur les cartes d’identité, il n’était pas difficile ensuite de faire le tri entre les personnes interpellées ;

 il y a eu en effet une propagande très virulente contre les Hutus modérés. Ceux-ci furent bien victimes par extension de la même logique que les Tutsis. Ces Hutus, du fait de leurs opinions à l’égard des Tutsis ou parce qu’ils étaient amis de Tutsis ou mariés avec des Tutsis étaient décrits comme des traîtres qui devaient partager le sort des Tutsis. Des familles en ont été déchirées.

 les événements du Burundi sont toujours très importants pour le Rwanda. Autant la réussite des élections de juin 1993 au Burundi avait exercé des effets favorables sur la situation rwandaise, autant la crise burundaise, elle-même favorisée par la non-application des accords d’Arusha signés en août 1993, a renforcé les crispations et la radicalisation au Rwanda. Cette crise a eu des conséquences de deux types : au Rwanda, l’assassinat du Président Ndadaye a enflammé l’opinion contre les Tutsis et accru la méfiance à l’égard du FPR ; par ailleurs, les massacres de Tutsis, puis de Hutus burundais qui ont suivi, et l’indifférence générale qui les a accompagnés, ont conforté l’opinion des Rwandais qui pensaient que les massacres étaient la seule solution de leur problème. Il convient également de relever que les réfugiés burundais, membres du Palipehutu, ont participé nombreux aux massacres du Rwanda.

M. François Lamy, faisant état de l’article intitulé La France n’est pas coupable, publié dans le journal Le Monde par M. Jean-Pierre Chrétien, a estimé que cet article donnait l’impression que la France avait mené au Rwanda entre 1990 et 1994 plusieurs politiques plutôt contradictoires à des niveaux de responsabilité gouvernementale ou administrative divers. Il a demandé à M. Jean-Pierre Chrétien s’il pouvait préciser les protagonistes et les clivages de ces diverses politiques et indiquer si, à l’instar de la Belgique, il y avait eu des liens spécifiques entre factions rwandaises et partis politiques français.

M. Jean-Pierre Chrétien a répondu qu’il était lui-même l’auteur du titre de l’article, dans la mesure où il n’admettait pas que l’on dise que la France était globalement responsable du génocide. Il a indiqué que le débat avait été très vif en Belgique dès le début de la crise, en octobre 1990, qu’il avait amené au retrait belge et qu’on y retrouvait à la fois les clivages spécifiques à la vie politique belge mais aussi l’émotion suscitée par des événements survenus dans un pays mieux connu qu’en France. Il a regretté que ces débats aient eu peu de répercussion en France, que le Parlement français ait si peu débattu du Rwanda et considéré qu’il y avait en effet matière à enquête sur l’engagement français.

S’agissant de la politique française en Afrique, M. Jean-Pierre Chrétien a estimé qu’elle semblait marquée par une réelle continuité à travers les alternances. Evoquant les réseaux de la " Françafrique ", il a considéré qu’il revenait plus à la mission d’information qu’à lui-même d’en déterminer les acteurs et les motivations.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr