Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Bruno Delaye, ancien conseiller à la Présidence de la République, de juillet 1992 à janvier 1995, actuellement ambassadeur au Mexique. Il a rappelé que, dès sa prise de fonctions, il avait eu à connaître de la difficile situation du Rwanda, marquée par l’alternance de la montée des tensions et du progrès des négociations, et par une série d’affrontements militaires, jusqu’à la conclusion des accords d’Arusha en août 1993, qu’il avait dû ensuite faire face aux difficultés de mise en œuvre de ces accords, dans un contexte de défiance et d’hostilité croissante des belligérants mais aussi de désintérêt de la communauté internationale. Par la suite, sont intervenus une série de massacres et le génocide d’avril 1994, face auxquels l’ONU est apparue incapable d’agir. Enfin, après l’opération Turquoise, il a fallu essayer de renouer les fils du dialogue avec le FPR et porter secours, autant que possible, aux centaines de milliers de personnes déplacées et réfugiées hors des frontières rwandaises.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il exposerait les grands principes de la politique française vis-à-vis du Rwanda, telle qu’il l’avait vécue lorsqu’il était conseiller à la Présidence de la République mais a souhaité auparavant la situer dans le contexte général de la politique africaine de la France.

Il a tout d’abord précisé qu’il avait vécu cette période passionnante et de remise en cause critique comme celle d’une transition entre un ordre ancien et l’émergence d’une Afrique nouvelle, que, personnellement, il appelait de ses vœux. La poussée démocratique, consécutive au discours de La Baule -il y avait alors, en moyenne, une consultation électorale par mois en Afrique francophone- était positive, mais s’accompagnait de tensions extrêmement fortes pour les sociétés africaines. En France, la ligne de partage séparait les nostalgiques d’une " Afrique de Papa ", désormais révolue, et ceux qui, faisant fi des pesanteurs du tribalisme des sociétés africaines, estimaient que la démocratisation n’allait pas assez vite. Tout cela compliquait singulièrement la perception de la politique française, critiquée aux motifs contradictoires que la démocratisation n’allait pas assez vite -comme si les calendriers électoraux de ces pays étaient fixés en Conseil des ministres à Paris- ou, au contraire, que son imposition à marche forcée dans une société encore fortement marquée par le tribalisme ou l’ethnisme était prématurée.

Cependant, le Président de la République, comme les Premiers Ministres Pierre Bérégovoy puis Edouard Balladur ont maintenu le cap, et le bilan qui fut dressé par les Chefs d’Etat africains, réunis au sommet de Biarritz en novembre 1994, est impressionnant : les 31 pays d’Afrique subsaharienne, dont 22 francophones, représentés à la Baule, avaient tous instauré le multipartisme ; 17 avaient adopté de nouvelles constitutions et une cinquantaine de consultations générales avaient été organisées, qu’il s’agisse de référendums constitutionnels ou d’élections législatives ou présidentielles.

Que l’on se réfère au discours prononcé par M. Pierre Bérégovoy au sommet de Libreville, à ceux du Président de la République au sommet de Biarritz et à l’UNESCO, ou à ceux de M. Edouard Balladur à Dakar et à Abidjan, les grands axes de la politique africaine de la France à cette époque visaient à approfondir et consolider le processus de démocratisation, mettre en oeuvre une aide au développement efficace et organiser la sécurité et la paix en Afrique.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait vécu sur le terrain, comme ambassadeur au Togo, de 1990 à 1992, les difficultés de la démocratisation mais qu’à cette occasion, il avait perçu l’importance pour la France de ne pas épouser les querelles locales ni de défendre un clan ou un homme, mais des principes et une politique. Il a rappelé que le vent démocratique de cette époque avait libéré en Afrique des énergies positives, rénovantes, dont ce continent avait grand besoin, mais qu’en s’appliquant à des Etats-Nations faibles, le mouvement de démocratisation avait fait apparaître des tensions régionalistes ou ethniques extrêmement dangereuses, ce qui explique les inflexions de la politique française au cours des années 1992-1994. Ce n’était pas à la France de fixer le rythme et les règles de la démocratisation, mais elle entendait lier son aide et sa coopération aux efforts de démocratisation entrepris sur le terrain et, dans certains cas, elle devait aller jusqu’à suspendre sa coopération, comme ce fut le cas au Togo et au Zaïre.

Il a rappelé que la démocratisation ne consistait pas seulement à organiser des élections transparentes sous le contrôle d’observateurs ni à permettre à une majorité de prendre le pouvoir et de gouverner contre une minorité. Il fallait mettre en place ou aider à mettre en place toute une série de mécanismes complémentaires, assurant notamment une meilleure répartition des pouvoirs et des richesses au profit des autorités locales pour en éviter la concentration au sommet de l’Etat -d’où l’importance des réformes de municipalisation ou de régionalisation, que la coopération française appuiera dans ces années-là- ou contribuant au renforcement de l’Etat de droit, ce qui supposait en particulier l’indépendance de la justice, la lutte contre la corruption, la liberté de la presse d’Etat et de la presse privée ou encore la " désethnisation " des armées.

Il était aussi fondamental de concilier la règle de la majorité avec la garantie des droits de la minorité car, dans de nombreux cas, la minorité politique recoupait une réalité ethnique.

Le second chantier ouvert par la politique africaine de la France consistait à mettre en oeuvre un système d’aide au développement qui soit vraiment efficace et, sur ce plan, la France ne s’est jamais sentie aussi seule que dans ces années-là. En 1992, elle donnait à l’Afrique 3,4 fois plus que la Banque mondiale, 2,2 fois plus que les Etats-Unis. Les bailleurs de fonds avaient déserté l’Afrique au nom d’un discours libéral excessif prônant le recours aux seules forces du marché ou d’une critique, parfois justifiée, des pratiques de détournement des aides, ces deux arguments servant d’alibis commodes à l’abandon de ce continent, dans la bonne conscience universelle. Mais si être l’avocat international de l’Afrique était, aux yeux du Président de la République, une tâche prioritaire, il fallait aussi rénover profondément notre système d’aide et de coopération. Cette rénovation a été engagée en 1993-1994 avec la réforme de la zone franc qui permit la reprise des programmes d’aide du FMI et de la Banque mondiale. Elle est actuellement poursuivie par le Gouvernement de M. Lionel Jospin avec la réforme du ministère de la Coopération.

Le troisième objectif poursuivi par la France était l’organisation de la paix et de la sécurité en Afrique. En 1994, il y avait 12 foyers de guerres endémiques, et, de ce fait, pas moins de 32 000 casques bleus, observateurs et forces de maintien de la paix sur le continent. Comment prévenir les conflits, réduire les tensions, garantir à chacun le droit à la stabilité et à la sécurité ? Dans le cas des pays " du champ ", l’envoi, par la France, de troupes sur place ou le maintien de bases militaires françaises a pu être utile et fut décisif dans de nombreux cas, mais ne pouvait plus être une solution, à mesure que l’Afrique changeait et en raison du caractère de plus en plus interne ou ethnique des conflits et tensions sur le terrain. Aussi, a-t-il fallu développer la diplomatie préventive, le plus souvent dans un cadre confidentiel et déployer les plus grands efforts pour régler les problèmes entre l’Angola, le Zaïre et le Congo, entre le Sénégal et la Mauritanie, la question des Touaregs au Niger et au Mali, les différends entre le Nigeria et le Cameroun, les difficultés des Afars et des Issas à Djibouti. Il devenait indispensable de réorienter notre coopération militaire, en accordant un soutien prioritaire aux forces de police et de gendarmerie, plutôt qu’aux para-commandos et aux gardes prétoriennes, et d’encourager l’OUA et les Etats africains à mettre sur pied une force interafricaine de paix afin que l’Afrique participe elle-même à sa propre sécurité. L’idée fut lancée officiellement au sommet d’Addis Abeba de 1992 et la France l’a reprise à son compte à Biarritz en 1994.

M. Bruno Delaye a estimé que l’on ne pouvait ni comprendre ni juger la politique que les autorités françaises avaient menée au Rwanda si on la séparait de la politique générale de la France en Afrique, dont il venait de rappeler les grandes lignes.

Evoquant brièvement le contexte régional des Grands Lacs, il a fait observer, au vu de la géographie et des données démographiques de cette région et de l’enchaînement des événements de 1994 à nos jours, que la stabilité politique au Rwanda et au Burundi commandait celle de tout le bassin du Congo. Le changement de pouvoir à Kigali a eu des conséquences jusqu’à Kinshasa et même Brazzaville, ce qui peut aider à comprendre a posteriori l’intérêt que présentaient, pour la politique française dans la région, le " petit Rwanda " et le " petit Burundi ", au début des années 1990, quand la France pensait encore pouvoir aider à préparer pacifiquement l’après Mobutu au Zaïre et consolider la démocratie au Congo.

M. Bruno Delaye a précisé que, lorsqu’il avait pris ses fonctions à l’été 1992, la ligne fixée par le Président de la République concernant le Rwanda était la suivante : premièrement, encourager et consolider la démocratisation interne du régime rwandais ; deuxièmement, encourager et appuyer la négociation avec le FPR ; troisièmement, dissuader les protagonistes du recours à l’option militaire.

Cette politique avait déjà donné des résultats. Depuis avril 1992, le Président Habyarimana devait composer avec un Gouvernement et un Premier Ministre d’opposition et la vie démocratique au Rwanda, où vibrionnaient dix-huit partis politiques, était un fait qui s’était imposé, malgré les violences, les atteintes aux droits de l’homme et les pogroms.

Les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR étaient sur les rails depuis les rencontres secrètes organisées à Paris en juin 1992 et avaient déjà conduit à la conclusion d’accords partiels. Sur le plan militaire, le FPR et l’armée rwandaise avaient signé un cessez-le-feu en juillet 1992, accompagné, selon les termes d’Arusha I, par la mise en place d’un groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN) de 50 hommes, chargé d’en surveiller l’application dans la zone frontalière ougando-rwandaise.

M. Bruno Delaye a précisé qu’aux trois objectifs qu’il venait de mentionner, s’ajoutait le souhait, partagé par le Président de la République, de retirer le dispositif Noroît le plus vite possible dans la mesure où une présence militaire longue sur un terrain étranger, fût-elle de 300 hommes seulement, était considérée comme une source d’effets pervers. Il convenait donc, corollairement, de passer le relais aux Nations Unies, sans mettre en péril les fragiles acquis de stabilisation obtenus.

Si la définition de notre politique était claire, sa mise en œuvre se heurtait cependant à d’immenses difficultés.

La première résidait dans le rôle central du Président Habyarimana. Bien que Hutu, appartenant donc à l’ethnie majoritaire, celui-ci ne voulait pas, au début, de la démocratie et de l’ouverture politique, les Hutus du nord auxquels il appartenait ne désirant pas partager le pouvoir avec ceux du centre et du sud, pas plus qu’ils ne désiraient véritablement le retour des réfugiés tutsis d’Ouganda, ne serait-ce que pour des raisons agraires et de concurrence économique. Au cours de cette période, il fallait continuer d’exercer une pression constante sur le Président Habyarimana pour qu’il démocratise son régime, impose le respect des droits de l’homme et négocie avec le FPR. Dans le même temps, il fallait éviter qu’il ne tire prétexte de la situation de guerre sur sa frontière Nord pour bloquer les processus en cours. Il s’agissait d’un exercice extrêmement délicat consistant à mettre en confiance le Président Habyarimana pour éviter qu’il ne s’enferme dans une logique de refus absolu sous la pression des plus extrémistes de son camp, sans pour autant que cette mise en confiance puisse être interprétée comme un blanc-seing ou un soutien. L’homme était difficile, insaisissable, menant sans doute plusieurs jeux à la fois, mais incontournable pour enrayer la montée de l’extrémisme hutu. De fait, après sa disparition, la digue s’est rompue aussitôt et tout appel à la raison ou toute pression sur le camp hutu devint inutile. M. Bruno Delaye a indiqué que cette analyse avait été confirmée lors d’un entretien, deux semaines après l’attentat, avec le " Ministre des Affaires étrangères " du Gouvernement dit " intérimaire ", M. Jérôme Bicamumpaka.

Il fallait aussi trouver le moyen de convaincre le FPR, imprégné de la culture de la " National Resistance Army " (NRA) d’Ouganda, héritée des idéologies maoïstes des années 1970, d’accepter sincèrement la logique de la négociation, tout comme il fallait le convaincre d’accepter la mise en place d’un processus démocratique électoral, alors qu’au Burundi les Tutsis avaient été écartés du pouvoir par les urnes et le mettre en garde contre sa tentation permanente de recourir à la force militaire en lui expliquant qu’elle ne manquerait pas de provoquer des déplacements massifs de population et l’ouverture de règlements de comptes ethniques. Aux dires mêmes du Président Museveni, ceux qu’il appelait affectueusement les " young boys " ne rêvaient que de rééditer la saga ougandaise de la NRA commencée à ses côtés en 1986 par Fred Rwigyema, avec une " centaine de fusils escroqués à Kadhafi ".

M. Bruno Delaye a souligné que la position des Chefs d’Etat des pays voisins n’avait en rien contribué à la réalisation de cet objectif de renoncement à la violence, hormis l’attitude positive du Président tanzanien. Le Président du Zaïre aurait pu exercer une influence sur les extrémistes hutus et celui de l’Ouganda sur le FPR. Soit ils n’ont pas pu, soit ils n’ont pas voulu. La nouvelle Constitution rwandaise née d’Arusha ne pouvait être un modèle pour le Président Mobutu. Quant au Président Museveni, on pouvait parfois se demander, dans sa relation avec le FPR, lequel était l’obligé de l’autre.

M. Bruno Delaye a estimé qu’il convenait également de tenir compte de la situation au Burundi pour comprendre celle du Rwanda et la montée de l’extrémisme hutu à partir de 1993. Le 21 octobre 1993, le Président Ndadaye, élu démocratiquement quatre mois auparavant, est assassiné par un putsch d’officiers tutsis. Incapables d’assumer politiquement leur geste, ces officiers prennent la fuite, se réfugient en Ouganda et se rapprochent du FPR. Ces événements se passent dans l’indifférence quasi totale de l’opinion internationale.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait, ce jour-là, avec un certain nombre de personnes à Paris, envisagé le pire pour la sous-région, et pensé que le compte à rebours d’une nouvelle catastrophe africaine venait de commencer.

Pour le Burundi, la catastrophe, certaine, s’était réalisée immédiatement : le Gouvernement légal s’était réfugié à l’ambassade de France, protégée par des gendarmes et des massacres s’étaient déclenchés à l’instigation de l’armée tutsie et des extrémistes hutus du Palipehutu. La population, en majorité hutue, en avait été la victime. Certains -mais bien après- ont parlé d’un " génocide ciblé " qui aurait fait 100 000 morts en quelques semaines d’après la Croix-Rouge et provoqué, d’après le HCR, l’arrivée au Rwanda en novembre-décembre 1993 de 375 000 réfugiés sur un total de 659 000. Leurs récits de massacres auront un effet terrible et tout à fait déterminant sur la montée de l’extrémisme hutu rwandais. A Bujumbura, les efforts de l’ambassadeur français et du médiateur des Nations Unies, le Mauritanien Ahmedou Ould Abdallah, permettront d’éviter le chaos total et l’embrasement général. Toutefois les flammèches sont déjà passées au Rwanda.

M. Bruno Delaye a souligné que le silence international et médiatique fut alors assourdissant. Les regards étaient tournés vers Sarajevo, mais surtout CNN n’avait pas encore planté ses caméras dans la Région des Grands Lacs.

M. Bruno Delaye a ensuite fait état de la dégradation de l’économie rwandaise et de la déliquescence de l’Etat, qui s’étaient aggravées à partir de 1993. Le Rwanda appliquait un Plan d’ajustement structurel de type déflationniste élaboré avec le FMI et 25 % de son PIB venait de l’aide internationale. Mais, en raison de l’augmentation du déficit budgétaire entraînée par la flambée des dépenses militaires, ce soutien avait cessé. L’armée rwandaise avait augmenté en nombre, dans la même proportion que celle du FPR, mais ni en qualité ni en discipline malgré les efforts de nos coopérants militaires. Sur le plan politique, la démocratisation du régime avait abouti à la paralysie de l’action gouvernementale, au développement des jeux politiciens des partis, à la création d’un climat permanent d’agitation et de propagande, et à la désorganisation de l’administration de l’Etat. Il en résultait un développement des circuits parallèles de décision et de commandement dans l’armée comme dans l’administration territoriale.

Le Président Habyarimana se trouvait affaibli, prenant des engagements à la suite de démarches françaises, notamment en matière de droits de l’homme, et ne les honorant pas, soit par duplicité, soit par impuissance, ou les deux à la fois.

M. Bruno Delaye a souhaité insister sur les aspects jugés prioritaires par la diplomatie française de l’été 1992 jusqu’à avril 1994. Les autorités françaises se doutaient, savaient que le pire se fomentait dans les cercles extrémistes car l’ambassade transmettait des informations sur des rumeurs de préparatifs de règlements de compte sanglants. En revanche, elles n’ont pas eu connaissance de " plan de génocide ", et personne ne pouvait prévoir que la crise s’achèverait par un drame d’une telle ampleur. M. Bruno Delaye a souligné que c’est précisément parce qu’ils craignaient le pire que les responsables français ont appuyé fortement la logique d’Arusha contre celle de la guerre. A partir d’Arusha I, une véritable course contre la montre s’est engagée entre la logique de paix et celle des armes, entre la survie du dialogue et le basculement dans le chaos.

Il a fallu avancer sur plusieurs fronts à la fois, en essayant autant que possible de sauver l’Etat de droit et de faire respecter les droits de l’homme. Durant cette période, de façon quasi hebdomadaire, l’ambassadeur de France à Kigali a été amené à intervenir sur ce sujet, seul ou avec ses collègues occidentaux, dans ses conversations avec le Président Habyarimana, ses collaborateurs et le Premier Ministre.

Du 7 au 21 janvier 1993, une mission de la Fédération internationale des Droits de l’Homme s’est rendue au Rwanda pour enquêter sur la situation des droits de l’homme depuis 1990. Elle a pu établir qu’après l’attaque déclenchée par le FPR en octobre 1990, des massacres avaient eu lieu dans plusieurs régions (commune de Kibilira, Nord-Ouest du Rwanda et Bugesera), et qu’en particulier 348 Tutsis auraient été tués à Kibilira. Ce rapport mettait en cause les autorités locales et des éléments des FAR. Il évoquait l’apparition d’" escadrons de la mort " ou d’un " réseau zéro " qui, d’après le témoignage d’un ancien journaliste (Janvier Afrika), dépendait du Président Habyarimana qui en aurait présidé lui-même les réunions. Contrairement à ce qui a pu être écrit ici ou là, M. Bruno Delaye a indiqué que ce rapport, rendu public le 9 mars, avait été pris très au sérieux par les autorités françaises, et au plus haut niveau de l’Etat.

Le Président de la République, qui avait été informé quelque temps auparavant de son contenu, avait demandé, le 10 mars en Conseil restreint à l’Elysée, que soit entreprise, par la voie diplomatique la plus officielle, une démarche de protestation et de demande d’explication auprès du Gouvernement rwandais. Ce qui fut fait aussitôt par le Quai d’Orsay.

Avant la publication de ce rapport, sur la base des informations reçues à l’Elysée comme sur place, un conseiller de l’ambassadeur s’était rendu le 4 février, en compagnie d’autres diplomates occidentaux, dans la région du Nord où des massacres avaient été signalés. Leurs conclusions en imputaient la responsabilité à la CDR mais relevaient également " l’attitude satisfaisante " de la gendarmerie. Le 5 février, l’ambassadeur de France avait effectué une démarche avec ses collègues occidentaux auprès du Président et du Premier ministre rwandais. Le Président avait annoncé alors l’arrestation des coupables (150), leur traduction en justice et des sanctions contre les autorités locales défaillantes et le 8 février, le Gouvernement rwandais faisait part de " la suspension du préfet de Gisenyi, d’un sous-préfet et de six bourgmestres ". Or, ce même jour, le FPR déclenchant son offensive générale, la situation basculait dans une autre logique et imposait de nouvelles urgences.

Il convenait également de dissuader le FPR de recourir à l’option militaire. Ce souci français permanent ne procédait pas d’une " phobie du FPR " ou d’un " complexe de Fachoda " mais d’un principe et d’une constatation simples. Comme l’a rappelé M. Hubert Védrine, la France ne pouvait approuver la prise du pouvoir dans les capitales africaines francophones par des groupes armés venus et soutenus de l’extérieur, sous peine d’encouragement général à l’anarchie, à l’exemple du Liberia, du Sierra Leone, et peut-être aujourd’hui du Congo Kinshasa.

Le constat fait en 1990, 1992 et 1993, lors des offensives successives du FPR, démontrait que ce mouvement était loin d’être accueilli en " libérateur " par les populations et que ses avancées provoquaient la fuite de centaines de milliers de personnes (on dénombrait un million de déplacés en mars 1993 aux portes de Kigali).

Apprenant que, le 8 février 1993, le FPR avait violé le cessez-le-feu et était parvenu à 40 km de Kigali, le Président François Mitterrand avait estimé qu’il fallait réagir, tout en excluant l’intervention directe et la cobelligérance -il sera toujours extrêmement ferme sur ce point-. Cette réaction était nécessaire selon lui, non seulement pour contraindre le FPR à renoncer à la lutte armée, mais aussi parce que l’on pouvait craindre que son offensive ne déclenche de la part des FAR une logique de représailles ethniques se substituant à une stratégie de défense militaire classique.

Le Président François Mitterrand a donc décidé de renforcer les effectifs de Noroît avec l’envoi de 300 hommes supplémentaires. Il s’agissait de rassurer la communauté expatriée, dont une partie sera évacuée de Ruhengeri où elle avait été prise dans les combats -21 Français et 69 étrangers- et, par la même occasion, de manifester au FPR et au Président Museveni le refus, par la France, de toute solution militaire. Une action diplomatique énergique avait parallèlement été déployée pour obtenir un cessez-le-feu et relancer le processus d’Arusha. M. Bruno Delaye a indiqué qu’il avait été envoyé, avec le Directeur d’Afrique, en mission à Kigali et à Kampala les 12 et 13 février et que M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération, s’était rendu dans les mêmes capitales les 27 février et 1er mars. Ces démarches avaient abouti le 9 mars à un accord de cessez-le-feu prévoyant le repli du FPR sur les lignes du 7 février, la création d’une zone tampon, sous observation internationale, entre les FAR et le FPR, le retrait concomitant des deux compagnies Noroît envoyées en renfort, la relance des négociations d’Arusha et l’engagement du Président et du Premier Ministre rwandais de prendre, entre autres, les mesures nécessaires pour punir les coupables d’exactions ethniques et défendre l’état de droit. Cet engagement, exprimé dans un communiqué du 13 février, fut solennellement repris à Dar Es-Salam le 7 mars dans un second communiqué conjoint du Gouvernement rwandais et du FPR.

M. Bruno Delaye a déclaré que, paradoxalement, alors que le Rwanda venait de passer au bord du gouffre avec le lancement par le FPR d’une offensive généralisée en violation du cessez-le-feu, la France avait enfin la possibilité d’internationaliser sérieusement la solution du conflit, de se désengager, et de passer le relais au plus vite aux Nations Unies. C’est cette stratégie que le Président Mitterrand avait confirmée au conseil restreint du 3 mars.

L’énergique offensive de la diplomatie française s’est traduite par deux décisions du Conseil de Sécurité de l’ONU : l’adoption en juillet 1993 de la résolution 846 créant la MONUOR, chargée de contrôler la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, qui ne sera opérationnelle qu’en octobre 1993, et l’adoption le 5 octobre 1993 de la résolution 872 créant la MINUAR, qui, d’après les accords d’Arusha, devait prendre le relais de Noroît. M. Bruno Delaye a rappelé qu’il avait fallu plusieurs mois d’intenses négociations pour atteindre ces résultats, que le Président français était intervenu personnellement auprès du Président Clinton pour lever les fortes réticences américaines et que le Ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, avait fait de même auprès de ses collègues des pays membres du Conseil de sécurité.

Par ailleurs, le problème des réfugiés était devenu explosif, l’attaque du FPR ayant conduit près d’un million de déplacés aux portes de Kigali. L’assassinat, au Burundi, du Président Ndadaye avait provoqué l’afflux de 375 000 réfugiés au Rwanda. Dans la région du Kivu, à l’est du Zaïre, la concentration de réfugiés avait engendré des débuts de règlements de compte interethniques. La Tanzanie était également affectée. Tous ces mouvements de population représentaient, à une échelle moindre, une répétition générale des immenses exodes de 1994 qui allaient toucher deux ou trois millions de personnes, dans l’indifférence générale de la communauté internationale, à l’exception de la France, seul pays à avoir débloqué des aides humanitaires d’urgence, à hauteur de 10 millions de francs. Le Président Mitterrand était intervenu personnellement à ce sujet, dès janvier 1993, auprès de ses homologues occidentaux, Présidents des Etats-Unis, de la Suisse, Premiers ministres belge, canadien, allemand, car la question des réfugiés constituait un problème fondamental, trop souvent passé sous silence par les observateurs. Il était particulièrement délicat d’organiser l’Etat de droit, d’assurer le respect des droits de l’homme et le fonctionnement de l’Etat et de l’économie dans un pays déjà surpeuplé où des centaines de milliers de personnes erraient, de colline en colline.

Par ailleurs, en dépit de nombreuses embûches et de blocages, la France continuait de soutenir le processus d’Arusha en exerçant une pression constante sur les deux parties. Signés le 4 août 1993, les accords représentaient, pour le Président Habyarimana, des concessions énormes. Il perdait la majeure partie de ses pouvoirs au profit d’un gouvernement que son parti ne contrôlait pas. Le FPR se taillait la part du lion avec, dans l’armée, 40 % des soldats et 50 % des officiers. Ce dernier exprimera d’ailleurs au Président Mitterrand ses " remerciements " et sa " gratitude " pour le rôle de la France à Arusha. Une perspective démocratique s’ouvrait enfin pour le Rwanda, puisqu’à l’issue d’une transition de 22 mois, des élections devaient être organisées.

Pour autant, la mise en oeuvre de ces accords allait se heurter à d’immenses difficultés qu’il fallait rapidement surmonter.

Les Casques bleus de la MINUAR n’étant arrivés qu’en décembre 1993, la France procédait, le 15 décembre, au retrait du dispositif Noroît et ramenait le nombre de ses coopérants militaires au niveau d’avant 1990. La présence d’un fort contingent belge au sein de la MINUAR et les capacités du Général canadien Romeo Dallaire à la tête de ses 2 500 hommes offraient a priori toutes les raisons d’être confiant.

Les observateurs de la MONUOR, faute de moyens d’observation qui ne lui seront jamais envoyés, notamment d’hélicoptères et de jumelles infrarouges, se révéleront totalement inopérants.

La mise en place des institutions de transition prévues par les accords d’Arusha constituait une autre difficulté. L’extrémisme hutu montait dangereusement depuis mars 1993, la CDR faisant ouvertement campagne contre les accords. Le Président Habyarimana, qui avait abandonné, le 31 mars, la présidence de son parti, le MRND, avait envisagé, un moment, de prendre une retraite anticipée. L’ethnisation de la vie politique avait créé des scissions au sein des partis d’opposition où les tendances " Hutu Power " s’imposaient, entraînant des changements d’alliance au détriment du FPR. Celui-ci montrait de plus en plus de réticences à l’égard des accords d’Arusha. Les alliances qu’il avait passées avec l’opposition hutue devenaient moins solides, ce qui changeait, à son détriment, l’équilibre des accords, et, comme l’avaient montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans la zone tampon, il savait que la voie électorale lui offrait peu de perspectives. Lors de cette consultation, tous les partis avaient pu faire campagne, y compris le FPR, et le MRND avait conquis tous les sièges. La tentation militaire s’est alors renforcée dans les rangs du FPR. Non seulement, il n’a pas démobilisé mais il a recruté les éléments que l’armée ougandaise démobilisait dans le cadre du programme d’assainissement économique de la Banque mondiale.

Une autre source d’inquiétude résidait, à partir de l’assassinat, en 1993, de l’opposant Emmanuel Crapyisi, dans la généralisation de la violence politique, sous la forme d’assassinats ciblés et d’attentats aveugles dont le Gouvernement, le FPR, les partis politiques et les sous-factions, s’accusaient mutuellement dans une grande cacophonie. Malgré ces difficultés, tous les partis politiques, même la CDR, à la condition d’avoir un siège à l’assemblée provisoire, s’étaient ralliés, en avril 1994, aux accords d’Arusha. Tous les membres du gouvernement de transition à base élargie avaient été désignés, y compris les cinq membres du FPR. Un bataillon du FPR de 600 hommes, avait pris place à Kigali devant le bâtiment de l’Assemblée. Une délégation conjointe gouvernement-FPR s’était rendue à Washington pour y plaider auprès des institutions de Bretton Woods le dossier de la relance économique du pays et le financement de la démobilisation des forces des deux camps, les effectifs de la nouvelle armée commune devant être réduits à 15 000 hommes. Le Président avait prêté serment dans le cadre de la nouvelle constitution et la MINUAR s’était déployée. Enfin le Secrétaire général des Nations Unies avait désigné un représentant spécial, M. Booh Booh, chargé d’aplanir les dernières difficultés politiques.

Dans son rapport du 30 mars, le Secrétaire général des Nations Unies, tout en reconnaissant l’existence de tensions sur le terrain, ne présente pas de perspectives pessimistes. A cette date, on estimait que la partie pouvait être gagnée. Début avril, le dernier point de blocage qui restait à lever était l’attribution à la CDR d’un siège à l’Assemblée provisoire, qui comptait soixante-dix membres. Le Président Habyarimana en faisait une condition sine qua non, au motif que la participation des extrémistes de la CDR les obligerait à signer les accords d’Arusha et à adhérer au " code d’éthique ", qui prohibait la propagande raciste. Les pays occidentaux et le représentant du Secrétaire général des Nations Unies appuyaient la position du Président Habyarimana.

Le FPR ne voulait rien entendre et ses représentants parlaient ouvertement d’engager une procédure de destitution à l’encontre du Président Habyarimana dès l’installation de la nouvelle assemblée. Alors que le Conseil de Sécurité venait de renouveler le mandat de la MINUAR le 5 avril, une réunion à huis clos des Chefs d’Etat de la région était organisée le 6 avril, à Dar Es-Salam, pour régler la question de la participation de la CDR. M. Bruno Delaye a indiqué qu’à la sortie de cette réunion, le Président Habyarimana avait confié à M. Jean-Christophe Belliard, observateur officiel de la France : " cette fois-ci, ça va marcher ", mais à 20 heures 30, la course contre la montre était perdue.

M. Bruno Delaye a alors souhaité faire part de quelques sentiments personnels. Il a rappelé que la France avait tout essayé, sauf l’intervention militaire directe, et qu’elle avait placé la communauté internationale devant ses responsabilités. Il s’est demandé qui avait autant fait que la France pour enrayer un engrenage funeste que n’importe quel observateur pouvait prévoir. Il a déclaré que la France n’avait pas soutenu un homme ni un clan, mais des principes et une politique, que l’on pouvait contester, mais à condition de pouvoir lui opposer une alternative crédible et réaliste. Certains penseront alors qu’il aurait mieux valu ne jamais s’intéresser à ce pays, où ce qui est arrivé en 1994 se serait sans doute produit quelques années plus tôt, vraisemblablement dans l’indifférence générale, comme dans bien d’autres zones d’Afrique et la France, absente, ne se verrait reprocher aujourd’hui, pour seul péché, à partager avec tous, que celui de " non assistance à peuple en danger ", péché véniel, tant son absolution semble courante.

Il a indiqué que le cauchemar avait commencé dès le 6 avril et qu’on était passé rapidement des attentats ciblés aux pogroms et au génocide, face auquel la communauté internationale n’a pas su prendre ses responsabilités. Pour ce qui est de la France, il a souligné que le Président de la République et le Gouvernement avaient entrepris d’agir dans les premiers jours et les premières semaines, en procédant, avec l’opération Amaryllis, à l’évacuation parfaitement réussie des ressortissants français. Il a précisé qu’interrogé au cours du Conseil restreint du 13 avril, le Président de la République avait donné son accord pour l’évacuation et l’accueil en France de la veuve du Président Habyarimana, de ses neuf enfants dont le plus âgé avait 19 ans et de sa soeur, et que onze visas leur avaient été accordés par l’ambassade de France à Bangui.

La France s’est ensuite opposée au démantèlement et au départ pur et simple de la MINUAR, souhaité par les Belges et les Américains, et a obtenu le maintien d’un effectif ridiculement réduit à 270 hommes, mais qui avait au moins le mérite de préserver l’avenir et de pouvoir être ultérieurement augmenté. Il faudra attendre le 17 mai et un demi million de morts pour obtenir que les effectifs de la MINUAR remontent à 5 500 hommes, lesquels d’ailleurs, n’arriveront pas avant fin août. La France décidait de bloquer toute livraison d’armes dès le 8 avril, comme l’ont indiqué MM. Edouard Balladur, Alain Juppé et Michel Roussin, alors que l’embargo n’était voté aux Nations Unies que le 17 mai. Nous avons également considéré, à tort ou à raison, qu’il fallait rechercher un cessez-le-feu, tout d’abord sous l’égide des Etats de la Région, démarche qui a donné lieu à la mission Marlaud, puis sous l’autorité de l’OUA, lors du Sommet de Tunis où une délégation française s’est rendue le 12 juin.

Tous ces efforts amèneront effectivement des officiels français à être en contact avec le gouvernement intérimaire rwandais, comme avec le FPR, sans qu’il soit jamais question de donner une légitimité à ce " gouvernement intérimaire ". Ces rencontres se poursuivront à Goma, pour les besoins de l’opération Turquoise, jusqu’au 7 juillet mais toutes les injonctions qui seront alors adressées au " gouvernement intérimaire " pour faire cesser les massacres et interrompre les émissions de la Radio des Mille Collines ne rencontreront que langue de bois et hypocrisie.

De son côté, le FPR justifiait systématiquement son opposition à un cessez-le-feu ou à une nouvelle force d’interposition internationale en faisant valoir que seules ses troupes victorieuses pouvaient arrêter les massacres et en châtier les auteurs.

M. Bruno Delaye a déclaré que, devant l’ampleur des massacres, que le gouvernement français qualifiera de génocide à partir du 15 mai, devant l’impuissance et, au fond, l’indifférence des grandes nations, devant la lenteur de la mise en place de la MINUAR II qui demandait plusieurs mois, le Président de la République et le Gouvernement avaient décidé en Conseil restreint le 15 juin de monter l’opération Turquoise, à but exclusivement humanitaire, d’une durée limitée à deux mois, menée sous mandat du Conseil de Sécurité, et associant si possible d’autres pays participants qui seront finalement le Sénégal, la Guinée Bissau, le Tchad, la Mauritanie, l’Egypte, le Niger et le Congo.

Considérant que, sur le reste de l’opération Turquoise, qui avait suscité à l’époque un intérêt considérable de la part des médias, tout avait été dit, il a ajouté qu’une antenne diplomatique avait été établie à Goma et que des contacts avaient été maintenus avec le FPR, d’abord par l’intermédiaire du Général Romeo Dallaire, puis directement, après qu’il eut pris Kigali, le 4 juillet. M. Jacques Bihozagara, représentant du FPR pour l’Europe a été reçu à Paris le 22 juin. Le Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères et le Général Raymond Germanos se sont rendus à Kigali les 20 et 22 juillet puis le 6 août, la France annonçait au FPR son intention d’ouvrir une antenne diplomatique à Kigali ; elle le sera le 19 août.

M. Bruno Delaye a indiqué que, reçu le 1er juillet à Paris par le Président Mitterrand, le Président Museveni avait donné l’assurance qu’il n’y aurait pas de heurts entre les forces du FPR et l’armée française. A partir du ler juillet, la diplomatie française a encouragé les Nations Unies à mettre en place des commissions d’enquête sur le génocide en vue de poursuites pénales internationales. Elles ne seront rendues possibles que le 8 novembre 1994, par l’adoption de la résolution 955 du Conseil de Sécurité créant le Tribunal pénal international d’Arusha, dont la France était co-auteur.

M. Bruno Delaye a conclu en réaffirmant que, jusqu’en avril 1994, aucun pays n’avait fait autant que la France pour éviter le pire, par trop prévisible, sauf dans son ampleur génocidaire. Après le 6 avril et la débâcle des Nations Unies, face à l’horreur du génocide et au drame des réfugiés, la France sera la seule, avec ses amis africains, à retourner sur place pour sauver des centaines de milliers de vies. Elle ne sera rejointe par d’autres pays occidentaux que bien plus tard.

Après avoir regretté que l’audition de M. Bruno Delaye n’ait pas été publique, le Président Paul Quilès a souhaité connaître les raisons du retard du déploiement de la MINUAR. Par ailleurs, alors qu’il paraissait évident que certaines dispositions devaient être prises, tant sur le plan financier que sur le plan militaire, pour permettre la mise en oeuvre des accords d’Arusha que d’aucuns jugeaient déséquilibrés et destinés à échouer, les moyens ont manqué, s’agissant notamment du financement de la démobilisation d’un certain nombre de militaires et de la création d’une armée commune au sein de laquelle allaient se cotoyer des frères ennemis. Il s’est également interrogé sur les conditions dans lesquelles les accords d’Arusha avaient été rédigés et acceptés et sur l’attitude des Nations Unies à l’égard du processus de paix qu’ils prévoyaient. Rappelant qu’au cours d’auditions précédentes, certaines personnes avaient évoqué la possibilité d’un double jeu de la part du Président Habyarimana, il a demandé à M. Bruno Delaye son sentiment sur son attitude et sur l’influence qu’auraient pu exercer des extrémistes exerçant des fonctions à ses côtés et comptant parfois parmi ses proches.

M. Bruno Delaye a précisé que d’un point de vue diplomatique, les accords viables sont ceux qui rencontrent l’accord des parties et que tel était le cas des accords d’Arusha. La fusion des deux armées -FAR et FPR- reprenait un schéma appliqué à l’époque, notamment dans le cas de l’Angola et du Mozambique. Il s’agissait de programmes développés par les Nations Unies pour fusionner des forces belligérantes et en faire une seule armée nationale dans des pays qui avaient connu des guerres civiles. Certes, les négociations avaient été difficiles sur la question des proportions : le gouvernement rwandais ne souhaitant pas plus de 20 à 25 % de membres du FPR dans les rangs de l’armée et le FPR exigeant l’égalité. La France a tenu un langage de modération au FPR, faisant valoir que la présence de ses éléments dans l’armée commune offrirait la garantie qu’elle ne se livrerait pas à des exactions. Non seulement le FPR a maintenu ses exigences, mais il souhaitait également obtenir le commandement, malgré le risque de réactions en retour très fortes de la part des militaires rwandais qui comptaient dans leurs rangs un nombre important d’extrémistes. Toutefois, ce raisonnement n’a pas été entendu. Finalement, un accord s’est dégagé : le chef d’état-major de l’armée proviendrait des FAR et son adjoint du FPR, une solution inverse étant prévue pour la gendarmerie.

Il y avait tout lieu de se demander comment pourrait fonctionner un gouvernement où les portefeuilles avaient été attribués selon la clef prévue par les accords d’Arusha, mais, dès lors que chaque portefeuille avait un titulaire désigné par consensus, il ne pouvait s’agir, pour la France, que d’un bon accord. Des solutions plus compliquées, plus sophistiquées avaient été appliquées avec succès en Afrique.

Le point le plus difficile résidait dans l’engagement de la communauté internationale. Bien peu étaient ceux qui s’intéressaient réellement à ce qui se passait à Arusha. En qualité d’observateurs, seuls la France et les Etats-Unis jouaient véritablement un rôle, les Etats-Unis, par vocation de grande puissance, sans toutefois s’engager dans les aspects opérationnels. Les observateurs de la MONUOR, chargés de surveiller la zone démilitarisée, sollicitaient des Jeeps pour pouvoir circuler, des jumelles pour pouvoir voir la nuit et des hélicoptères pour observer. Quelques Jeeps ont été données par les Allemands -environ six- ; quelques autres, qui ne fonctionnaient pas, ont été livrées par les Américains et la France a pris en charge les voyages de tous les observateurs provenant des pays africains. Aucune autre aide n’a été offerte. Cette force censée observer, donner une garantie aux belligérants, n’a été que virtuelle. Sa mission n’intéressait pas la communauté internationale. Toutefois, les moyens demandés auraient peut-être permis d’éviter bien des dérapages par la suite.

M. Bruno Delaye a estimé que le problème de la MINUAR était beaucoup plus compliqué, car il était d’ordre politique. Les Etats-Unis avaient été traumatisés par l’expérience somalienne, ce qui peut expliquer leur opposition à chaque fois qu’il était question, au Conseil de Sécurité, d’envoyer des Casques bleus en Afrique, à l’exception de l’Angola, zone qui les intéressait. Devant la procrastination de la diplomatie américaine, il a fallu que le Président de la République écrive personnellement au Président américain, au début du mois de septembre, après, semble-t-il, l’avoir joint téléphoniquement à ce sujet, pour lever la réticence des Etats-Unis et obtenir au mois d’octobre le vote de la résolution créant la MINUAR I.

M. Jacques Myard a souligné que les déclarations de M. Bruno Delaye corroboraient les témoignages précédents tant en ce qui concernait la marche du processus démocratique, que la volonté de la France de faciliter un accord. Après avoir rappelé que la démocratisation ne se décidait pas, il s’est interrogé sur le fait de savoir si la mise en place du processus démocratique, l’affaiblissement du Président Habyarimana, usé par le pouvoir qu’il exerçait depuis quinze ans et l’aboutissement des négociations d’Arusha, n’avaient pas comme origine essentielle l’idéalisme occidental et plus encore français. Il s’est demandé si le FPR ne recherchait pas le retour au pouvoir plutôt que la parité. Il s’est ensuite interrogé sur la manipulation médiatique, quasiment géostratégique, qui mettait la France en position d’accusée, alors qu’elle avait pesé de tout son poids, quel que soit son gouvernement, pour rétablir le calme et pour qu’un pouvoir démocratique s’installe à Kigali. Il s’est demandé s’il n’y avait pas là une guerre psychologique, une véritable campagne d’intoxication. Enfin, il a souhaité savoir à quelle date avait été publié le rapport faisant état du réseau extrémiste auquel le Président de la République avait fait allusion.

M. Bruno Delaye a précisé que le rapport de la Fédération internationale des droits de l’Homme avait été publié le 9 mars 1993, la veille du conseil restreint à l’Elysée, au cours duquel le Président avait dit : " Je veux que des démarches soient faites ".

M. René Galy-Dejean a estimé que l’une des questions de fond qui se posait à la mission était de déterminer comment et pourquoi, compte tenu de la politique menée par la France, celle-ci pouvait être victime de la campagne de dénigrement actuelle qui semble faire table rase de ses actions positives.

Le Président Paul Quilès a fait part de sa conviction que les thèses approximatives, voire mensongères qui se sont développées sur le rôle de la France dans la crise rwandaise n’auraient vraisemblablement pas été formulées si l’action de la France et les raisons de sa politique avaient été mieux connues. Une information claire n’aurait toutefois pas pu mettre fin aux commentaires désobligeants suscités par des analyses de la politique africaine de la France qui se nourrissent les unes des autres et dont l’origine est antérieure à la crise rwandaise.

M. Bruno Delaye a souhaité ne pas se prononcer sur les informations paraissant dans les médias pour ne pas avoir à évoquer l’honnêteté intellectuelle de tel ou tel commentateur. Il a toutefois indiqué que, lorsqu’il était en fonction, il était particulièrement difficile d’intéresser les médias à l’Afrique. A ce sujet, il a évoqué le sommet de Biarritz auquel assistaient près de 600 journalistes qui n’avaient pratiquement pour seuls centres d’intérêts que le Président Mobutu et sa toque en léopard, et M. Michel Roussin qui venait d’annoncer sa démission du Gouvernement. Le Président du Mali, M. Konare n’a rencontré aucun journaliste à la conférence de presse qu’il avait organisée lors de ce sommet. Il a par ailleurs estimé que certains mythes avaient la vie dure : " l’Afrique, c’est sale, l’Afrique, c’est plein de barbouzes, l’Afrique est pleine de réseaux, l’Afrique est pleine de magouilles ". Il a reconnu que lui-même, Ambassadeur au Togo, lorsqu’il avait été convoqué par le Président de la République pour être chargé des affaires africaines à l’Elysée, avait eu une première réaction négative et avait pris ses fonctions avec une certaine appréhension. Il a pu alors constater que la politique africaine de la France était très éloignée des commentaires calomnieux dont elle faisait l’objet. Il n’a jamais rencontré dans son bureau d’interlocuteurs venus échanger de pleines valises de francs CFA contre des lingots d’or. Au contraire, il a déclaré avoir constaté que la politique africaine de la France s’inscrivait dans le cadre du fonctionnement normal des relations internationales. Il n’y avait pas un Président qui, dans le secret de son bureau, disait : " J’envoie des troupes ici, j’en retire là-bas " ; il y avait des conseils restreints, tenus dans l’une des salles voisines de celle du Conseil des ministres, avec un procès-verbal établi par le secrétaire général du gouvernement et la participation des ministres de la République concernés et du chef d’état-major des armées, de façon totalement transparente. Il est évident que certaines légendes ont la vie dure et que le fonctionnement régulier d’une administration n’a pas le même attrait sur les médias que des pseudo-confidences susceptibles d’impliquer des officiels français. Au nombre des détracteurs de son action et de la politique française, il a cité un conseiller de M. Paul Kagame qui a organisé à Paris, le 24 avril 1998, une conférence de presse du Ministre de l’Information de M. Laurent-Désiré Kabila, ce qui constitue une référence certaine en matière de droits de l’homme.

M. François Lamy a souhaité savoir s’il était exact qu’un général d’armée impliqué dans l’opération Noroît avait déclaré qu’il considérait tout abandon du régime Habyarimana comme un acte de haute trahison. Il a demandé si on pouvait avoir l’impression à l’époque qu’une partie de l’état-major présidentiel ou une partie des militaires français avaient des sympathies pour la tendance extrémiste hutue et s’est interrogé sur l’ambiguïté d’une action qui associait la négociation diplomatique et l’implication de conseillers militaires français dans des processus d’instruction ou de décision.

M. Bruno Delaye a considéré que, dès lors que l’on s’efforce de suivre une politique du juste milieu, celle-ci est forcément en but à la critique, des opposants qui disent : " Vous avez partie liée avec le régime en place " et du régime en place qui proteste : " Vous voyez des opposants toute la journée ". En ce qui concerne l’attitude des militaires français, il a précisé que, dans l’exercice de ses différentes fonctions, il avait toujours pu constater qu’ils servaient leur pays d’une manière exemplaire, qui se caractérise notamment par une réelle éthique et un véritable sens du devoir.

Il a souligné que, pour des raisons opérationnelles, la communication des militaires repose sur un vocabulaire binaire qui n’est pas celui des diplomates et qu’il n’est pas rare que la description des positions sur le terrain en termes militaires fasse état d’unités amies ou ennemies, présentes de part et d’autre de la ligne de contact des belligérants. Parce qu’ils ne pratiquent pas les finesses littéraires de l’expression diplomatique, il arrive fréquemment que les propos des militaires soient interprétés par les journalistes comme un engagement en faveur de l’un ou l’autre camp, qualifié d’ami ou d’ennemi. Ces difficultés d’interprétation sont d’autant plus grandes que les militaires sont amenés à rendre compte de façon synthétique de situations complexes et fluctuantes de façon à garantir la sécurité de leurs hommes.

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur l’apparent machiavélisme du FPR et de ses dirigeants, s’agissant de la négociation et de la mise en oeuvre des accords d’Arusha, ce qui conduit à imaginer que M. Paul Kagame pouvait jouer un triple ou quadruple jeu dès 1990, dans la mesure où il semblerait que sa seule motivation consistait moins à participer au pouvoir qu’à l’exercer sans partage. Il a souhaité savoir quelle analyse M. Bruno Delaye faisait de l’attentat dont a été victime le Président Habyarimana et l’a ensuite interrogé sur les raisons qui avaient conduit le FPR à accepter la présence de M. Ferdinand Nahimana, responsable éminent de la Radio des Mille Collines, dans le Gouvernement de transition à base élargie. Enfin, il a demandé s’il était exact que des responsables de la CDR avaient été reçus à l’Elysée.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il ne lui était pas possible de porter un jugement de valeur sur la sincérité du FPR et de ses dirigeants. Il a rappelé qu’il avait été très frappé par la culture des responsables du FPR, qui était identique à celle de la National Revolutionary Army d’Ouganda. Pour la plupart, ils constituaient les fondateurs, les idéologues, les cadres de ce mouvement, et avaient participé, avec Museveni, à la prise du pouvoir par les armes, dans un Ouganda en complète décomposition après les expériences d’Idi Amin Dada et de Milton Obote. Il y avait chez eux un côté aventurier, illustré par la narration qu’ils faisaient de la façon dont ils avaient berné Kadhafi en lui faisant croire qu’ils appartenaient à un mouvement musulman rebelle africain afin d’obtenir les kalachnikovs, avec lesquelles il ont pu prendre Kampala, sauvant ainsi l’Ouganda d’une guerre civile. Il semble que le FPR ait voulu appliquer le même raisonnement au Rwanda en y apparaissant comme une armée de libération, comme le montre le dialogue, relaté par M. Gérard Prunier, entre un jeune combattant du FPR et un vieux paysan tutsi, le premier déclarant : " Nous venons te libérer " et le second répondant : " A quoi cela me sert-il si je dois mourir ? ".

M. Bruno Delaye a indiqué que dans les discussions, il était extrêmement difficile d’amener les membres du FPR à la modération dans la mesure où l’on sentait chez eux une volonté de règlement de comptes, de faire rendre gorge à l’ennemi, avec toutefois de nombreuses contradictions, puisqu’ils ont accepté la présence, dans le gouvernement de transition, d’un leader extrémiste. La liste des membres de ce gouvernement, rendue publique, avait fait l’objet d’un accord, y compris sur la présence de M. Nahimana. Tout le monde connaissait les ministres désignés par chacun des partis. Les ministres du FPR étaient même venus s’installer à Kigali puis en étaient repartis parce que les choses n’avançaient pas.

M. Bernard Cazeneuve s’est étonné du décalage entre la logique de modération et de démocratisation que la France accompagnait et les éléments d’incohérence, voire d’absurdité, contenus dans le dispositif des accords d’Arusha, tel que la présence d’un extrémiste hutu dans le gouvernement de transition.

M. Bruno Delaye a souligné que l’art de la diplomatie est de rendre possible ce qui, au départ, apparaît impossible, de rapprocher des points de vue qui paraissent totalement inconciliables. La France a entrepris des médiations bien plus difficiles, qui ont abouti, par exemple à un accord entre le Cameroun et le Nigeria, à un moment où la guerre était sur le point de se déclarer entre ces deux pays. Il convenait de tout mettre en oeuvre pour éviter que Tutsis et Hutus s’entre-tuent. La France a donc décidé de tout essayer pour l’éviter. Pour cela il fallait, malgré des situations stupéfiantes, maintenir le fil du dialogue qui est une vertu sacrée en Afrique.

Il a considéré qu’il était inexact d’affirmer que les responsables de la CDR se succédaient à l’Elysée. En sa qualité de responsable de la cellule africaine de la présidence de la République, il avait écrit, le 1er septembre 1992, au directeur des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères rwandais, pour accuser réception d’une pétition, adressée à l’Elysée, et avait utilisé, dans une réponse de routine, la formule traditionnelle : " Le Président a pris connaissance avec intérêt... Il vous remercie de l’intérêt que vous portez à la politique, etc. ". Il s’agissait d’une réponse purement protocolaire à un fonctionnaire ayant transmis une motion de soutien à la politique française, dont les activités dirigeantes au sein de la CDR ne lui étaient alors pas connues.

M. Yves Dauge a souhaité revenir sur les conditions dans lesquelles les troupes françaises avaient quitté le Rwanda et s’est notamment demandé si les Rwandais avaient souhaité ce départ ou s’il était le fait de la France. Il s’est interrogé sur la possibilité de prévoir un calendrier de relève qui aurait pu permettre un maintien des troupes françaises jusqu’à l’arrivée effective des Nations Unies.

M. Bruno Delaye a précisé que les troupes françaises s’étaient retirées après l’arrivée de la force des Nations Unies, selon un calendrier qui avait été négocié. Il paraît évident que le FPR ne souhaitait pas le maintien de la présence française, ce qui n’était pas la position exprimée par le Président Habyarimana, lors de sa visite au Président de la République en octobre 1993. Lorsqu’il a eu connaissance du départ prochain des troupes françaises, les Casques bleus devant prendre la relève, il a demandé le renforcement de la coopération militaire, et le Président François Mitterrand lui a répondu clairement : " Non, on en revient à la situation de 1990. Vous avez signé des accords à Arusha ; la France y sera fidèle, dans l’esprit comme dans la lettre ".

Le relais a été passé aux Nations Unies dans des conditions que l’on peut estimer satisfaisantes, 300 Français étaient remplacés par 2 500 casques bleus qui comprenaient 400 Belges, un général canadien et des effectifs du Bangladesh et du Ghana.

M. Kofi Yamgnane a souhaité connaître le sentiment de M. Bruno Delaye sur l’attentat dont a été victime le Président Habyarimana.

M. Bruno Delaye a indiqué qu’il ne possédait pas d’éléments lui permettant d’émettre un avis sur cette question et que, dans ces conditions, il ne souhaitait pas se prononcer en faveur d’une hypothèse précise, ne voulant pas porter une accusation aux conséquences particulièrement graves. Il a toutefois rappelé que, dans les heures qui ont suivi, la rumeur donnait le FPR comme auteur de l’attentat.

M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que la France n’ait pas ordonné une enquête compte tenu du fait qu’une partie de l’équipage était français et que la société qui rémunérait cet équipage était liée au ministère de la Coopération.

M. Bruno Delaye a estimé que, bien que cette question mérite d’être posée, il convenait toutefois de rappeler le déroulement des événements : un officier français s’est rendu sur les lieux du drame, le ministère de la Coopération a demandé le rapatriement des dépouilles de l’équipage, puis les combats se sont intensifiés et il paraissait plus urgent d’évacuer nos ressortissants.Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a demandé une enquête internationale aux Nations Unies, mais rien n’est advenu. Par la suite, le gouvernement burundais, dont le président avait été assassiné, a demandé au gouvernement rwandais l’ouverture d’une enquête. Le gouvernement rwandais dirigé par le FPR n’a pas voulu répondre à la demande du Gouvernement burundais.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr