Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré avait été Ministre de la Coopération de novembre 1994 à mai 1995 et que, dans l’ouvrage qu’il venait de publier sur le Rwanda, il exprimait un jugement pour le moins critique, qui tranche avec les opinions habituellement émises, qu’il s’agisse du régime du Président Habyarimana, du FPR, ou du processus qui a conduit aux accords d’Arusha.
M. Bernard Debré a souligné qu’il avait été nommé Ministre de la Coopération après l’opération Turquoise, en novembre 1994 mais que sa passion pour l’Afrique était plus ancienne et qu’il était allé souvent dans la région des Grands Lacs, tantôt comme médecin, tantôt comme parlementaire. M. Bernard Debré a signalé qu’il se trouvait en janvier 1994 au Rwanda où il avait rencontré le Président Juvénal Habyarimana et ses conseillers, ainsi que les représentants du FPR installés à Kigali. Il a indiqué qu’il était allé à Goma, dans les camps de réfugiés, et que, pendant l’opération Turquoise, il s’était rendu à Cyangugu et Kibuye où il avait rencontré des collègues chirurgiens sénégalais, dont l’un avait été son élève.
M. Bernard Debré a précisé qu’après sa nomination comme Ministre de la Coopération, il avait rencontré à Paris une délégation du gouvernement du Rwanda, conduite par le Ministre de la Santé du FPR, ainsi que, par la suite, le Président Pasteur Bizimungu et ses conseillers.
Il a souligné qu’en tant que Ministre de la Coopération, il avait inlassablement tenté d’apaiser les haines entre les Tutsis et les Hutus burundais, signant avec le Président Sylvestre Ntibantunganya et le Premier Ministre Nduwayo un traité de paix entre les deux clans. Outre les représentants de l’ONU, assistaient à cette cérémonie M. Ahmedou Ould-Abdallah et la quasi totalité des ambassadeurs accrédités à Bujumbura.
Il a rapporté qu’il avait eu de très nombreuses conversations à propos des questions africaines avec le Président François Mitterrand à l’hôpital Cochin, en juillet 1994, lorsqu’il avait été hospitalisé dans son service, mais aussi à l’Elysée, lorsqu’il était Ministre de la Coopération. Il a relevé également qu’il s’était entretenu avec de nombreux chefs d’Etat africains, aussi bien pendant les événements tragiques du Rwanda qu’après.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que le génocide de 1994 ne pouvait pas être analysé de façon isolée et qu’il devait être réintroduit dans l’histoire du Rwanda et des Grands Lacs. En effet, cette période d’avril 1994 à fin août 1994, qui va du début du génocide à la fin de l’opération Turquoise, n’est malheureusement qu’un moment sanglant de l’histoire de la région. L’isoler de son contexte constitue un piège que beaucoup ont contribué à forger.
Les Hutus et les Tutsis existent depuis des siècles. Le nier serait une faute et une injure faite à l’histoire. Les Tutsis ont toujours été minoritaires, avec 15 % de la population, et les Hutus majoritaires. Le Mwami tutsi (le roi), a régné sur cette région pendant des siècles, organisant son royaume, regroupant les autres chefferies tutsies, élaborant des règles sociales extrêmement sophistiquées entre les Tutsis eux-mêmes et entre les Tutsis et les Hutus. S’il a pu exister des chefferies hutues, elles ont été peu nombreuses et toujours faibles. Elles ont disparu au XIXème siècle. Lorsque les Allemands, puis les Belges, se sont installés dans cette région, ils ont commencé à reconnaître le roi et les structures sociales de la région. Ce n’est que dans les années 1950 que les Belges ont inversé leur alliance en devenant les alliés des Hutus majoritaires.
M. Bernard Debré a analysé les raisons de cette volte-face.
La première raison tient à la définition occidentale de la démocratie, qui repose sur le principe du gouvernement par une majorité issue d’un vote organisé selon la règle un homme, une voix. La majorité étant hutue, c’était à eux de diriger le pays. M. Bernard Debré a émis l’idée que cet idéal universel de la démocratie n’est applicable que si les notions d’ethnie ou de clan ont disparu au profit de l’idée de nation. Sans cela, la démocratie ne se résume qu’à la dictature de l’ethnie majoritaire. C’est cette situation qui, selon lui, s’est produite au Rwanda, dès l’arrivée au pouvoir des Hutus, en 1959, alors même que le pays était encore sous mandat belge.
La seconde raison tient, selon M. Bernard Debré, à l’attitude des Tutsis. En voyant arriver l’indépendance, ils ont voulu prendre les devants, précisément pour éviter l’application de cette notion démocratique qu’ils refusaient, car elle les condamnait. Ils ont alors demandé aux Belges de partir. Les Belges ont refusé, d’autant que les Hutus ne demandaient pas l’indépendance immédiate : ils auraient voulu obtenir une période d’adaptation à l’indépendance, sous l’égide des Belges. En réalité, les Hutus craignaient de se retrouver seuls face à leurs anciens maîtres tutsis.
M. Bernard Debré a ensuite mis l’accent sur quelques grandes dates de l’histoire du Rwanda.
1959 : les Hutus installés au pouvoir par les Belges ont commencé un génocide anti-tutsi. A cette époque, le Rwanda n’était pas indépendant. Au lieu de rétablir l’ordre et de punir les assassins, les Belges ont accéléré l’indépendance et sont partis le plus vite possible.
1962 : l’indépendance est proclamée. Le génocide s’est poursuivi tout au long de la première république rwandaise.
1964 : dans l’indifférence mondiale, radio Vatican a dénoncé " le plus grand génocide depuis la dernière guerre ". Les Tutsis ont continué à s’enfuir dans les pays voisins, formant une diaspora qui, comme en Ouganda, s’installe, s’anglicise et participe à la vie politique et militaire du pays d’accueil.
1959, 1962, 1964, 1973, 1990, 1994...M. Bernard Debré a déclaré n’avoir cité que les dates sanglantes qui marquent le plus fortement l’histoire dramatique qu’ont vécue les Tutsis rwandais. Leur assassinat fut souvent programmé et planifié, même avant 1990. A chaque fois, les réfugiés sont venus gonfler les rangs de la diaspora, à chaque fois les Tutsis ont compris qu’ils ne pourraient revenir chez eux et s’y maintenir que par la force des armes.
M. Bernard Debré a considéré que le début de la reconquête du Rwanda par les Tutsis commençait vraiment en octobre 1990. Elle fut le fait des Tutsis et des Ougandais, même si cette distinction est parfois difficile à effectuer. Les chefs de guerre tutsis avaient tous exercé des pouvoirs politiques et militaires dans le gouvernement ou l’armée ougandaise. Fred Rwigyema a été ministre des Armées du gouvernement ougandais. C’est lui qui a commandé l’armée tutsie, l’APR, bras armé du FPR. Paul Kagame, qui lui a succédé à sa mort, était chef des services secrets de l’Ouganda. L’armée du FPR était composée en partie par des éléments de l’armée régulière ougandaise.
Les Tutsis ont repris le pouvoir au Rwanda, dans le sang, leur propre sang, car les Hutus ont commis un nouveau génocide, mais aussi dans le sang des Hutus, car une fois installés au pouvoir, ce sont les Hutus qui ont été et sont encore massacrés. Depuis le mois d’avril 1994, plus de 600.000 Tutsis -les évaluations varient et personne ne peut malheureusement connaître le nombre de morts- et plus de 300.000 Hutus ont été tués. Les massacres continuent encore au Kivu voisin.
M. Bernard Debré a souhaité rapporter les termes d’une discussion qu’il avait eue, à la fin du mois de janvier 1994, avec le président Habyarimana et des éléments du FPR qui étaient installés à Kigali à la suite des accords d’Arusha. Le président rwandais a tenu le raisonnement suivant : " Il faut m’aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que je puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80 % des votants ". Le discours des représentants du FPR était, quant à lui, inverse : " Nous ne pouvons pas attendre les élections, nous allons les perdre ; nous prendrons le pouvoir avant, dans le sang s’il le faut ".
M. Bernard Debré a souligné qu’il existait des Hutus et des Tutsis modérés, même si. une règle incontournable veut que, durant les périodes de tension durables, seuls les extrémistes arrivent à se maintenir au pouvoir. Il serait injuste d’accuser du crime de génocide tous les Hutus, car les Hutus modérés ont été également la cible des extrémistes durant les massacres. M. Bernard Debré a jugé regrettable que cette facilité sémantique soit souvent utilisée pour excuser ou expliquer l’attitude des forces tutsies qui " nettoient " actuellement le Kivu.
Il a affirmé qu’il serait absurde de refuser de voir l’antagonisme tutsi-hutu et de nier qu’il demeure l’élément fondamental des guerres actuelles.
Il s’est ensuite interrogé sur la politique de la France vis-à-vis du Rwanda, sur le rôle de François Mitterrand, et sur l’étendue de l’aide accordée par la France aux Hutus.
M. Bernard Debré a affirmé que le président François Mitterrand avait une véritable politique africaine. Il connaissait ce continent, ses dirigeants. Il voulait que la France y ait une influence politique, militaire, économique et culturelle. Cette vision était sous-tendue par deux attitudes, parfois ambiguës : tout d’abord, un très grand pragmatisme, dû à la connaissance des hommes et du terrain, mais parfois aussi, un dogmatisme qui a pu, selon M. Bernard Debré, se révéler dangereux. C’est ainsi que le président a voulu imposer partout notre idéal occidental, universel peut-être, de la démocratie issue du vote selon la procédure " Un homme, une voix ". Selon sa conception, idéalisée, au Rwanda, les Hutus devaient nécessairement être au pouvoir parce qu’ils étaient la majorité.
Le danger au Rwanda, a estimé M. Bernard Debré, c’est que la démocratie ne cohabite pas bien avec le vote ethnique et c’est un euphémisme. La démocratie fondée sur des élections selon la règle " un homme, une voix " ne peut être viable que si la notion de nation transcende la notion d’ethnie, ce qui n’est pas toujours le cas dans certains pays africains. Pour imposer la démocratie selon le principe " Un homme, une voix " certains nient le fait ethnique et sans ethnie on ne voit plus le problème rwandais.
Selon M. Bernard Debré, M. François Mitterrand a soutenu le président hutu Habyarimana, principalement parce que celui-ci représentait la majorité du peuple. Il a ajouté toutefois trois autres explications.
Il a rappelé tout d’abord que le président François Mitterrand considérait que seul un Etat structuré, avec un exécutif fort, pouvait éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné, aux yeux de François Mitterrand, par Juvénal Habyarimana. Ce dernier disait souvent : " Aidez-moi à me protéger des extrémistes, tant hutus que tutsis ". Vérité ou dissimulation, nul ne le sait, mais c’était son discours.
M. Bernard Debré a ensuite relevé que le président François Mitterrand considérait que les troupes tutsies du FPR étaient en majorité composées d’Ougandais et qu’il s’agissait en conséquence d’une invasion extérieure, un jugement que M. Debré a estimé ne pas être totalement faux.
Enfin, M. Bernard Debré a fait valoir que M. François Mitterrand considérait que les Américains, qui aidaient de façon évidente aussi bien les Ougandais que le FPR, avaient une volonté hégémonique sur la région et peut-être sur l’Afrique. M. Debré a jugé que le Président n’avait pas tort une fois de plus car le rôle des Américains est devenu de plus en plus évident par la suite. Ce sont eux qui ont formé les cadres de l’armée ougandaise et de l’armée FPR. M. Debré a estimé également vraisemblable qu’ils leur ont fourni des armes.
C’est sur la base de ces arguments, a affirmé M. Debré, que le Président de la République a décidé d’aider le président Habyarimana et les Hutus : aide militaire, formation sur place des cadres de l’armée, fourniture de munitions, mais aussi aide économique et aide politique. Le Président Habyarimana était considéré comme l’ami de la France, même si à la fin des années 1980, il était plus un dictateur qu’un démocrate.
M. Bernard Debré a rappelé qu’en 1990, les armées tutsies ou ougandaises lancent leur grande offensive et que le début de la guerre ne fut pas favorable aux FAR qui ont fait appel à l’aide française. De 1990 à 1993, la présence militaire française est devenue importante. La France forme et arme les FAR dans le cadre de la coopération militaire entre les deux pays.
M. Bernard Debré a souligné que les Américains faisaient la même chose en Ouganda, mais que la présence physique de l’armée était, dans ce pays, plus réduite et plus discrète.
Une fois les accords d’Arusha signés, la France a allégé sa présence au Rwanda. En 1994, il ne restait que quelques dizaines d’hommes de l’armée française à Kigali. Voulant savoir si la France avait continué à livrer des armes aux FAR après l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril 1994, M. Bernard Debré a indiqué qu’il avait posé la question à M. François Mitterrand dont la réponse fut très sibylline : " Vous croyez ", a-t-il dit, " que le monde s’est réveille le 7 avril, au matin, en se disant : Aujourd’hui, le génocide commence ? Cette notion de génocide ne s’est imposée que plusieurs semaines après le 6 avril 1994 ". M. Bernard Debré a déclaré avoir pris cette réponse, d’une grande ambiguïté, comme la possible affirmation que des aides en munitions avaient été poursuivies après le 6 avril 1994 et qu’il était d’autant plus disposé à le croire, qu’à l’époque, la communauté internationale accusait la France d’avoir continué à livrer des armes aux FAR. M. Bernard Debré a toutefois précisé que M. Edouard Balladur lui avait affirmé qu’il avait ordonné, dès 1993, l’arrêt des fournitures d’armes au Rwanda et que des militaires lui avaient confirmé cet arrêt. Pour connaître la vérité, M. Debré s’est efforcé de reconstituer le cheminement éventuel de certaines livraisons d’armes françaises tout en constatant que l’opacité restait grande sur ce sujet et a donné l’exemple suivant.
A la fin avril 1994, un officier supérieur hutu des FAR, sous un pseudonyme, aurait acheté des armes à un intermédiaire sud-africain qui serait passé par les Seychelles, puis par la Suisse ou la Belgique. L’argent aurait été déposé dans une banque française. Les armes étaient officiellement destinées au Zaïre. Il s’agissait de munitions qui, in fine, ont été fournies aux FAR.
L’opacité de ces transactions est grande. Peut-on considérer qu’il s’agit de la France officielle ou de trafiquants français ou européens ? La presse française a accusé la France officielle, sans se poser de questions.
La deuxième question qu’a soulevée M. Bernard Debré concerne les missiles SAM-16, qui ont abattu l’avion du président Habyarimana. Il a déclaré être convaincu que ce sont les troupes FPR de Paul Kagame qui ont tiré sur le Falcon 50 et l’ont abattu. Il a décrit les faits suivants, dont il a affirmé qu’on pouvait les vérifier, en lisant soit les télégrammes du Quai d’Orsay, soit les notes des Services français, soit même les journaux de l’époque.
A la demande du président ougandais, Yoweri Museveni, le président tanzanien, Ali Hassan Mwinyi a convoqué une conférence sur la situation politique des Grands Lacs. Tous les chefs d’Etat de la région y étaient conviés, en particulier, MM. Mobutu Sese Seko du Zaïre, Cyprien Ntaryamira du Burundi, Juvénal Habyarimana du Rwanda. Mobutu s’est décommandé à la dernière minute, comme d’autres chefs d’Etat, Daniel Arap Moi du Kenya, Frederik Chiluba de Zambie. Mais le FPR était représenté et Museveni était là.
Ntaryamira et Habyarimana sont venus chacun avec leur avion personnel : deux Falcon 50, sécurisés par les Français. Le 6 avril, dans la journée, la conférence ne débouchant sur rien, les deux présidents rwandais et burundais s’apprêtaient à rentrer dans leur pays respectif. Le président Museveni a alors convaincu le président burundais Ntaryamira de prendre l’avion rwandais avec le Président Habyarimana pour rejoindre Kigali.
Pourquoi le président Ntaryamira du Burundi laisse-t-il son avion et monte-t-il dans celui de Habyarimana pour se rendre à Kigali ? L’explication est la suivante : Museveni leur demande de se tenir prêts à Kigali pour venir le lendemain, 7 avril, à Kampala, où il organisera une réunion à trois, Museveni assurant alors qu’il allait faire un pas vers la paix. Les présidents rwandais et burundais acceptent. Museveni - d’une façon tout à fait anormale selon tous les participants à la conférence de Dar-es-Salam- retient encore le président du Burundi et c’est à la tombée de la nuit que l’avion quitte enfin Dar-es-SalaM. Il doit atterrir à Kigali mais, depuis quelques jours, le circuit qu’il doit emprunter pour se présenter dans l’axe de la piste a été inversé, à la demande du FPR. Les missiles sont tirés ; l’avion s’écrase ; les deux présidents meurent.
Juste après, à Dar-es-Salam, en public, le représentant du FPR, Théogène Rudasingwa, déclare : " Il s’agit d’une bénédiction déguisée ". Yoweri Museveni dit : " Il était temps d’en finir " devant le public de journalistes. L’armée du FPR, qui est déjà en train de faire mouvement depuis le matin du 6 avril vers Kigali, annonce triomphalement, comme cela a déjà été évoqué devant la Mission : " Les trois tyrans sont morts ". Vraisemblablement, Paul Kagame ou Yoweri Museveni avait oublié de prévenir que Mobutu s’était décommandé, car il aurait dû être présent dans l’avion abattu.
Les communications de l’armée FPR étant écoutées, il est prouvé que l’ordre de marche de l’armée tutsie a été donné dès le 6 avril au matin. L’armée du FPR fait donc mouvement vers Kigali avant même l’attentat. Une course de vitesse est engagée, car il était clair que les premières victimes seraient les Tutsis restés au Rwanda. Enfin, l’armée française avait prévenu, depuis plusieurs mois, que le FPR possédait et utilisait des missiles SAM-16. Cela a été précisé également devant la Mission.
M. Bernard Debré a jugé que ces faits sont suffisamment puissants pour forger sa certitude selon laquelle c’est bien le FPR qui a tiré les missiles sur le Falcon 50 rwandais, entraînant la mort des présidents rwandais et burundais. Cet attentat a été planifié et organisé, selon lui, avec la complicité du président ougandais, Yoweri Museveni, et aurait dû également tuer le président Mobutu.
Dès lors, il est possible de s’interroger sur qui a fourni les missiles.
Les missiles tirés sont des SAM-16 russes, version modifiée des SAM-7. Ils ont été récupérés sur le théâtre d’opérations durant la guerre du Golfe. M. Bernard Debré s’est déclaré certain qu’il ne s’agit pas de missiles récupérés par la France, car à l’époque où il était ministre, il a demandé si on pouvait connaître leur origine. Il lui fut répondu que, bien que les numéros des châssis et des empennages soient incomplets, une origine américaine était plus que vraisemblable. Un article récent dans " Le Point " a confirmé cette hypothèse.
M. Bernard Debré s’est demandé pourquoi certains accusent la France de cet attentat. Un universitaire belge, partisan de cette thèse, a précisé que les numéros reproduits lui ont été confiés par la CIA. Un informateur, militaire français, qui a demandé à garder l’anonymat, a confirmé cette information qui demeure, aux yeux de M. Debré, sujette à caution. Il n’est pas un instant crédible que la France ait pu armer le FPR pour commettre un attentat contre deux présidents qu’elle soutenait et alors même que l’avion était piloté par deux anciens militaires français. En revanche, une manipulation de la CIA est loin d’être exclue. M. Bernard Debré a rappelé que c’est l’armée américaine qui a formé les cadres de l’armée ougandaise et du FPR. Quand Fred Rwigyema a été tué au combat en 1990, lors de l’offensive ougando-FPR, son remplaçant, Paul Kagame, était en formation aux USA. Il a été rappelé d’urgence. Des bases militaires américaines existent actuellement en Ouganda. L’une d’elles a comme nom Camp Genesis. Les militaires américains forment les cadres de l’armée ougandaise pour lutter contre les extrémistes soudanais. En particulier, ils forment le 3ème bataillon de l’armée ougandaise. Il est maintenant reconnu que des militaires américains ont aidé l’armée de Kabila à conquérir le Kivu, puis la totalité du Zaïre.
M. Bernard Debré a rappelé que l’opération militaro-humanitaire, décidée par l’ONU au Kivu, a été torpillée par les Etats-Unis qui n’en voulaient à aucun prix. D’après les révélations de la presse américaine, le sang de dizaines de milliers de Hutus massacrés dans les forêts zaïroises pourrait bien finir par éclabousser certains gradés du Pentagone.
Les missiles SAM-16 utilisés par le FPR depuis quelques mois avant l’attentat, sont donc sans doute d’origine américaine. En effet, l’armée ougandaise n’a pas participé à la guerre du Golfe. Elle n’a pu se procurer ces missiles sur le théâtre des opérations.
Par ailleurs, cette armée disposait déjà de missiles SAM-16 qu’elle avait précédemment utilisés contre les FAR. Ce sont des engins qu’on ne trouve pas dans n’importe quelle boutique d’armement. Si tout prouve que c’est bien le FPR qui a tiré ces missiles, il est de même vraisemblable qu’ils ont été fournis par les Etats-Unis.
M. Bernard Debré a rappelé que, lorsqu’il a négocié la paix entre les Hutus et les Tutsis au Burundi, tous les ambassadeurs étaient présents, à l’exception de celui des Etats-Unis, volontairement absent. M. Debré a déclaré qu’il l’avait traité, à l’époque, de " va-t-en guerre ", ce qui n’avait pas été du goût du Département d’Etat.
La question suivante, posée par M. Bernard Debré, concerne le rôle de l’ONU. Pour M. Debré, il ne fait pas de doute que l’ONU savait que des massacres se préparaient : elle n’a pour autant rien fait. Au moment où le génocide a commencé, l’ONU est partie, laissant les meurtres se perpétrer. M. Bernard Debré a déclaré avoir pu lui-même constater à Kigali, en janvier 1994, que les troupes de l’ONU étaient dans un état déplorable. Quelques automitrailleuses blanches entouraient le camp du FPR à l’Assemblée nationale, mais les soldats étaient somnolents ou arrogants. Comme le relevaient tous les observateurs, dans les boîtes de nuit, les restaurants, des bagarres éclataient avec ces hommes non commandés. Le général Romeo Dallaire, commandant les troupes de l’ONU au Rwanda, a adressé à Kofi Annan un télégramme lui décrivant la situation. Il ne fallait pas être devin pour sentir le drame arriver.
M. Bernard Debré a estimé qu’il aurait été possible d’être vigilant, voire de renforcer la MINUAR et, en tout état de cause, d’alerter l’opinion publique, mais rien n’a été fait. Quand le drame a éclaté, les troupes de l’ONU ont disparu. Comble de l’absurdité, les dix soldats belges, chargés de protéger le Premier ministre rwandais, Agathe Uwilingiyimana, se sont laissés désarmer et tuer sans aucune résistance.
M. Bernard Debré a affirmé que, par sa couardise, l’ONU a été complice du génocide. D’ailleurs, Kofi Annan a été mal reçu par les autorités quand il s’est rendu au Rwanda. Que l’on ne vienne pas dire que la MINUAR relevait du chapitre VI et non du chapitre VII de la charte : les centaines de milliers de morts n’en étaient vraisemblablement pas prévenus.
M. Bernard Debré a ajouté quelques mots sur l’opération Turquoise dont il a dénoncé la grande ambiguïté des objectifs. Il a rappelé que le président Mitterrand voulait que cette opération concerne la totalité du Rwanda, en vue d’arrêter les massacres et de restaurer la démocratie, telle qu’il la concevait, " après, bien entendu, avoir châtié les coupables ". C’est en tout cas ce que M. François Mitterrand lui a confirmé en juillet 1994, pendant le déroulement de l’opération. Mais M. Édouard Balladur s’est opposé à ce dessein. Ils ont alors transigé, cohabitation oblige, sur une mission militaro-humanitaire ne portant que sur une partie du territoire rwandais. M. Debré a affirmé tenir cette information de M. Balladur lui-même. L’opération Turquoise a néanmoins permis de sauver des dizaines de milliers de vies, tant tutsies que hutues. D’ailleurs, alors qu’elle avait été critiquée à son début, elle a été regrettée dès qu’elle a pris fin.
M. Bernard Debré a indiqué qu’avant d’être nommé ministre de la Coopération, il était allé sur le terrain, à Kibuye, à Cyangugu et ailleurs et qu’il avait pu juger le travail effectué par l’armée française et d’autres armées, sénégalaise par exemple, qui lui était apparu remarquable.
M. Bernard Debré a décrit la situation actuelle des Hutus au Rwanda comme plus qu’aléatoire. Il a lu à la Mission une lettre qu’il a reçue le 28 mai 1998 d’un de ses amis résidant au Rwanda. Elle annonçait que Geoffroy Gatera, emprisonné, allait certainement être condamné à mort. Geoffroy Gatera est professeur de chirurgie à Butare. Il a le malheur d’être hutu. Il n’a pas participé aux crimes, mais il fait partie d’une certaine élite hutue qui est actuellement pourchassée.
M. Bernard Debré a estimé que jamais plus les Tutsis n’accepteront une démocratie à l’occidentale, tant ils sont certains de perdre les élections au profit des Hutus. Au Burundi, le major Pierre Buyoya, tutsi, démocratiquement battu aux élections présidentielles par Melchior Ndadaye, a repris le pouvoir après un coup d’Etat. Le Burundi est donc dirigé par un Tutsi minoritaire. Les dirigeants hutus sont considérés comme des "rebelles", alors qu’ils avaient été démocratiquement élus. L’ancien président Melchior Ndadaye, Hutu, a été tué dans un attentat organisé par l’armée burundaise, constituée à 98 % de Tutsis. Cet attentat a été vraisemblablement organisé par le major Bikomagu, actuellement emprisonné.
Cyprien Ntaryamira, Hutu, président du Burundi est mort dans l’attentat du Falcon, Son successeur, Sylvestre Ntibantunganya, Hutu, a été écarté du pouvoir par le major Pierre Buyoya, Tutsi. Au Zaïre, la zone du Kivu dont les habitants sont des Banyamulenge, autre nom pour les Tutsis du Zaïre, est actuellement ratissée par l’armée rwandaise. Il n’est pas exclu qu’elle soit un jour annexée par celle-ci à une fédération tutsie.
Pour terminer, M. Bernard Debré a jugé remarquable le comportement de l’armée française. Elle n’a fait qu’obéir aux ordres des politiques, en particulier ceux de François Mitterrand, chef des Armées. En aucun cas, l’armée française n’a conduit sa propre guerre et n’a outrepassé les instructions politiques qu’elle recevait. M. Bernard Debré a tenu à signaler ce fait, soulignant qu’il était important que les politiques assument leurs responsabilités.
Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Bernard Debré critiquait dans l’ouvrage qu’il venait de publier le discours de la Baule, en dénonçant une vision occidentale de l’Afrique, qui ne tenait pas compte de son absence de tradition démocratique. Il a estimé que la conception de M. Bernard Debré reflétait une vision fataliste, selon laquelle la démocratisation est impossible, au moins dans la région des Grands Lacs où le principe " un homme, une voix " ne serait pas applicable.
Le Président Paul Quilès a émis des doutes sur les deux solutions proposées par M. Debré, à savoir la partition, qui a été déjà appliquée en ex-Yougoslavie sans résultat brillant, et la tutelle de l’ONU, qui rappellerait les temps de la colonisation.
M. Bernard Debré s’est déclaré avoir été très frappé, en étudiant l’histoire du Rwanda, par la volonté absolue d’y transposer la conception occidentale de la démocratie, qu’il partage au demeurant, et qui est fondée sur le principe démocratique " un homme, une voix ".
Il a souligné toutefois que cette conception, appliquée au Rwanda dès 1959, a été à l’origine de toute une série de génocides qui ont fait au total plus de deux millions de morts.
M. Bernard Debré a évoqué l’éventualité d’une partition du Rwanda. Il a rappelé qu’en ex-Yougoslavie, avec la même haine et les mêmes atrocités, il a été convenu de procéder à un partage entre les différentes ethnies et a jugé cette solution peu glorieuse, tant pour les Yougoslaves, que pour les Occidentaux ou l’ONU. Cette solution, évoquée par Arap Moi, le président du Kenya et certains hommes politiques, ne peut être considérée comme bonne, car ce serait reconnaître l’impossibilité de vivre ensemble. Une autre solution aurait été de profiter de la présence de l’ONU au Rwanda pour essayer de conduire ce pays vers une démocratisation.
M. Bernard Debré a souligné que l’on se posait beaucoup de questions sur la démocratisation des petits pays pauvres et faibles et que l’on s’en posait moins sur les plus grands qui n’ont pas de démocratie du tout. La question n’est pas posée pour la Chine, le Vietnam et le Cambodge, mais principalement pour les pays africains qui sont petits et pauvres et auxquels on aime donner des leçons.
M. Bernard Debré s’est déclaré horrifié par les deux millions de morts au Rwanda, mais il a estimé qu’ils s’expliquent en partie par le fait que les Occidentaux ont voulu imposer leur idéal sans précautions. Or, le chemin vers la démocrate prend un peu plus de temps que celui de trois ou quatre paroles lancées dans un discours.
M. François Lamy a relevé que M. Bernard Debré avait mélangé dans son récent livre et son intervention les faits, ses analyses et ses convictions.
Il a regretté, par ailleurs, que la France n’ait pas participé au règlement du problème des réfugiés et estimé que, si elle l’avait fait, entre 1975 et 1990, cela aurait éliminé une des causes fondamentales de la crise.
Il a demandé à M. Bernard Debré quelles étaient ses sources concernant les faits relatifs à l’attentat du 6 avril 1994, alors qu’il n’y a pas eu d’enquête officielle.
Enfin, il a demandé à M. Bernard Debré si les missiles avaient bien été tirés de la colline de Masaka qui était contrôlée par la garde présidentielle.
M. Bernard Debré a rappelé que le problème des réfugiés était d’une extrême complexité. Il existait des réfugiés rwandais tutsis en Ouganda depuis 1959, des réfugiés hutus burundais au Rwanda, des réfugiés rwandais tutsis au Kivu. Il aurait fallu organiser une grande négociation avec l’ensemble des pays concernés : le Zaïre, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi, ainsi que la Tanzanie où étaient présents également de nombreux réfugiés.
Il a toutefois souligné qu’il n’avait pas trouvé une grande volonté politique de la part des chefs d’Etat africains pour régler cette question, car ils avaient à gérer le quotidien. En réalité, il n’y avait pas de vision d’avenir. Au yeux de M. Bernard Debré, le seul qui semblait en avoir une, critiquable ou pas, était François Mitterrand qui connaissait parfaitement ces régions et avait une vraie politique africaine. M. Bernard Debré a déclaré avoir, à certains moments, partagé les opinions de M. François Mitterrand ; à d’autres, les avoir combattues.
Il a estimé qu’il était très difficile de mener une politique à l’égard de la question des réfugiés parce qu’il aurait fallu une réelle volonté d’aboutir de part et d’autre.
S’agissant des missiles, M. Bernard Debré a relaté qu’il avait, en tant que ministre, demandé à connaître un certain nombre d’informations et qu’on lui a montré des dépêches du Quai d’Orsay, relatives notamment à la conférence de Dar-es-Salam.
Des écoutes téléphoniques du ministère ont prouvé que l’ordre de marche du FPR avait été lancé dès le matin du 6 avril. Il lui a même été précisé que ces écoutes avaient été décryptées dès le 6 avril, mais qu’elles n’avaient été portées à la connaissance des autorités compétentes que le 7 ou le 8 avril. M. Bernard Debré a déclaré que la certitude qu’il avait n’était que la sienne propre.
Les missiles n’ont pas pu être tirés par la garde présidentielle, ni par les FAR auxquels l’armée française n’a jamais donné de SAM-16. Le général Quesnot a apporté la preuve devant la Mission que des missiles SAM-16 avaient été utilisés dès 1992-93 par le FPR. Les FAR ne disposaient pas de ces missiles.
A l’époque, personne ne se posait de questions sur la responsabilité de l’attentat. La responsabilité du FPR ne faisait pas de doute, il suffit de relire les titres des journaux de cette période.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Bernard Debré comment il expliquait que des études plus sérieuses n’aient pas été menées.
M. Bernard Debré a rappelé qu’il paraissait alors évident pour tout le monde que le FPR avait tiré ces missiles SAM et qu’ils étaient vraisemblablement d’origine américaine et non pas française.
Il a estimé que c’était à l’ONU, qui se trouvait alors sur place, de mener une enquête et non à l’armée française.
M. François Lamy a rappelé que l’avion était tombé dans la propre résidence du président Habyarimana, contrôlée par les forces de l’armée rwandaise et par la garde présidentielle et que l’on pouvait dès lors logiquement s’interroger sur l’identité de ceux qui ont fourni les numéros des missiles. Il a rappelé qu’à partir du 14 avril 1994, il n’y avait plus un seul militaire français au Rwanda.
M. Bernard Debré a déclaré que ses services lui avaient même affirmé qu’il manquait un chiffre au numéro d’immatriculation des missiles, que ceux-ci n’étaient pas d’origine française, mais vraisemblablement américaine.
M. Jean-Claude Lefort a rappelé que l’attentat avait coûté la vie à trois Français et il a demandé à M. Bernard Debré s’il avait sollicité une commission d’enquête.
Il a précisé qu’il avait été affirmé que c’était non pas l’axe de la piste d’atterrissage qui avait été modifié à la demande du FPR, comme l’a affirmé M. Debré, mais simplement l’approche.
M. Bernard Debré a déclaré qu’il s’était sans doute fait mal comprendre. Sur toute piste, il y a deux axes d’approche et le FPR avait demandé qu’un seul axe soit utilisé pour que les avions ne passent pas au-dessus de l’Assemblée nationale où ses troupes étaient casernées. On a donc modifié l’axe d’approche habituel, simplement parce que le FPR l’avait demandé.
Cette modification peut s’expliquer soit par une crainte réelle d’être bombardé, soit parce qu’ils préparaient déjà l’attentat.
M. Bernard Debré a précisé qu’il n’avait pas demandé de commission d’enquête pour une raison relativement simple : le problème de l’indemnisation des femmes des pilotes tués devait être réglé dans des délais rapides et la mise sur pied d’une commission d’enquête aurait retardé cette procédure sans rien apporter au fond puisque la responsabilité du FPR semblait une évidence à l’époque.
M. Bernard Debré n’a pas exclu que cette absence de demande ait constitué une erreur. Mais il a rappelé qu’il était préoccupé à l’époque par le règlement du conflit entre Hutus et Tutsis du Burundi, auquel il consacrait beaucoup de temps. Il y avait alors une haine épaisse et épouvantable entre eux et il a consenti beaucoup d’efforts pour faire signer un traité de paix qui n’a cependant pas donné les résultats escomptés.
M. Pierre Brana a demandé comment les services français avaient pu reconstituer les numéros de série des SAM-16, alors même que l’on ignore si des débris de SAM-16 ont pu être récupérés.
M. Bernard Debré a déclaré que les informations dont il avait fait état à ce sujet lui avaient été communiquées par ses services, mais qu’il ignorait leurs sources.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que M. François Léotard avait déclaré devant la Mission qu’il ne disposait d’aucune information précise sur les missiles utilisés lors de l’attentat et s’est demandé comment M. Bernard Debré, qui n’était pas ministre au moment des faits, pouvait disposer de plus de renseignements que le ministre de la Défense de l’époque.
Une explication serait que le ministère de la Coopération et l’assistance militaire technique jouaient un rôle particulièrement important dans la gestion de la crise rwandaise et disposaient d’informations que le ministère de la Défense n’avait pas. Une telle hypothèse, selon M. Cazeneuve, serait de nature à susciter des interrogations sur le fonctionnement global de notre administration.
M. Bernard Cazeneuve a, par ailleurs, noté que les certitudes de l’époque s’étaient depuis lors pour le moins effritées. Il a demandé à M. Debré les raisons de cette remise en cause et pourquoi lui-même semble y échapper ?
M. Bernard Debré a mis en avant le travail de recherche personnelle qu’il a accompli pour écrire son livre et les questions qu’il a pu poser à cette occasion.
M. François Loncle a souligné que M. Bernard Debré était la première personne entendue par la mission à avoir des convictions aussi établies sur l’affaire de l’attentat. Ces convictions tranchent par rapport aux réponses évasives ou au refus de répondre de tous les autres, c’est-à-dire des ministres, des conseillers, des militaires. Il a demandé à M. Bernard Debré comment il expliquait cet embarras et s’il fallait, par exemple, l’imputer au fait que les Etats-Unis avaient dans cette affaire joué un rôle plus ou moins équivoque.
M. Bernard Cazeneuve a fait valoir que l’autisme n’était pourtant pas la caractéristique principale de tous les responsables politiques qui n’écrivent pas de livres.
M. Bernard Debré a rappelé qu’il avait un langage un peu direct, de chirurgien, et que cela lui avait été longtemps reproché.
Il s’est déclaré épouvanté par le génocide. Il a évoqué la mémoire d’un de ses infirmiers-anesthésistes tutsis, qui l’assistait lorsqu’il opérait à Abidjan et qui a été tué par les Hutus lorsqu’il est rentré chez lui. L’ONU a été mise en accusation. Mais l’ONU ne représente que la somme des erreurs et des incapacités des Occidentaux et non une entité en elle-même. Il est honteux de se dire, que, là-bas, on a laissé faire cela, mais nul ne songe à expliciter ce " on ", si ce n’est pour renvoyer la responsabilité sur les autres.
M. Bernard Debré a estimé que l’histoire du génocide est également l’histoire des incapacités, de l’arrogance, des prétentions, de la volonté des Occidentaux de ne rien faire ou de donner des leçons. Quand il fallait être là, l’ONU est parti. Son rôle a été lamentable. Quant à la France, elle a soutenu jusqu’au bout un homme avant de s’apercevoir que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. C’est tout cela que M. Bernard Debré a dit avoir voulu dénoncer dans son livre.
M. Bernard Cazeneuve a cité un passage du livre de M. Bernard Debré : " D’autres ont refusé de voir la réalité ethnique du Rwanda. Aujourd’hui, encore, beaucoup d’Occidentaux, en particulier ceux qui ne connaissent pas l’Afrique ou ceux qui portent leur idéologie comme œillères, prétendent que le fait ethnique n’a jamais existé au Rwanda, les prétendues différences ayant été créées de toute pièce par les envahisseurs blancs, par commodité ou par perversité. "
Il lui a ensuite demandé s’il pensait, dans son analyse de l’histoire du Rwanda et des déchirements des années 1990 à 1994, qu’il existait une prédominance de la dimension ethnique sur le conflit politique.
M. Bernard Cazeneuve a par ailleurs rappelé que M. Bernard Debré portait un jugement très sévère sur les accords d’Arusha dont il estime dans son livre " qu’il étaient, comme on s’en rendra compte malheureusement trop tard, d’une stupidité à toute épreuve ".
Il s’est demandé comment il était possible de défendre à la fois une thèse selon laquelle le discours de la Baule, réaffirmant le principe " un homme, une voix ", est une absurdité dans un pays où la dimension ethnique du conflit est à ce point forte, et, en même temps, regretter la conclusion d’accords dont le but était quand même de faire tomber ces tensions ethniques pour permettre à un processus de démocratisation politique de s’enclencher.
M. Bernard Cazeneuve a cité le jugement émis par M. Bernard Debré sur l’opération Turquoise, à la page 194 de son livre : " Si l’opération Turquoise avait été étendue à tout le pays, elle aurait pu ramener le calme. Accompagnée d’une identification des coupables du génocide et de leur punition, elle aurait permis de restaurer un état de droit légitime. C’était la volonté de François Mitterrand, mais on ne peut aller contre le cours de l’histoire. Au lieu de cela, l’opération n’a été en fin de compte que poudre aux yeux et pis-aller. Pourquoi une petite partie du territoire ? Pourquoi rester si peu de temps ? Pourquoi laisser courir les assassins ? "
M. Bernard Cazeneuve a demandé s’il fallait interpréter ce jugement comme donnant raison au président François Mitterrand qui voulait une opération sur la totalité du territoire, contre M. Edouard Balladur. Le but aurait pu être alors de punir, sanctionner, arrêter un certain nombre d’auteurs du génocide.
M. Bernard Debré a estimé que le drame du Rwanda vient en partie de ce qu’il n’existe dans ce pays que deux ethnies, si l’on met à part les Twas qui ne représentent que 1 % de la population. En Côte d’Ivoire, par exemple, cohabitent soixante ethnies et c’est le cas dans beaucoup de pays africains, ce qui permet de créer une notion de nation.
Au Rwanda et au Burundi, malheureusement, le fait ethnique a primé sur le fait national. Les génocides ont commencé dès 1959 parce que c’est à cette époque que le fait ethnique s’est imposé et radicalisé.
Grégoire Kayibanda, le premier Président de la République, a contribué à ethniciser la vie politique au Rwanda. Quand Juvénal Habyarimana a pris le pouvoir, il a, au départ, renversé cette tendance. Pendant un certain temps, on lui en a rendu grâce. Mais, très rapidement, du fait de difficultés politiques et économiques, il a fallu trouver un bouc émissaire et il a repris une politique d’ethnicisation.
M. Bernard Debré a indiqué avoir constaté, avant 1994, que les barrières ethniques avaient commencé à être transcendées au Rwanda du fait de la propagation du SIDA, qui touchait 30 % de la population et qui suscitait un fort courant d’humanisme.
Mais, en janvier 1994, il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer qu’un nouveau génocide se préparait. Les préfets, les bourgmestres, fourbissaient leurs armes. C’est la raison pour laquelle lorsque l’attentat a été programmé, Paul Kagame a décidé de faire manœuvrer rapidement, dès le 6 avril au matin, l’armée du FPR vers Kigali, pour éviter, autant que possible, trop de morts tutsies. On savait qu’en cas de déstabilisation, provoquée par la mort du président Habyarimana, par exemple, il y aurait un cataclysme anti-tutsi.
M. Bernard Debré a déclaré en vouloir à l’ONU parce qu’elle était présente au moment où les assassins agissaient et qu’elle n’a rien fait pour les empêcher de commettre leurs crimes sous prétexte qu’elle intervenait au titre du chapitre VI et non du chapitre VII de la Charte.
Au Burundi, quelque temps auparavant, un major tutsi, Pierre Buyoya, avait décidé de démocratiser son pays et d’organiser des élections présidentielles. Bien qu’il fût tutsi, c’est-à-dire appartenant à une minorité ethnique, il croyait gagner ces élections, car c’était, a souligné M. Bernard Debré, un très bon président. Mais il a été battu par le vote ethnique.
Les drames se sont succédés à partir de l’assassinat de Melchior Ndadaye par l’armée qui était à 98 % composée de Tutsis et Buyoya a fini par reprendre le pouvoir par la force.
Il faut bien comprendre que les Tutsis ne voulaient pas d’élections car elles signifiaient pour eux le retour des massacres, alors que le Président Habyarimana y était favorable, car il était certain de les remporter. Les accords d’Arusha constituaient une solution stupide car ils ne réglaient le problème que temporairement, pour deux, trois ou quatre ans, pendant lesquels on aurait pratiqué la politique de l’autruche. Il était certain qu’une fois que les Hutus auraient remporté les élections, on allait assister à un nouveau génocide contre les Tutsis.
Sur le papier, les accords d’Arusha étaient satisfaisants, mais dans la réalité ils n’avaient pas d’avenir. Mais M. Bernard Debré a reconnu qu’il n’avait pas de solution miracle à proposer en échange.
M. Bernard Debré a rappelé la logique de M. François Mitterrand qui considérait qu’il fallait profiter du mandat de l’ONU pour sécuriser la totalité du Rwanda, si l’on voulait que l’intervention française soit vraiment utile. Il a déclaré qu’il était d’accord avec cette logique, à cela près qu’elle recelait une grande ambiguïté : elle impliquait de revenir à la logique du plus grand nombre et de réinstaller les Hutus au pouvoir.
M. Bernard Debré a insisté sur le fait que M. François Mitterrand considérait qu’il fallait châtier les coupables, non seulement parce qu’il y avait eu un génocide, mais aussi parce que sa confiance avait été trahie. Il estimait que le maintien des Hutus au pouvoir était dans la logique démocratique mais qu’il fallait les aider à démocratiser ce pouvoir. Il avait dès lors le sentiment d’avoir été trahi par Habyarimana qui avait souvent demandé de l’aide contre les extrémistes tutsis et hutus. Certains pensent que les Interahamwe sont responsables du génocide, d’autres disent qu’Agathe Habyarimana en était la cheville ouvrière. M. Bernard Debré a considéré que le principal responsable était le Président Habyarimana qui avait fait preuve d’une duplicité extrême en demandant une protection extérieure afin de pouvoir organiser des élections qu’il comptait remporter, tout en préparant le génocide en cas de " coup dur ".
M. Bernard Debré a estimé que l’opération Turquoise avait été ambiguë, même si elle avait permis de sauver des milliers de hutus et de tutsis. Pour un humaniste, un chirurgien, toute victoire sur la mort est une grande victoire. Sauver dix, vingt, trente ou quarante mille personnes, c’est merveilleux. Mais cette opération a servi également à évacuer toute la famille Habyarimana qui n’en méritait peut-être pas tant.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son livre, M. Bernard Debré commentait ainsi la création par la femme du Président, en décembre 1990, du journal " Kangura " (" Réveillez-le ! ") : " Kangura devient peu à peu une référence : il suffit qu’un responsable politique soit pris à partie dans ses lignes pour se voir démis de ses fonctions, écarté ou emprisonné ". C’est " Kangura ", notamment, qui a publié les dix commandements du Hutu, " manifeste ", particulièrement raciste. Il s’est demandé si une telle attitude du pouvoir n’était pas la preuve que le président Habyarimana s’était aligné sur la ligne politique de cette publication mensuelle à base raciste.
Rappelant que M. Bernard Debré estimait qu’avec la création de " Radio mille collines " au milieu 1993, le racisme était devenu idéologie d’Etat et qu’à cette époque la politique de la France aurait dû logiquement évoluer, non en changeant de camp, mais tout au moins en associant aux impératifs de démocratisation une exigence de respect élémentaire des droits de l’Homme, M. Pierre Brana lui a demandé s’il pensait que la France avait manqué l’occasion de modifier son attitude, alors qu’elle aurait dû le faire et quelles orientations de politique il aurait fallu suivre.
M. Bernard Debré a confirmé que " Kangura " était d’un racisme extraordinaire, mais que ce racisme des hutus vis-à-vis des tutsis n’était pas, à proprement parler, une nouveauté : il faudrait aussi évoquer, par exemple, les années 1964 ou 1973.
M. Pierre Brana a estimé que les dix commandements hutus constituaient une expression extrême du racisme.
M. Bernard Debré a répondu qu’il en était de même pour le manifeste des hutus en 1962 et le manifeste des tutsis en 1959. A partir de 1990, avec l’avancée des troupes ougando-FPR vers Ruhengeri, il y a eu un véritable affrontement entre les deux ethnies. La vindicte des hutus à l’encontre des tutsis surnommés " les cafards " était extrême. Ces derniers étaient dénoncés et tués. Le génocide a véritablement commencé en 1990.
M. Bernard Debré a fait observer qu’au cours des années 1990 à 1993 il aurait été préférable, même si certains assurent que ce fut fait, d’assortir notre coopération militaire, économique, culturelle d’un certain nombre de conditions. En effet, la France n’était pas obligée de coopérer et pouvait soumettre son aide à des exigences. M. Bernard Debré a reconnu que lui-même, comme ministre de la Coopération, ne l’avait pas toujours fait mais estimé, à la lumière des événements, qu’il aurait sans doute été bon d’avoir davantage d’exigences, au Rwanda comme ailleurs.
Le Président Paul Quilès a souligné que des documents prouvent que des pressions ont été exercées dans le sens indiqué par M. Bernard Debré, même s’il est possible de juger a posteriori qu’elles furent insuffisantes.
M. Bernard Debré a jugé que la France n’avait certainement pas été assez ferme. Il était très facile de dire : " j’aimerais que... ", tout en continuant, malgré tout, à fournir de l’aide.
M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence d’une solution alternative aux accords d’Arusha, ainsi que sur la possibilité, compte tenu de la situation interne du Rwanda et des circonstances internationales, d’aller plus loin.
M. Bernard Debré a précisé qu’il n’était pas lui-même favorable à l’extension de Turquoise, mais qu’il y avait eu débat à ce sujet, que c’était dans la logique du président Mitterrand, mais pas dans celle d’Edouard Balladur. L’ambiguïté a consisté à monter une opération française sur une partie du territoire pour sauver des vies. On peut regretter qu’elles n’aient pas été plus nombreuses à être sauvées.
M. Bernard Debré a jugé que les accords d’Arusha étaient un peu un marché de dupes. D’un côté, il ouvraient une perspective magnifique parce qu’ils constituaient une promesse de cesser les massacres. La guerre civile et le génocide qui se préparaient étaient arrêtés et on pouvait enfin vivre normalement sous la protection de l’ONU. Mais, de fait, les massacres étaient inscrits dans les suites de ces accords, car personne en réalité n’acceptait la condition nécessaire au succès de leur mise en oeuvre qui devait être le recours aux élections selon le principe " un homme, une voix ".
M. Bernard Debré n’a pas proposé de solution alternative. Peut-être que l’ONU aurait dû rester un peu plus longtemps, agir un peu plus fermement, dès lors qu’il y avait un accord des parties pour qu’elle puisse rester.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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