Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a rappelé que la réalisation de l’opération Turquoise, action de grande ampleur, menée dans un délai rapide et dans un environnement difficile et mal connu, avait nécessité une organisation solide et des moyens importants. C’est la raison pour laquelle la mission avait souhaité obtenir des indications sur l’aspect logistique de cette opération. La mission désirait également mieux comprendre la contribution humanitaire de Turquoise et la nature des secours qui avaient été apportés à une population soumise à de terribles épreuves. Il a ajouté que le Colonel André Schill pourrait éclairer les parlementaires sur l’objet même de l’opération Turquoise, la mission ayant entendu à ce sujet à la fois les témoignages de reconnaissance et des critiques.

Le Colonel Alain Le Goff a tout d’abord indiqué qu’au cours de l’opération Turquoise, il avait exercé la fonction de commandant du bataillon de soutien logistique, du 20 juin au 30 septembre 1994. Il a souhaité présenter ce qu’était le bataillon de soutien logistique, comment il avait assuré le soutien de l’opération Turquoise et quelles étaient les actions humanitaires auxquelles il avait participé.

Il a précisé que le bataillon de soutien logistique (BSL) avait été une unité très particulière, à durée de vie éphémère. Créé pour l’opération Turquoise le 20 juin 1994, il avait en effet été dissous le 30 septembre 1994, à la fin de la mission. Son rôle était d’assurer le soutien administratif et logistique de l’opération, à l’instar du groupement de soutien logistique de l’opération Daguet ou du bataillon de soutien logistique de l’opération Oryx, ou encore du régiment de commandement et de soutien de la division multinationale sud-est à Mostar. Il s’agissait d’un détachement de première catégorie, qui, à ce titre, disposait d’une autonomie administrative et financière complète. Lors de l’opération Turquoise, il n’y avait que deux détachements de première catégorie sur le théâtre : le groupement interarmes du Rwanda, à Kibuye, et le bataillon de soutien logistique.

Le BSL a été constitué à partir de 64 formations de métropole et d’une formation appartenant aux éléments français d’assistance opérationnelle en République Centrafricaine. Il comprenait des éléments des principaux services et armes représentés : train, matériel, service de santé, service des essences, commissariat, génie, transmissions, infanterie, sécurité civile, aumônerie, poste aux armées et gendarmerie.

Le bataillon de soutien logistique a compté jusqu’à six cents personnes sur les deux mille sept cents de l’opération Turquoise, toutes des personnels d’active, à l’exception de cinq appelés. Il était articulé en cinq unités élémentaires regroupées autour d’un état-major classique : il comprenait une compagnie de commandement à laquelle étaient réunis les services destinés à la bonne marche, au fonctionnement et à la sûreté du bataillon ; une compagnie logistique comportant deux pelotons de transport, un peloton de manutention, une section des essences, un peloton de transit aéroportuaire et un peloton de circulation routière ; une compagnie du matériel pour la réparation et les approvisionnements des véhicules et des équipements, ainsi que pour la gestion d’un dépôt de munitions ; une compagnie du service de santé avec l’antenne chirurgicale et les moyens d’évacuation, de ravitaillement et d’hospitalisation associés et enfin une compagnie du soutien de l’homme avec une section vivres et équipements et une section d’épuration et de distribution d’eau.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la réalisation de l’organigramme et la création de ce bataillon de soutien logistique avaient été effectuées en cinq jours par l’état-major de la Force d’action rapide, à partir des moyens des divisions, des brigades et éléments organiques de cette dernière. Les unités se sont constituées et regroupées dans cinq garnisons dans lesquelles elles ont attendu l’ordre d’embarquement par voie aérienne. Elles ont été acheminées par Antonov à Goma entre le 22 juin et le 17 juillet, puis ont été déployées sur l’emprise de l’aéroport de Goma, au nord de la ville, de part et d’autre de la piste.

Il a relevé que le caractère de mosaïque de ce bataillon n’avait pas nui à sa cohésion et, par voie de conséquence, à son efficacité. La diversité des origines des soldats le composant s’expliquait par le fait que les personnels du service de santé et du service des essences provenaient de multiples organismes, ce qui n’a pas nui outre mesure au bon déroulement de la mission. Les pelotons et compagnies des autres armes étaient homogènes et formaient des cellules constituées. Par ailleurs, la plupart des personnels appartenant à la Force d’action rapide avaient une solide expérience des interventions extérieures.

Le bataillon de soutien logistique avait deux rôles : le soutien administratif, financier et comptable de la force, hormis la base aérienne de Kisangani, et le soutien logistique des opérations.

Le dispositif logistique se composait de deux entités aux rôles différents. Bangui, en République Centrafricaine, constituait la base arrière et faisait office de relais entre Turquoise et la métropole. Goma, où se situait le bataillon de soutien logistique, était la base avancée, c’est-à-dire le pion de soutien principal auquel les détachements étaient rattachés.

Le BSL a d’abord exercé ses efforts au profit de l’opération Turquoise proprement dite, dont l’essentiel du dispositif se trouvait au Rwanda, en zone humanitaire sûre, du 20 juin au 22 août, puis, lors du retrait de ces moyens, de la fin juillet au 22 août, il a offert des conditions d’accueil aux troupes désengagées et reconditionné leur matériel avant embarquement, au moment de la constitution et de la montée en puissance du bataillon interafricain, composé de forces de plusieurs pays (Sénégal, Tchad, Congo, Guinée-Bissau et Niger) pendant la première quinzaine du mois d’août ; enfin, il a assuré le soutien de ce bataillon interafricain, qui a remplacé les troupes françaises en zone humanitaire sûre, du 22 août au 14 septembre, date à laquelle il a été pris en compte d’une manière effective par la MINUAR.

Puis, le BSL a effectué son propre désengagement, amorcé le 6 septembre et terminé le 30 septembre.

Le Colonel Alain Le Goff a alors précisé quels avaient été les bénéficiaires de son soutien : d’une part au Rwanda, le groupement interarmes, à Kibuye, le groupement Est, le Commandement des opérations spéciales (COS) de Gikongoro, le groupement Sud, le groupement Ouest, l’Elément médical d’intervention rapide (EMIR), jusqu’au 22 août, puis le bataillon interafricain ; d’autre part à Goma, le bataillon a soutenu le poste de commandement interarmées de théâtre, le détachement de l’aviation légère de l’armée de terre et le détachement air.

Le Colonel Alain Le Goff a également fourni des précisions sur les quatre fonctions majeures qui avaient été assurées : le soutien santé, le maintien en condition, le soutien de l’homme et le ravitaillement.

Le maintien en condition avait comme finalité le maintien à niveau du potentiel des matériels et le Service de santé celui des personnels. Le Service de santé n’a été, fort heureusement, que peu sollicité en ce qui concerne les forces. Le soutien de l’homme a beaucoup œuvré pour donner un minimum de confort aux personnels (cuisine, douches, blanchisserie de campagne, etc.). Le ravitaillement consistait à accueillir, transporter et distribuer les ressources en carburant, vivres, eau et munitions. La sous-fonction munition n’a pratiquement pas eu à être exercée. Les fonctions santé et de maintien en condition ont été essentiellement mises en œuvre sur place, dans leurs installations respectives. Le soutien de l’homme et le ravitaillement ont été tributaires du bon déroulement des flux d’approvisionnement en provenance de la métropole via Bangui.

Les ressources et équipements étaient mis en place à Goma par voie aérienne, Antonov mais aussi Boeing 747, C 130 et C 160. Une rupture de charge avait alors lieu, qui était assumée par le peloton de transit aéroportuaire du BSL.

Les formations abonnées ont reçu leurs équipements et leur ravitaillement, soit en urgence par voie aérienne, soit normalement par des convois routiers. Ces derniers ont dû être stoppés le 14 juillet lorsque le FPR avait abordé la frontière à Gisenyi. Le ravitaillement lourd a été acheminé, à partir de cette date, sur le lac Kivu, grâce à une barge de vingt tonnes et un bac de quarante tonnes, qui reliait Goma à Kibuye, Bukavu et Cyangugu. Ces bateaux ont été, bien entendu, loués.

L’organisation du soutien s’est avérée originale, d’abord par la mise en place de la totalité des moyens par voie aérienne, ensuite, par l’obligation d’utiliser la voie lacustre. Mais elle n’a pas posé de difficultés majeures, car il n’y a pratiquement pas eu de consommation de munitions ni de blessés français. Seuls six blessés français et un blessé sénégalais ont été dénombrés.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné qu’initialement il n’avait pas été envisagé de conduire des actions humanitaires au Zaïre mais que les groupements en zone humanitaire sûre, en dehors de leur mission de sécurité pouvaient, en revanche, être appelés à en effectuer. L’EMIR avait d’ailleurs été déployé à cette fin à Cyangugu. Il a indiqué que la situation qui s’était développée à Goma, à partir du 14 juillet, dans le domaine humanitaire, avait dans ces conditions constitué une véritable surprise mais qu’une partie significative des capacités étant restée disponible en santé et en transports, il avait été possible de s’y adapter.

Le Colonel Alain Le Goff a alors souhaité présenter brièvement les faits, puis les actions humanitaires dans lesquelles le BSL avait été impliqué. Il a indiqué que, suite à l’offensive victorieuse du FPR à Ruhengeri, des centaines de milliers de réfugiés avaient fui les combats en se dirigeant vers le lac Kivu et notamment vers la frontière avec le Zaïre, à Gisenyi. Alors qu’ils étaient massés depuis plus de 72 heures à la frontière, celle-ci a été ouverte par les Zaïrois le 14 juillet au matin. Très vite, la ville et ses environs ont été littéralement submergés. Petit à petit, les réfugiés se sont répartis au nord et à l’ouest de Goma, ce qui a permis une reprise des communications, qui restaient toutefois difficiles.

En revanche, la situation sanitaire s’est rapidement détériorée. Le choléra a fait son apparition. Les premiers morts sont apparus dans les rues et au bord des routes dès le 17 juillet. L’Etat zaïrois était complètement dépassé. La ville de Goma n’avait plus les moyens de faire face à la situation et les ONG étaient majoritairement déployées en zone humanitaire sûre, au Burundi et en Tanzanie. Le commandement français s’est vite rendu compte qu’il fallait intervenir et le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décidé l’engagement d’une partie des capacités disponibles du bataillon de soutien logistique.

Il a d’abord fallu procéder au ramassage des morts du choléra. Six circuits de ramassage ont été organisés, utilisant en tout jusqu’à douze véhicules qui passaient au moins deux fois par jour dans les rues de Goma et de sa proche banlieue. Au début, pendant les premières semaines, les soldats français ont ramassé seuls les cadavres puis de la main d’œuvre locale a été embauchée et rétribuée pour cette tâche. Les ONG et les particuliers ont participé à l’enlèvement des corps, ce qui a considérablement accru les capacités disponibles. En tout, 5 500 cadavres ont été ramassés jusqu’à la mi-août, et il a fallu les ensevelir. En liaison avec le génie, le BSL a ouvert une fosse commune à côté de l’aéroport. Au bout de quatre à cinq jours, il a été nécessaire d’organiser l’accès à la fosse pour éviter les encombrements et faciliter le travail des engins. Cette zone était comme un immense chantier. Les soldats du bataillon de soutien logistique réceptionnaient les véhicules amenant les cadavres, les dirigeaient vers les fosses déjà creusées, faisaient déverser les corps par les engins du génie, puis traitaient l’ensemble à la chaux avant remise en place de la terre.

Au bout de dix jours, le site a été saturé car 17 000 cadavres y avaient été enterrés. Une deuxième fosse a été ouverte à côté de la frontière. Le nombre des inhumations a été évalué, pour les deux fosses, à un total de 42 000 à 45 000. Les personnels du BSL ont travaillé sur ces sites pendant plus d’un mois, à raison d’une dizaine d’heures par jour.

Le Colonel Alain Le Goff a également évoqué l’assistance médicale aux populations en précisant que le service de santé avait été sollicité très tôt à cet effet. Dès le 30 juin, il avait opéré et soigné une centaine de Tutsis évacués de la zone humanitaire sûre vers Goma par hélicoptère. L’irruption des réfugiés dans Goma a amené à prendre en charge de très nombreux malades et blessés, notamment lorsque le FPR a tiré six obus de 120 mm qui sont tombés sur un quartier populaire, aux abords de l’aéroport, le 17 juillet.

La bioforce arrivée courant août a contribué, par ses campagnes de vaccination massive, à juguler avec succès les épidémies de méningite et de choléra. Son intervention dans les camps au nord et à l’ouest de Goma nécessitait un renforcement en moyens de transmission, transport, circulation et infanterie, afin d’assurer la sécurité des médecins dans ces zones qui étaient devenues dangereuses.

Dans le flot des réfugiés, il y avait des orphelins, âgés de cinq à douze ans. Dés la première nuit, une dizaine d’enfants étaient venus se mettre sous la protection des soldats français qui étaient de garde aux abords de la route. Ces soldats leur ont donné à boire et à manger. Très vite, ils sont devenus trente, puis cinquante à la fin de la nuit. Après avoir rendu compte au Poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), les militaires français les ont transportés auprès de personnes ou d’associations qui les ont pris en charge. Mais pendant une quinzaine de jours, tous les matins, le BSL a eu ainsi à convoyer de trente à cinquante enfants vers des centres de regroupement. A chaque fois qu’on amenait des orphelins, les soldats apportaient des cartons de pain, des boîtes de conserves, des bonbons, des biscuits qu’ils avaient mis de côté afin de les distribuer aux enfants.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la distribution de l’eau épurée avait été l’action la plus importante qui avait été menée. En effet, à partir du moment où les orphelinats et les camps avaient été approvisionnés en eau saine, le choléra avait reculé. Au début, le BSL était seul à remplir cette tâche et ses possibilités étaient faibles. Il ne pouvait distribuer qu’une soixantaine de mètres cubes d’eau par jour aux réfugiés. Les Américains, qui avaient installé des épurateurs pouvant produire jusqu’à sept cents mètres cubes par jour, n’avaient pas, en revanche, les capacités de transport requises et les ONG non plus à cette époque. Le BSL a équipé ses moyens de transport avec des réservoirs souples du commissariat et porté ainsi ses capacités de livraison jusqu’à deux cents mètres cubes par jour, créant des circuits de distribution d’eau dans la ville et les environs. Jusqu’à seize véhicules par jour ont été engagés dans cette mission qui était la plus recherchée par les soldats français. En tout, jusqu’à 5 500 mètres cubes ont été délivrés. Fin juillet, les ONG ont pu de leur côté engager des moyens très importants dans cette action. De la sorte, le choléra a pratiquement disparu.

S’agissant de la distribution de l’aide gouvernementale d’urgence, le Colonel Alain Le Goff a indiqué que le BSL avait assuré plus des quatre cinquièmes du traitement des quelque 510 tonnes de médicaments, couvertures, denrées alimentaires, tentes, que le France avait fait acheminer par avions affrétés. Il avait été, à cette fin, renforcé par des personnels de la sécurité civile. Il a indiqué qu’il était arrivé que plus d’un tiers du régiment -soit 200 personnes- soit simultanément engagé dans les différentes actions humanitaires : décharger les avions des ONG ou de l’aide gouvernementale d’urgence, transporter les cadavres et les enterrer, organiser la circulation, convoyer la bioforce, distribuer de l’eau, amener les orphelins dans une structure d’accueil, soigner les blessés et les malades.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que le BSL avait été marqué par son engagement au profit des réfugiés et que ses hommes s’étaient sentis impliqués personnellement, au-delà, peut-être, de leur devoir de soldat, mais il n’était pas possible de rester insensible à tant de détresse ou de rester les bras croisés alors que des milliers d’hommes mouraient sous vos yeux. Il a fait part de la difficulté qu’il éprouvait à restituer ce que le BSL avait vécu et à décrire la situation qu’il avait connue, notamment au mois de juillet.

Le Colonel André Schill a indiqué qu’il avait été adjoint au général commandant la 9e DIMA qui fournissait une partie des troupes engagées dans l’opération Turquoise.

Il a souligné que Turquoise avait été, à bien des égards, une opération singulière et novatrice, notamment pour ce qui relevait à l’époque de son domaine d’action, dans la mesure, en particulier, où elle avait pris en compte, dès le stade de la planification, le facteur humanitaire, ce qui avait donné lieu, entre autres, à la création d’une cellule affaires civiles. Il a précisé qu’il n’était pas envisagé pour autant que la force Turquoise se substitue aux acteurs humanitaires spécialisés. Elle ne disposait pas en effet, à l’exception d’un hôpital de campagne, de moyens humanitaires spécifiques.

Composée de neuf personnes dont quatre officiers, la cellule affaires civiles conseillait et informait le commandant de la force en évaluant la situation et les besoins humanitaires, assurait l’interface avec l’état-major des armées et diffusait vers l’échelon supérieur les renseignements à caractère humanitaire. Elle assurait la liaison et la coordination avec la cellule humanitaire interministérielle d’urgence française qui était présente à Goma, avec les agences de l’ONU, avec les ONG, avec les communautés religieuses et avec la société civile. Elle assurait le suivi des actions humanitaires engagées par Turquoise, en liaison avec les autres cellules de l’état-major et les unités sur le terrain, en particulier le bataillon logistique. Elle participait à la gestion et à la projection de l’aide humanitaire du gouvernement français, gérait les demandes d’intervention et d’évacuation et collectait les informations concernant les atteintes aux droits de l’homme.

Dans le déroulement général des opérations vues sous l’angle humanitaire, le Colonel André Schill a distingué deux grandes périodes : avant le 14 juillet et après. Dans la première phase, à partir du 22 juin, la force Turquoise s’est mise en place à Goma, alors que simultanément commençaient les opérations au Rwanda. Dès le 23, le conseiller pour les affaires civiles, arrivé en précurseur avec les premiers éléments, a pris contact avec les agences de l’ONU et les ONG représentées à Goma. L’arrivée, le 28 juin, de la cellule humanitaire interministérielle d’urgence a permis de créer une structure civilo-militaire appelé Cellule humanitaire France et qui, dans un lieu civil, distinct du PC militaire, a organisé journellement une réunion d’information et de concertation avec les agences et les ONG qui se renforçaient à Goma. Les renseignements obtenus par les forces de Turquoise sur la situation humanitaire ont été présentés et commentés au cours de ces réunions ; en particulier, les concentrations de personnes déplacées ont été répertoriées. A partir du début juillet, le représentant permanent à Goma de la cellule d’urgence des Nations Unies pour le Rwanda (United Nations Rwanda Emergency Office-UNREO), délégation spécialisée du département des affaires humanitaires de l’organisation, a assisté à ces réunions.

Le Colonel André Schill a indiqué que, simultanément, avait commencé la gestion de l’aide gouvernementale française d’urgence, soit environ trois avions de trente tonnes affrétés par semaine. Les quatre premiers avions ont été pris en compte par les personnels de la cellule interministérielle avec l’aide de transitaires locaux, mais par la suite et très rapidement, les capacités logistiques de la force Turquoise ont permis un traitement totalement militaire de cette aide. Pendant cette période, l’hôpital militaire de campagne s’est déployé au sud de la zone humanitaire sûre et a commencé à fonctionner.

Dans la deuxième phase, à partir du 14 juillet, est arrivée à Goma la tête d’une colonne de plus d’un million de réfugiés, qui a mis trois jours à s’écouler autour de la ville. Dès le 21, quatre cents cadavres cholériques encombraient les rues de Goma. Les éléments de Turquoise ont alors mené simultanément deux engagements. A Goma, sous la conduite d’un responsable du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR) et sous l’œil de deux cents journalistes, les militaires français ont participé, avec deux cents autres organisations et ONG, à la lutte contre le choléra et au sauvetage des réfugiés rwandais : ramassage, enfouissement des cadavres, distribution d’eau, terrassement, gestion de l’aéroport, déchargement des avions. Parallèlement, dans la discrétion, les unités de combat menaient l’action principale de Turquoise, c’est-à-dire la sécurisation de la zone humanitaire sûre pour favoriser l’arrivée des organisations humanitaires en assurant à leur niveau les escortes de convoi du soutien logistique, du transport et de la coordination.

En zone humanitaire sûre, malgré cette action des forces Turquoise, l’engagement des organisations humanitaires a été progressif et relativement lent. Il n’allait devenir massif qu’à la fin du mois d’août, alors que l’opération se terminait. Il n’a eu lieu que parce que les organisations humanitaires craignaient alors la répétition d’un exode du même type que celui de Goma en juillet.

En conclusion, le Colonel André Schill a indiqué que la notoriété des forces françaises auprès des grandes agences de l’ONU et des ONG était, à l’issue de l’opération Turquoise, indiscutable et incontestée. Certaines des ONG qui avaient été très critiques vis-à-vis de l’action des militaires français reconnaissaient alors volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de l’aide qu’ils avaient apportée. Cependant, cette notoriété ne devait pas faire oublier que les efforts déployés pour engager les ONG dans le cadre de l’espace-temps de la manœuvre Turquoise n’avaient eu qu’un succès relatif.

Le Président Paul Quilès a demandé au Colonel André Schill et au Colonel Alain Le Goff quelle était leur réaction face aux réserves formulées par certaines ONG, sur le thème : " Chacun doit exercer son métier, les militaires auraient dû intervenir pour faire cesser les massacres et arrêter leurs auteurs, les organisations humanitaires pour secourir les populations. "

Le Colonel André Schill a répondu que ces réserves lui paraissaient surprenantes dans la mesure où, si l’on met à part le cas de Goma, les militaires n’avaient pas mené d’action spécifiquement humanitaire dans la zone humanitaire sûre. Il a en outre souligné que les militaires étaient, comme les organisations humanitaires, au service du responsable du HCR pour participer à la gestion de la situation créée à Goma. En zone humanitaire sûre, les militaires ont très rapidement organisé la sécurité et assuré les escortes de convois. Ils ont distribué au total 500 tonnes d’aide gouvernementale d’urgence. Avec 500 tonnes pour deux millions de personnes, on ne peut pas dire qu’ils faisaient concurrence aux ONG. L’hôpital de campagne fonctionnait. Dans cette période, en zone humanitaire sûre, parmi les quelques ONG ou organismes de l’ONU qui agissaient, le CICR distribuait 1 100 tonnes par semaines, le Programme alimentaire mondial, 600 tonnes, Caritas, 200 tonnes. C’est-à-dire qu’ils soutenaient 400 000 personnes à raison d’une ration journalière de 500 grammes.

Le Président Paul Quilès a demandé comment le BSL était organisé pour éviter les accrochages ou les heurts entre les forces d’intervention qui avaient des conditions de vie convenables et les populations qui vivaient dans une détresse extrême. Il a souhaité savoir comment survivaient ces populations et quel était leur mode d’organisation.

Le Colonel André Schill a souligné que le Rwanda était un pays très organisé et que, vu du Zaïre, il apparaissait comme une sorte de Suisse de l’Afrique où l’administration fonctionnait bien. A leur arrivée, le premier travail des militaires en zone humanitaire sûre avait été d’assurer la sécurité et de créer les conditions d’un fonctionnement minimum des administrations et des organismes de support de la population. Les troupes avaient essayé de susciter un début de reprise de l’administration locale, afin qu’il y ait un minimum d’organisation dans les bourgs et les campagnes. La cohabitation avec les populations les plus démunies, celles des camps de déplacés ou même des lieux où s’étaient regroupés les rescapés des massacres, se passait bien, parce que les campements des militaires étaient relativement modestes. Il n’y avait donc pas de différence outrancière dans les conditions de vie, en particulier, dans la zone de Kibuye. A côté de tous les PC des unités, il y avait des regroupements de Tutsis, qui avaient été placés là, d’une part, pour que leur protection en soit facilitée et, d’autre part, parce qu’à Goma, les militaires partageaient volontiers avec eux une partie de leur ration.

M. Pierre Brana a demandé au Colonel André Schill s’il avait observé ou si on lui avait rapporté des scènes d’affrontement entre réfugiés dans les camps et si des armes y avaient été saisies ou vues.

Le Colonel André Schill a distingué, selon la terminologie des Nations Unies, le terme de réfugiés, qui s’appliquait aux populations passées au Zaïre, et celui de déplacés. En zone humanitaire sûre, des déplacés se trouvaient dans des conditions très proches de celles des réfugiés, même s’ils n’étaient pas considérés comme tels juridiquement.

Dans les camps de réfugiés autour de Goma, il n’y a pas eu d’affrontements importants durant la période de l’opération Turquoise. Il n’y avait pas d’armes dans cette région, dans la mesure où l’armée zaïroise les avait fait déposer au passage de la frontière. Les FAR débandées, mêlées à la population et au flot des réfugiés, s’étaient fait confisquer leurs armes au passage, ce qui avait d’ailleurs posé un problème de sécurité à Goma. Le BSL a participé au ramassage de ces armes, puis à la destruction d’explosifs qui se trouvaient au bord des routes et qui pouvaient présenter un danger. Les personnes regroupées dans les camps n’avaient pas d’armes, mais dans un pays où 500 000 personnes avaient été massacrées à la machette, la question de la détention des armes était un peu accessoire. Il est certain toutefois que les populations avaient gardé une organisation paroissiale et villageoise, et que les ex-FAR restées en uniforme pouvaient éventuellement, ainsi que l’armée zaïroise, exercer sur elles à un certain nombre de pressions pour s’approprier une partie de l’aide qui était distribuée.

Dans la zone humanitaire sûre, les personnes portant une arme étaient désarmées par les groupements. Dans le camp de Nyarushishi, gardé par le CICR, il y a eu des tentatives d’affrontements, parce que c’était un camp homogène tutsi, dans un environnement hutu, et que les habitants des environs se plaignaient de ce que les déplacés étaient mieux traités qu’eux.

M. Jacques Desallangre a souhaité avoir des précisions sur la collecte d’informations relatives aux atteintes aux droits de l’homme.

Le Colonel André Schill a indiqué qu’avant le vote de la résolution†935 du Conseil de sécurité de l’ONU, créant une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme, la cellule affaires civiles avait pour mission de collecter, dans les renseignements qui remontaient des unités, ceux qui pouvaient apparaître utiles pour déterminer les auteurs d’éventuels massacres et la nature de leurs crimes. En application des directives reçues, la cellule affaires civilo-militaires du poste de commandement interarmées de théâtre a transmis ces informations, par l’intermédiaire de la cellule diplomatique de Goma, aux représentants de l’ONU venus enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme.

Le Président Paul Quilès a demandé quels avaient été les contacts avec les autorités locales dont le BSL avait eu besoin de solliciter le concours pour ses différentes opérations. Rappelant que des avions lourds de transport à longue distance avaient été loués aux Russes et aux Ukrainiens, et que des avions d’Air France avaient été utilisés, il a demandé combien d’appareils avaient été effectivement affrétés et si une demande de soutien en ce domaine avait été formulée auprès des Américains, des Belges et des Anglais.

Le Colonel Alain Le Goff a répondu que le contact avec les autorités locales passait par l’intermédiaire du poste de commandement interarmées de théâtre. La cellule affaires civiles de ce poste de commandement assurait l’interface avec, d’une part, les organisations humanitaires, et, d’autre part, les autorités zaïroises. Lorsque le bataillon a été sollicité, un certain nombre de démarches avaient déjà été effectuées en amont, notamment auprès des autorités administratives et militaires de l’Etat et de la ville de Goma. Aux alentours des 14, 15 et 16 juillet, lors de l’arrivée de tous les réfugiés, le BSL s’est aperçu que les moyens que l’Etat et la ville pouvaient mettre en œuvre étaient totalement insuffisants.

L’organisation des transports stratégiques a été le fait de l’état-major des armées, où un bureau est chargé de cette question. Pour la mise en place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations d’Antonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy, Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les ressources. Ces avions pouvaient atterrir à Goma, puisque la piste, longue de 3 300 mètres, le permettait.

Les détachements qui sont venus de France et qui représentaient une partie seulement de la force -1 500 personnes sur 2 700, le reste étant principalement représenté par des unités de combat des forces prépositionnées en Afrique- ont été mis en place par Antonov, essentiellement ukrainiens. Les autres types d’appareils ont permis la mise en place des personnels et de l’aide gouvernementale d’urgence. Le désengagement de la force, à partir du mois de septembre, a aussi été réalisé avec des Antonov. Au moment de ce désengagement, les Etats-Unis ont été sollicités pour mettre à la disposition de la force des C5EA Galaxy. Le BSL est revenu, en ce qui concerne le personnel, avec des avions appartenant à Air France ou à l’armée de l’air. Le matériel et les ressources ont été rapatriés avec des Antonov sur Djibouti. Le commandement avait à cœur de diminuer les boucles, car l’affrètement de ces appareils est onéreux.

M. Bernard Cazeneuve, soulignant que la durée de l’opération Turquoise avait été limitée à deux mois et qu’il était prévu que les Nations Unies prennent le relais, a demandé dans quelles conditions ce relais avait été pris, s’il y avait eu des difficultés et quels contacts le BSL avait pris avec les forces qui lui avaient succédé.

Le Colonel Alain Le Goff a souligné que les Nations Unies avaient pris le relais en zone humanitaire sûre. Il a précisé que les forces françaises y avaient été remplacées par le bataillon interafricain qui avait débuté sa mission le 22 août. Le BSL a facilité sa montée en puissance pendant la première quinzaine du mois d’août. Le général qui commandait la MINUAR s’est rendu, pour sa part, au moins deux ou trois fois au poste de commandement interarmées de théâtre de Turquoise. Le PC du BSL a même accueilli une réunion entre le général commandant la force Turquoise et le Général Romeo Dallaire. Outre les contacts pris au niveau du commandement, des relations ont été établies pour faciliter le transfert du soutien du bataillon interafricain de la force Turquoise à la MINUAR. Des réunions de travail ont eu lieu à cet effet soit à Goma, soit à Kibuye avec des officiers de l’état-major de la MINUAR, responsables en particulier de tous les domaines du soutien.

En accord avec eux et le colonel commandant le bataillon sénégalais, le transfert a été effectué le 14 septembre. C’est une des raisons pour lesquelles le bataillon de soutien logistique est resté plus longtemps que la force Turquoise et que sa mission s’est terminée le 30 septembre. Sa mission était de soutenir le bataillon interafricain tant que la MINUAR n’avait pas les moyens de le prendre en compte. La date du 4 septembre était initialement prévue, mais c’est finalement le 14 septembre que s’est effectué le transfert. Le désengagement a eu lieu après que ce transfert eut été réalisé.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr