Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Henri Crépin-Leblond, Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995. Il a rappelé que l’année 1993, au cours de laquelle M. Henri Crépin-Leblond avait pris ses fonctions, avait été marquée par la reprise des négociations d’Arusha, par la conclusion des accords de paix, le 4 août mais aussi, au Burundi, par l’élection démocratique du Président hutu Ndadaye et son assassinat quelques mois plus tard.

Ajoutant que ce dernier événement avait provoqué dans le pays de graves massacres, mais aussi ébranlé gravement le dispositif de paix mis en place par les accords d’Arusha, en accroissant la méfiance réciproque des parties au conflit rwandais, il lui a demandé d’évoquer tout particulièrement cette question. Il s’est déclaré également très intéressé par l’analyse que pourrait faire l’Ambassadeur de la situation au Burundi après l’attentat perpétré contre l’avion du Président Habyarimana, au cours duquel le Président burundais avait également trouvé la mort, dans la mesure o ? il était apparu à la mission d’information que les conséquences de cet événement avaient été très différentes au Burundi et au Rwanda.

M. Henri Crépin-Leblond a indiqué qu’il évoquerait successivement quatre questions : l’expérience avortée de mise en place d’institutions démocratiques au Burundi, les tentatives de partage du pouvoir qui ont suivi et finalement échoué, la place de l’armée au Burundi, point important à la lumière des questions du Président Paul Quilès, et enfin, certains aspects de son travail diplomatique.

Concernant les premiers pas de la démocratie, il a indiqué que ce n’était sans doute pas sans mérite, ni détermination, mais peut-être avec quelques illusions que, dans un contexte interne très difficile, le Président Buyoya, au pouvoir depuis 1987 à l’issue d’un putsch militaire, avait conduit, à marche forcée, le Burundi vers un régime démocratique à l’image de ceux des pays occidentaux.

Il a ajouté que si la plupart des Tutsis s’étaient résignés au changement d’institutions sous la houlette du Président Buyoya, ils comptaient bien garder l’essentiel du pouvoir et pensaient que la population hutue aurait un réflexe légitimiste et reconduirait le chef de l’Etat en exercice. Il a précisé qu’en cela ils se trompaient et que l’élection présidentielle du 1er juin 1993 avait été un véritable choc puisque l’ethnisation avait quasiment triomphé, le Hutu Melchior Ndadaye, candidat de l’opposition, ayant en effet été élu avec 65 % des suffrages. Il a souligné que celui-ci allait remporter quelques semaines plus tard les élections législatives avec une majorité plus confortable encore.

M. Henri Crépin-Leblond a précisé que la campagne électorale du parti hutu, le FRODEBU, avait été rondement menée, relativement discrète, car effectuée surtout nuitamment, mais aussi centrée sur le thème de la revanche de la majorité ethnique. Il a souligné cependant qu’un pourcentage non négligeable de Hutus, aux environs de 20 %, avait voté pour le candidat du parti précédemment aux affaires. Il a ajouté qu’au Burundi les choses n’étaient pas si simples puisqu’il y a des Tutsis au sein du parti FRODEBU, à grande majorité hutue, et également des Hutus au sein de l’UPRONA, à majorité tutsie, le président de l’UPRONA, qui l’était déjà à l’époque, étant lui-même un Hutu.

M. Henri Crépin-Leblond a ensuite expliqué que, si le nouveau Chef de l’Etat avait accédé au pouvoir, il était loin d’en détenir les clés, l’administration, l’armée, l’économie restant dans les mains des Tutsis tandis que, fait très important, l’intelligentsia hutue, décimée en 1972, était peu nombreuse et inexpérimentée.

Il a ajouté que, intelligent et pragmatique, M. Ndadaye avait immédiatement entrepris de mettre en oeuvre, quoique avec prudence, une doctrine de partage du pouvoir, nommant un Premier Ministre tutsi, Mme Kinigi, une économiste proche de l’opposition, et dosant avec habileté son gouvernement où l’opposition s’était vu confier des portefeuilles importants.

M. Henri Crépin-Leblond a ajouté que les propres partisans du Président Ndadaye n’allaient pas lui faciliter la tâche. Influencés par l’expérience rwandaise, beaucoup d’entre eux ayant été, après 1972, réfugiés au Rwanda, y ayant fait leurs études et exercé un métier, comme le Président Ndadaye lui-même et M. Sylvestre Ntibantunganya, Président du Burundi après la mort de Cyprien Ntaryamira, ces Hutus étaient poussés par le désir de profiter de la victoire électorale. En outre, chez certains, l’impatience ne masquait pas le manque d’expérience et de compétence.

Il a souligné que la gestion de deux problèmes que le Président Ndadaye jugeait prioritaires pour donner satisfaction à son électorat avait progressivement dressé contre lui l’opposition et particulièrement les Tutsis.

Le premier était la question du retour des réfugiés du Rwanda, de Tanzanie et du Kivu dont le nombre était estimé à environ 600 000 au total dans ces trois pays. Un tel retour impliquait notamment de disposer de terres pour réinstaller les réfugiés. Cependant, les terres disponibles avaient été autrefois promises aux militaires qui devaient en prendre possession à leur retraite. Un problème de terres se posait donc, qui se doublait d’un problème relationnel avec les militaires.

Or, la deuxième question était la réforme de l’armée, composée à 90 % environ de Tutsis, que le Président Ndadaye souhaitait voir s’ouvrir aux Hutus.

M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que, malgré de fortes concessions sur le premier point et le report du second projet de réforme, les frustrations accumulées à la suite de l’échec électoral et le mécontentement grandissant de la classe politique avaient alors encouragé les intentions d’élimination du Président que nourrissaient certains milieux tutsis, notamment la minorité rwandaise tutsie en exil au Burundi depuis les années 1959-1963. Il a indiqué que cette minorité, qui se caractérisait par ses positions " ultra ", s’était constituée à partir d’environ 200 000 Rwandais réfugiés au Burundi, et comportait une élite qui avait fait sa place dans le pays en prospérant dans les affaires, mais n’avait jamais bénéficié d’une naturalisation.

Il a ajouté que des éléments de l’armée s’étaient chargés de l’élimination du Président le 21 octobre 1993, mais que l’on n’avait jamais vraiment pu déterminer qui avait commandité l’assassinat. Il a précisé que tel était le cas pour la plupart des assassinats politiques commis au Burundi depuis l’indépendance.

M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que cet attentat avait été suivi d’un début de génocide des Tutsis dans les provinces, et qu’on avait pu estimer à 50 000 le nombre des victimes de ces massacres. A propos de ces événements, il a précisé trois points.

Il a d’abord expliqué que les militaires avaient systématiquement cherché, le 21 octobre, à Bujumbura, à décapiter le Gouvernement et la haute administration de plusieurs de ses responsables, hutus pour l’essentiel mais aussi tutsis. C’est en trouvant refuge à l’ambassade de France qui avait déjà accueilli la veille la veuve du Président, que la plupart des ministres hutus avaient pu être sauvés. Les ministres d’origine tutsie, à l’exception d’un seul, devenu Ministre des Affaires étrangères par la suite, les rejoignaient à l’ambassade à l’occasion des réunions de Gouvernement présidées par le Premier Ministre. Celui-ci, ainsi que la veuve du Président, demeurait à la résidence de France. M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’il avait dû lui-même aller chercher en pleine nuit, dans les quartiers périphériques quadrillés par l’armée, le Ministre des Relations extérieures, Sylvestre Ntibantunganya, devenu plus tard Président de la République, ainsi que d’autres responsables.

Il a ajouté que cet accueil à l’ambassade du gouvernement légal en place avait permis d’assurer la continuité républicaine alors que, pour assurer sa sécurité, l’ambassadeur ne disposait pendant la première semaine que de trois gendarmes et de quelques éléments de l’Assistance technique militaire française, laquelle était peu nombreuse puisqu’elle ne dépassait pas vingt personnes. Le renfort décidé par Paris d’une vingtaine de militaires avait permis ensuite d’installer le Gouvernement dans des locaux protégés en périphérie de la capitale.

Il a souligné que cette situation, qui concourait à la stabilité de la position de l’Etat burundais, avait conduit les membres du " Comité de salut public ", constitué de manière improvisée au lendemain de l’assassinat, ainsi que le haut état-major de l’armée à réintégrer la légalité dans les 48 heures qui avaient suivi. Cependant, chacun avait eu peur, et était resté sur sa peur par la suite : d’anciens responsables, lors de ces événements, étaient allés se réfugier chez le Nonce apostolique et l’ancien Président Buyoya s’était, lui-même, caché quelques jours à l’ambassade américaine.

Il a conclu sur ce point en relevant que l’armée n’avait pas eu exactement les choses en main et avait craint des représailles hutues.

M. Henri Crépin-Leblond a ensuite exposé qu’il n’en était pas allé de même en province. Les exécutions de Tutsis, commencées au moment de l’assassinat du Président Ndadaye, avaient pris de l’ampleur. Les cadres hutus de l’UPRONA, le parti du Président Buyoya, ont également été tués. Des mots d’ordre de soulèvement ont été donnés. La radio officielle de Kigali, ainsi que la Radio des Mille Collines, bien captées dans le nord du pays, ont accentué ce mouvement. Deux ministres burundais réfugiés à Kigali dans l’après-midi de l’assassinat du Président et encouragés par l’entourage de M. Habyarimana, ont constitué un gouvernement en exil dont l’action a perturbé pendant plusieurs semaines le rétablissement du pouvoir gouvernemental à Bujumbura.

Il a précisé, en ce qui concerne les massacres, qu’il n’y avait pas eu, à son sens, d’entreprise organisée et systématique d’extermination des Tutsis par les cadres du FRODEBU. Si un plan insurrectionnel avait été mis au point quelques mois plus tôt et devait être exécuté au cas où le résultat des élections présidentielles de juin aurait été annulé, ce plan, qui avait été appliqué en octobre, était de résistance à l’armée, éventuellement de prise d’otages mais non de massacre des populations tutsies et des opposants. Il a expliqué que la haine ethnique et les rancoeurs accumulées l’avaient néanmoins emporté chez un certain nombre de meneurs et les avaient conduits à verser le sang, d’où ces massacres.

Il a ajouté que la chasse aux Tutsis avait entraîné une double réaction de l’armée. De nombreux Tutsis dispersés dans les campagnes ont été rassemblés dans des camps protégés par des militaires. Mais, en même temps, ces militaires se sont aussi livrés à des représailles sanglantes contre la population hutue, accentuant le nombre des victimes sans que l’état-major à Bujumbura soit en mesure de calmer ses troupes stationnées en province.

Il a conclu qu’ainsi une guerre civile était née et qu’elle n’avait pas cessé depuis, multipliant tragédies et horreurs dans la population.

M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le deuxième volet de son exposé, relatif aux tentatives de partage du pouvoir.

Il a expliqué qu’au lendemain de l’assassinat du premier président hutu élu s’était ouverte, dans un climat d’insécurité marquée, une première période de négociations sur la constitution d’un nouveau gouvernement et la nomination d’un chef de l’Etat. Les Tutsis faisant pression par toutes sortes de moyens pour corriger les résultats du scrutin de juin, mais l’appui des autorités de Kigali, d’un autre côté, confortant les dirigeants hutus dans leur volonté de maintenir leurs prérogatives, c’est la formule du " partage du pouvoir " qui a finalement prévalu sous la houlette intelligente et attentive du représentant spécial des Nations Unies, M. Ahmedou Ould Abdallah, soutenu dans son action par un appui très conséquent et très affirmé des ambassadeurs occidentaux et notamment du représentant de la France.

M. Henri Crépin-Leblond a précisé que certains des principes qui avaient guidé les pourparlers d’Arusha entre le FPR et les autorités de Kigali avaient servi de référence et qu’une solution d’entente avait finalement été approuvée malgré l’opposition des radicaux des deux bords, aboutissant à l’élection, en février 1994, d’un Président hutu, M. Cyprien Ntaryamira, avec pour Premier Ministre un Tutsi venu de l’opposition, le gouvernement comprenant 40 % de ministres issus de cette opposition.

Il a fait observer qu’une telle construction était cependant éminemment fragile, les extrémistes hutus et tutsis restant très actifs et Bujumbura connaissant ce que l’on appelait alors " l’épuration ethnique " : il s’agissait de donner à chaque quartier une appartenance ethnique unique, au besoin par la force ; M. Henri Crépin-Leblond a remarqué que, dans ce domaine, les Tutsis s’étaient révélés particulièrement dynamiques.

Puis il a exposé qu’ensuite, la mort du Président Ntaryamira dans l’avion du Président Habyarimana avait modifié très sensiblement les données et radicalisé la situation.

En effet, d’un côté les Hutus perdaient l’assistance rwandaise dont ils avaient besoin pour faire pièce aux partis d’opposition tutsis. Même si leurs éléments " ultra " avaient rejoint, au Zaïre, les restes de l’armée rwandaise et ainsi renforcé sensiblement la rébellion armée, encore embryonnaire, née quelques mois plus tôt, à Bujumbura, les Hutus se trouvaient sérieusement affaiblis et l’on avait pu craindre, en province, un soulèvement populaire.

De leur côté, les Tutsis se montraient d’autant plus exigeants que la victoire du FPR au Rwanda leur rendait un grand espoir de retour aux affaires et pouvait même convaincre les plus extrémistes que les armes leur permettraient de reconquérir le pouvoir. Ceux de la minorité rwandaise tutsie de Bujumbura n’étaient pas les moins actifs car, si la minorité rwandaise exilée au Burundi avait regagné Kigali dans les mois de juillet et août 1994, elle avait su, puisqu’elle prospérait dans les affaires, garder ses positions économiques ou les transmettre à ses descendants.

M. Henri Crépin-Leblond a souligné que, dans cette situation, il avait fallu toute l’habileté et la diplomatie de M. Ahmedou Ould Abdallah pour calmer les esprits et entamer de nouveaux pourparlers politiques. Il a fait valoir que M. Ahmedou Ould Abdallah avait certainement gagné de l’influence : dans la nuit du 6 au 7 avril, c’est lui qui, par son intervention, avait sans doute prévenu de nouveaux massacres : il a su rencontrer les autorités et l’armée et ainsi éviter des actions qui auraient pu se décider assez rapidement après la mort du Président Ntaryamira. Il lui revient également d’avoir abouti, dans un climat d’insécurité notoire où aux exécutions sommaires succédaient des actions de vengeance, à la mise au point d’une " Convention de gouvernement " finalement conclue entre la majorité issue des élections de 1993 et les oppositions d’obédience tutsie. Ayant fait remarquer que M. Ould Abdallah avait été aidé dans cette tâche par la pression de la communauté internationale dans son ensemble, notamment de la France et des Etats-Unis, par les efforts développés par la société civile ainsi que par la contribution des modérés des deux bords, M. Henri Crépin-Leblond a expliqué que la convention de Gouvernement consacrait une nouvelle fois le partage du pouvoir : les événements étant favorables aux Tutsis, ceux-ci ont gagné du terrain et 45 % des postes ministériels leur ont été réservés. Le Président restait cependant un Hutu et il nommait un Premier Ministre tutsi. Par ailleurs, point qui aurait pu devenir important, " un dialogue national " était envisagé pour la définition d’institutions adaptées au Burundi et, par conséquent, centrées sur la place et la protection de la minorité tutsie.

Il a fait cependant observer qu’en fait, les protagonistes n’avaient pu réellement s’entendre, les extrémistes hutus et les extrémistes tutsis, dont le modèle était désormais le pouvoir FPR mis en place à Kigali, prenant clairement le pas sur les tendances modérées, et que ces résultats restaient donc particulièrement précaires. Il a précisé néanmoins que, si l’insécurité dans la capitale et en province grandissait, une sorte de dissuasion réciproque s’était établie, le risque d’un déferlement de 5 millions de Hutus sur la capitale étant contenu par la protection que la minorité tutsie pouvait attendre de l’armée.

M. Henri Crépin-Leblond a alors abordé le troisième point de son exposé, l’armée burundaise. Il a exposé que, forte d’environ 20 000 hommes, y compris les gendarmes, son rôle et sa responsabilité étaient très grands dans tous les événements survenus au Burundi depuis l’indépendance. Devenue progressivement mono-ethnique, d’un corporatisme ayant résisté à toutes les réformes, elle a tenu le pouvoir sans discontinuer de 1966 à 1993, s’appuyant sur un parti unique et un secteur parapublic important, presque systématiquement dévolu aux officiers. Elle a mené plusieurs répressions sanglantes, notamment celle de 1972 qui a fait entre 100 000 et 200 000 victimes, et celle de 1988 qui en a causé entre 10 000 et 20 000. Ajoutant que c’est un groupe de militaires qui a tué le Président Ndadaye et ses compagnons, que c’est l’armée qui, depuis, a organisé maintes expéditions punitives dans la population à l’occasion d’incursions de la rébellion hutue et que c’est encore elle qui a encouragé, voire aidé matériellement, des groupes extrémistes tutsis à mener leur action à Bujumbura, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que si ces agissements étaient particulièrement condamnables -il avait eu personnellement l’occasion de le dire au chef d’état-major et au Ministre de la Défense du moment- les réalités pouvaient conduire à porter un jugement plus équilibré. L’armée, loin d’être unanime dans ses options politiques, apparaissait au contraire comme le reflet de la société tutsie burundaise : elle comportait certes des " ultra " mais aussi des modérés, en particulier dans le corps des officiers.

Il a ainsi souligné que le ralliement de l’ensemble de l’armée au gouvernement légal réfugié à l’ambassade de France en octobre 1993 avait évité une énorme tragédie, que c’est en grande partie grâce à la collaboration immédiate de l’état-major qu’un nouveau désastre avait été empêché à la mort du Chef de l’Etat, le 6 avril 1994, et que l’accueil des étrangers évacués du Rwanda avait pu être organisé comme il convenait par les ambassades, notamment l’ambassade de France. Il a aussi indiqué que c’est la pression de l’état-major sur les oppositions qui avait permis, en octobre 1994, de conclure " la Convention de gouvernement " et d’éloigner les perspectives d’aggravation d’une situation au bord de l’éclatement.

Il a fait observer également que, ombrageuse et fortement nationaliste, l’armée burundaise avait fait obstacle avec détermination à tout projet d’intervention de troupes étrangères, et que lui-même avait toujours eu la conviction, comme ses collègues, que la venue d’un contingent international aurait exacerbé les passions, les Hutus se sentant encouragés à reprendre le dessus, et les Tutsis se considérant, de leur côté, agressés. Il a précisé que cette attitude de l’armée rejoignait certes son intérêt corporatiste mais qu’elle n’était pas contraire à l’intérêt immédiat du pays.

Il a conclu sur ce point que d’une manière générale, l’armée burundaise s’identifiait concrètement à l’Etat dont elle avait été l’ossature pendant trente ans, que sans elle les structures étatiques ne pourraient se maintenir et que son effacement ouvrirait la porte à d’interminables luttes entre factions, les Tutsis comme les Hutus étant extrêmement divisés entre eux. Il a estimé que l’armée, interlocuteur incontournable de toute évolution négociée, était susceptible de jouer à nouveau un rôle positif à condition qu’elle soit sollicitée de manière adéquate.

M. Henri Crépin-Leblond a achevé son propos en évoquant quelques questions liées à sa mission.

Il a souligné que la politique suivie par la France au Rwanda, du moins telle qu’elle avait été perçue au Burundi, avait servi en permanence, aux yeux de ses différents interlocuteurs burundais, de toile de fond ou de points de repère dans les relations que lui-même avait entretenues avec eux, les responsables tutsis ayant eu tendance, d’une manière générale, à soupçonner la France de collusion avec le parti hutu et les Hutus ayant conservé de leur côté à l’égard de la France un préjugé favorable. Il a ajouté que ces derniers avaient notamment vu dans l’opération Turquoise le témoignage que la France savait ne pas abandonner les populations en détresse.

Il a fait alors valoir que, dans ce contexte difficile, il s’était efforcé constamment de contribuer à éclairer, à apaiser les esprits et de soutenir au mieux les éléments modérés de l’une et l’autre ethnie.

S’agissant de la coopération militaire française, il a souligné qu’elle était restée d’un niveau modeste -une vingtaine de coopérants en long séjour et un renfort d’une vingtaine de militaires à la fin octobre 1993- et a estimé qu’elle avait rempli son rôle de rappel permanent aux cadres militaires burundais des principes et des valeurs démocratiques. Il a fait observer que la collaboration franco-burundaise en matière de formation s’était située, après octobre 1993, dans un cadre essentiellement militaire et au bénéfice de recrues appelées à intégrer des unités de l’armée déjà constituées, ce qui indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une aide aux milices, comme on avait pu le dire.

Il a ajouté que la préparation d’une conférence des pays des grands lacs avait été largement discutée avec le Président de la République du Burundi et son Ministre des Relations extérieures, et que des initiatives avaient d’ailleurs été prises en ce sens par le Burundi en 1994, d’une part pour résoudre le problème des réfugiés, alors abcès de fixation d’une rébellion hutue armée, et d’autre part pour exercer une pression internationale sur l’Ouganda et le Rwanda, soupçonnés par le gouvernement burundais -c’est-à-dire le Ministre des Affaires étrangères et le Président, qui étaient du parti FRODEBU- d’aider les Tutsis " ultra ". Il a précisé que l’idée de l’envoi d’une force internationale au Burundi n’était pas absente de leurs préoccupations et que, de toute façon, une initiative française ou un appui de Paris en faveur d’un sommet régional leur paraissait opportune même si les représentants au Gouvernement de l’opposition tutsie se montraient fort réservés sur le sujet.

Pour conclure sa présentation, M. Henri Crépin-Leblond a souhaité formuler trois réflexions d’ordre général.

Il a d’abord estimé que l’instauration d’institutions démocratiques au Burundi s’était faite, à son avis, de manière beaucoup trop hâtive. L’antagonisme ethnique existant aurait dû, dans ce pays resté rural à 90 %, conduire à mettre d’abord en place une gestion commune des affaires provinciales et locales par les populations concernées afin qu’elles prennent progressivement l’habitude de travailler ensemble.

Par ailleurs, les événements ont montré que l’application du principe " un homme, une voix " présentait un très grand risque d’élimination de la minorité. Il fallait donc adopter d’autres institutions, d’autres usages, et ménager une période de transition.

Il a enfin considéré que la communauté internationale, si elle voulait influencer le destin d’un pays comme le Burundi, se devait de ne pas intervenir en ordre dispersé. La multiplication des " facilitateurs " de tous ordres envoyés au Burundi dans le même moment et qui ne tenaient pas le même langage a concouru à alimenter les surenchères entre les différents protagonistes burundais, qui ont d’ailleurs su très habilement en jouer.

Le Président Paul Quilès s’est étonné qu’avec une vingtaine d’hommes, M. Henri Crépin-Leblond ait réussi à protéger les ministres hutus et tutsis installés à la résidence de France et à dissuader les militaires d’aller plus loin alors qu’ils entreprenaient un coup d’Etat et venaient d’assassiner le Président en exercice. Il a observé à ce propos que, lorsque des militaires font un coup d’Etat, c’est pour prendre le pouvoir.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’attitude de l’Armée signifiait en fait qu’il n’y avait pas eu, à proprement parler, de coup d’Etat.

Il a ajouté que, sous la conjonction d’un certain nombre de mécontentements, de frustrations ayant mené à l’idée d’une disparition ou d’une annulation des pouvoirs du Président, un groupe de militaires, avec une certaine connivence de l’armée, mais sans qu’il y ait véritablement eu aide et appui de sa part, avait pris l’initiative, d’abord d’attaquer le Président, la garde de ce dernier s’étant du reste fort mal défendue, ensuite de saisir à l’aide de listes les principaux responsables du parti au pouvoir. Cependant, eu égard à sa diversité d’inspiration politique, l’armée n’était pas d’accord dans son ensemble avec ces agissements. Le chef d’état-major et ses principaux officiers ont été, à un moment donné, menacés de perdre leur vie s’ils ne faisaient pas preuve de neutralité dans l’attentat qui allait se perpétrer contre le Président, l’armée a d’ailleurs gardé un certain sentiment de honte de cet assassinat.

Il en a conclu que le petit groupe qui a assassiné le Président et quelques-uns de ses compagnons n’avait pas été nettement appuyé, ce qui a fait que l’armée, constatant que ces actes ne rencontraient pas d’approbation est revenue sur ses positions et a proclamé, dans les 48 heures, son loyalisme. Il a ajouté que ce loyalisme était d’autant plus simple à formuler qu’il y avait, à l’ambassade de France, le Premier Ministre du Gouvernement légal qui avait été reconnu par l’armée elle-même au lendemain des élections grâce notamment aux efforts de persuasion déployés par le Président Buyoya, et le Ministre de la Défense. Au bout du compte, ce revirement a entraîné le ralliement, sinon de toute l’armée, du moins du corps des officiers dans sa majorité.

Le Président Paul Quilès s’est de nouveau étonné du peu d’information obtenu sur cet attentat, ceux qui étaient accusés d’avoir été les auteurs de l’assassinat du Président Ndadaye ayant, à leur tour, été assassinés en décembre 1995, et la comparution d’un certain nombre de responsables -ancien Ministre de la Défense, chef d’Etat-major général des armées, chef d’Etat-major de la gendarmerie- n’ayant rien donné.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’à son avis, on ne saurait jamais exactement la vérité sur cet assassinat. Il a estimé que, pour sa part, il croyait qu’il y avait eu connivence mais non initiative de certains responsables, et que le maintien à l’ambassade du Gouvernement en corps constitué avait incité les militaires à se rallier aux autorités légales.

M. Pierre Brana, soulignant qu’il n’y avait pas eu d’affrontements au sein de l’armée, s’est demandé si l’on ne pouvait pas émettre l’hypothèse de la formation d’un groupe d’activistes ayant agi avec la complicité de la masse des militaires. Ce ne serait qu’en constatant que les choses ne tournaient pas comme prévu que l’armée se serait dégagée et aurait proclamé son loyalisme. Il a cité, à l’appui de cette hypothèse, la condamnation unanime du coup d’Etat par toute la communauté internationale et l’annonce, dès le 22 octobre, par les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, la Belgique, et l’Union européenne- de la suspension de leur aide au Burundi. Il s’est demandé si, au cas où les putschistes n’auraient pas été ainsi isolés, l’armée n’aurait pas basculé de leur côté. Il a noté, sur ce point l’absence totale d’affrontements entre les troupes putschistes et les troupes loyalistes, et le fait que celles-ci ne se soient déclarées telles qu’après l’arrestation des mutins, c’est-à-dire le 23 octobre.

Il a également souhaité savoir si le FPR rwandais, qui avait condamné l’assassinat du Président Ndadaye, pouvait, d’une manière ou d’une autre, comme le sous-entendaient certaines rumeurs, être lié à cette tentative de coup d’Etat.

M. Bernard Cazeneuve s’est étonné que le Président Ndadaye, élu en juin 1993 avec 65 % des voix, ait été assassiné seulement quatre mois plus tard, et ce, après que des élections législatives eurent conforté sa légitimité. Il s’est demandé comment il avait pu, à moins d’être d’une maladresse insigne et totale, ce qui selon M. Henri Crépin-Leblond n’était pas le cas, laisser à ce point les mécontentements s’accroître.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait souligné que, répondant aux espoirs de son électorat, le Président Ndadaye avait défini deux questions prioritaires, le retour des réfugiés et l’ouverture de l’armée, ce qui avait profondément inquiété la classe politique tutsie et notamment l’armée elle-même. Il a ajouté que, s’il avait a fait des pas en arrière sur ces deux points, ces reculs étaient arrivés trop tard, les frustrations et les mécontentements ayant déjà gagné trop de terrain.

En réponse à une nouvelle question de M. Bernard Cazeneuve, M. Henri Crépin-Leblond a précisé qu’en revanche, la popularité politique du Président dans le pays était intacte, et que c’est pour cette raison qu’un soulèvement avait eu lieu.

M. Bernard Cazeneuve a alors rappelé la description qu’avait faite, dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens des quelques heures qui ont précédé l’assassinat du Président Ndadaye, et notamment de plusieurs entretiens qu’il avait eus avec ses ministres, où ceux-ci attiraient son attention sur la montée des crispations et des mécontentements dans l’armée et au sein de la minorité tutsie et sur les risques qu’il courait tandis que lui-même les écoutait avec beaucoup de distance et d’ironie. Il s’est demandé si cette distance et cette ironie résultaient d’un trait de tempérament ou d’une absence de lucidité du Président sur les dangers encourus.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que deux éléments devaient être pris en considération.

Le premier était en effet le tempérament du Président Ndadaye. Celui-ci ayant beaucoup lutté, beaucoup réfléchi, ayant gagné les élections, avait tendance à estimer qu’il avait derrière lui cette " baraka " du premier président hutu élu, et qu’il pouvait donc surmonter les obstacles, les difficultés et éventuellement échapper aux menaces de mort.

Il a ajouté qu’il fallait aussi bien se rendre compte que le Burundi comme le Rwanda est le pays de la rumeur. Chaque jour y est une menace, chaque jour y est porteur d’un avertissement ou de l’annonce d’une catastrophe. Ainsi, on a prédit maintes fois un déferlement des Hutus sur la capitale Bujumbura. Dans la masse de ces renseignements innombrables parmi lesquels il est impossible de faire la part des choses, il arrive un moment où l’on se dit qu’encore une fois les loups ont hurlé sans savoir. Il a conclu qu’on avait mis le Président en garde mais que celui-ci croyait en son étoile et que c’est pour cette raison qu’il n’avait pas vu venir la menace de son assassinat.

M. Henri Crépin-Leblond a précisé que c’est après avoir beaucoup discuté avec l’épouse du Président Ndadaye, celle-ci étant restée près de deux mois à la résidence, et souvent évoqué avec elle ce qui s’était passé, qu’il en était venu à penser que c’est cette interprétation qu’il convenait d’avoir.

Quant à une éventuelle action du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il ne disposait pas d’éléments de réponse. Il a toutefois rappelé qu’il avait souligné à deux ou trois reprises au cours de son exposé l’influence déterminante, et cachée, du fait que ses responsables n’occupent pas de postes d’autorité, de la minorité rwandaise tutsie, très proche du FPR. Il a ajouté qu’il était bien connu sur place que cette minorité tutsie avait envoyé et de l’argent et des jeunes dans les troupes du FPR dès 1990, et qu’il y avait un courant à la fois financier et humain, surtout après 1992, vers l’Ouganda. Il a précisé qu’en fait, il n’avait pas d’éléments sur l’influence du FPR mais qu’il pressentait que celle de cette minorité rwandaise était très forte.

M. Pierre Brana lui a alors demandé s’il pouvait confirmer ou infirmer la rumeur selon laquelle les Hutus réfugiés au sud du Rwanda, notamment après cet attentat, pour fuir les massacres de l’armée, auraient été ensuite formés par les milices rwandaises pour participer au génocide de 1994.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que si la présence de réfugiés hutus burundais au sud du Rwanda, notamment depuis 1988, et la grande activité du PALIPEHUTU, parti extrémiste, dans cette région, rendaient vraisemblable que se soient produits des faits de ce type, il ne disposait d’aucun élément sur l’aide apportée par les réfugiés burundais aux milices rwandaises.

M. Pierre Brana, s’interrogeant alors sur la thèse, à peu près abandonnée aujourd’hui selon laquelle l’attentat du 6 avril aurait été perpétré par des Burundais, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’en avait jamais entendu parler, tandis que les Hutus lui disaient que l’attentat était certainement le fait du FPR et les Tutsis le contraire.

Il a ajouté qu’il connaissait relativement bien Cyprien Ntaryamira, assez francophile, qui avait séjourné à l’ambassade pendant une semaine. Il a précisé que, d’une certaine manière, c’était un modéré, mais qu’il n’était pas exclu qu’il ait mené un jeu tout à fait ambigu qui consistait, d’une part à envoyer des émissaires particuliers pour réclamer une force internationale, et d’autre part à prendre lui-même sur place une position contraire devant les membres du Gouvernement. Dans la mesure où il y avait là quelque chose qui ne pouvait durer, M. Henri Crépin-Leblond a relaté qu’il était très inquiet pour le Président d’autant que celui-ci avait vu quelque temps auparavant le Président Mobutu, à Gbadolite, ce qui, sans doute, l’avait conforté dans son attitude de double jeu. Cette attitude lui avait paru tellement dangereuse qu’il souhaitait, d’une part, obtenir de lui des explications, et, d’autre part, au vu de celles-ci, lui prodiguer quelques conseils.

M. Pierre Brana a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond quelle était, lors de son départ en janvier 1995, la répartition des deux ethnies dans les effectifs de l’armée.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu que l’armée n’avait guère changé sur ce point et était toujours composée à 90-95 % de Tutsis, même s’il y avait eu un certain nombre de recrutements d’origine hutue. Il a ajouté que l’attaché militaire et lui-même faisaient très attention à ce que toutes les activités de coopération se déroulent dans un cadre militaire et n’aient aucun caractère paramilitaire qui aurait rapidement pu devenir paramilicien.

M. Pierre Brana, remarquant que son prédécesseur avait dit à la mission d’information que lorsqu’il se trouvait en poste, un tiers des promotions d’officiers était formé de Hutus, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’en effet l’on admettait des Hutus aux concours militaires, mais que leur formation et leur accueil étaient tels qu’au bout d’un certain temps ils démissionnaient. C’est sans doute pour cette raison qu’il ne devait pas en rester beaucoup au moment de son installation. Il a ajouté que, lorsque le Président Ndadaye avait voulu ouvrir l’armée, dans ses initiatives d’août et septembre 1993, on l’avait alors prévenu qu’il aurait beau ouvrir les concours et imposer un certain quota ethnique, rien n’assurait qu’au bout du compte il n’y aurait pas à nouveau uniformisation.

M. Pierre Brana lui demandant alors quelle vision il avait du Major Buyoya, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il avait une grande estime pour lui, qu’il le croyait sincère. Il a souligné que le Major Buyoya s’était fixé un certain nombre de buts sur le plan interne mais qu’il était sans doute conduit, du fait de l’ethnie à laquelle il appartenait, du fait de son éducation et de son appartenance à l’armée, à composer dans un sens qui ne correspondait peut-être pas à ses principes. Il a estimé que c’était un homme d’Etat et un interlocuteur de valeur, mais aussi réaliste, et qu’il se devait de maintenir une certaine ambiguïté dans la mesure où il se trouvait confronté à un pays qui était lui-même véritablement ambigu.

Il a ajouté que le Président Buyoya avait eu le mérite d’avoir résisté, au lendemain des élections présidentielles, à toutes les pressions et d’avoir déclaré que le résultat était la conséquence d’un choix délibéré et qu’il fallait le respecter. Il avait lui-même toujours considéré que cet homme, qui avait amené la démocratie et qui, par la suite, alors qu’il n’était plus Président, avait milité dans un certain nombre de fondations, faisait preuve d’un certain attachement à une forme démocratique du pouvoir, étant entendu qu’il lui fallait tenir compte des réalités.

M. Bernard Cazeneuve suggérant que le Président Buyoya était peut-être favorable à une sorte de démocratie entrecoupée de coups d’Etat, M. Henri Crépin-Leblond a précisé que, dès juillet 1994, il était déjà un recours pour toute une partie de la classe politique, qui souhaitait qu’il prenne la direction du pays.

M. Bernard Cazeneuve lui ayant demandé s’il y avait des liens personnels entre le Major Buyoya et les dirigeant du FPR, notamment Paul Kagame, et ce qu’il pensait des relations entre le Gouvernement du Burundi et l’actuel Gouvernement du Rwanda, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’avait pas d’éléments de réponse sur ces deux points. Il a ajouté qu’il avait beaucoup regretté qu’il n’y ait pas eu pendant longtemps de représentant de la DGSE à Bujumbura, l’ambassade ne se procurant que difficilement des indications et des informations sur ces questions. Il a précisé que ce n’est qu’à la fin de sa mission qu’il avait pu bénéficier de renseignements nouveaux et utiles.

Il a en revanche expliqué qu’il avait toujours été frappé par le fait que l’activisme des membres de la minorité rwandaise tutsie au Burundi n’ait pas reçu, de la part du Président Buyoya, une approbation telle qu’il leur permette de bénéficier de la nationalité burundaise. Il a estimé que cette attitude du Président Buyoya témoignait de son souci de garder une certaine distance vis-à-vis de cette minorité.

M. Bernard Cazeneuve a alors présenté une analyse des documents de doctrine émanant du FPR. Il s’est déclaré très frappé de constater que ce dernier gommait complètement de ces documents la dimension ethnique de sa démarche et de son discours, pour se cantonner à des thèmes comme la démocratisation du régime, l’instauration du multipartisme, la critique du clanisme et de la corruption du régime du Président Habyarimana. Il s’est alors demandé si la vision de ce que devait être la société rwandaise qu’avait la minorité tutsie rwandaise vivant au Burundi était bien celle-là ou si ce n’était pas plutôt une vision ethnique beaucoup plus classique et étroite.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il était assez habituel de trouver ce type de décalage entre l’attachement proclamé à un certain nombre de grands principes et la pratique concrète.

Il a précisé qu’au Burundi à l’époque, s’il y avait douze partis d’opposition, la grande majorité d’entre eux était dirigée par de tout petits états-majors qui, quelle qu’ait été leur capacité à parler bien et longtemps de la démocratie, de la représentation du peuple, de la nécessité du dialogue constant, cherchaient essentiellement à obtenir des fonctions de ministres et à partager entre quelques clients des postes importants dans l’administration.

M. Bernard Cazeneuve, soulignant le contraste entre cette description réaliste et le volume de la production théorique de certains universitaires sur les intentions et la doctrine du FPR, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il n’y avait pas de raison que cette doctrine n’existe pas et que ce ne serait pas la première fois que doctrine et réalité seraient en décalage.

M. Bernard Cazeneuve a relevé qu’on pouvait à travers la lecture des écrits du FPR, retrouver les lieux de formation des rédacteurs, l’organisation des textes et l’utilisation d’un certain nombre de concepts montrant bien qu’on n’avait pas affaire à la pensée marxiste originale mais au marxisme issu de l’alchimie des régimes d’Europe de l’Est.

M. Henri Crépin-Leblond est alors revenu sur les relations entre les dirigeants politiques burundais, ceux d’Ouganda et le FPR. Il a expliqué que le grand rival de M. Buyoya était le Colonel Bagaza, Président du Burundi de 1976 à 1987. Il a précisé que M. Bagaza avait toujours entretenu des liens très étroits avec l’Ouganda et y avait conservé des intérêts financiers. Il a indiqué que le parti assez radicalement tutsi qu’il dirigeait maintenant au Burundi, où il est revenu après un exil en Libye grâce à l’autorisation du Président Ndadaye, le PARENA, semblait avoir reçu des subsides d’Ouganda .

Il a ajouté qu’il n’était pas exclu que, dans la mesure où il a le soutien de l’armée, la grande crainte du Président Buyoya soit, tout autant qu’une action des extrémistes du FRODEBU, un coup d’Etat que pourrait fomenter M. Bagaza, qui a toutes raisons d’entretenir des relations étroites, et d’affaires et de finances, avec l’Ouganda.

M. Jacques Myard a rappelé le fil des événements : M. Buyoya, Tutsi, est battu aux élections par un Hutu, Melchior Ndadaye ; celui-ci est assassiné et remplacé par un autre Hutu, Cyprien Ntaryamira ; après sa mort dans l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, Cyprien Ntaryamira est remplacé de nouveau par un Hutu, Sylvestre Ntibatunganya ; celui-ci est alors renversé par l’armée tutsie et le Président Buyoya revient au pouvoir. Il s’est demandé ce qu’il fallait en déduire.

M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il fallait aussi avoir à l’esprit que le résultat des élections législatives avait été respecté de façon continue et que l’Assemblée nationale, qui est à très grande majorité hutue et FRODEBU, était restée nominalement au pouvoir depuis les élections de juin 1993.

Il a insisté sur la continuité du processus de partage du pouvoir. Il a pour cela repris lui aussi le fil des événements : le Président Ndadaye est élu directement au suffrage universel ; il prend un Premier Ministre tutsi. Assassiné, il est remplacé quelques mois plus tard par un Président hutu ; celui-ci prend également un Premier Ministre tutsi. Ce Président, Cyprien Ntaryamira, meurt dans l’avion du Président Habyarimana. Des négociations s’ouvrent à nouveau sur le partage des pouvoirs. Elles durent cinq ou six mois pour aboutir, en septembre à la " Convention de gouvernement " qui prévoit l’élection du Président de la République par l’Assemblée nationale. Le Président élu est Hutu. Il nomme successivement deux ou trois Premiers Ministres tutsis, allant du plus modéré au plus radical selon les circonstances et au fur et à mesure de l’accroissement de la pression tutsie. Il est renversé par un putsch militaire, en juillet 1996, et remplacé par le Président Buyoya, à la demande de l’armée.

M. Henri Crépin-Leblond a ajouté qu’il ne pensait pas que le Président Buyoya ait comploté pour prendre le pouvoir. Il a rappelé qu’en 1987, le Président Bagaza avait été renversé à l’initiative d’un groupe de sous-officiers dont la solde avait été réduite et que ce n’est qu’ensuite que ceux-ci s’étaient adressés à Buyoya parce qu’il était officier.

A la demande de M. Jacques Myard, il a ensuite précisé que, à sa connaissance, le Président Sylvestre Ntibantunganya, qui avait poursuivi ses études et débuté sa vie professionnelle au Rwanda, circulait librement aujourd’hui à Bujumbura.

M. Jacques Myard a alors demandé à M. Henri Crépin-Leblond si, selon lui, au Burundi, les Tutsis et les Hutus percevaient le clivage qui les opposait comme une réalité ethnique ou culturelle, quelle était la définition qu’ils privilégiaient eux-mêmes et si celle-ci comportait les mêmes critères qu’au Rwanda.

Après avoir souligné la difficulté de répondre à une telle question, M. Henri Crépin-Leblond a répondu qu’il donnerait, autant que possible, son sentiment sur ce problème complexe.

Il a d’abord remarqué qu’il y avait des querelles d’école et des incertitudes très fortes sur le passé ancien du Burundi et du Rwanda. Si l’image de cultivateurs ayant subi l’invasion de pasteurs et fait les frais de querelles pour l’acquisition de pacages était crédible, on n’en trouvait aucune preuve. M. Henri Crépin-Leblond s’est également déclaré frappé par le fait que, s’il y avait bien des Hutus et des Tutsis -les Tutsis plutôt éleveurs et les Hutus plutôt agriculteurs sans que les choses soient aussi clairement tranchées- les uns et les autres parlaient la même langue. Il s’est interrogé sur l’explication qu’on pouvait donner à cette unicité de langage.

Il a ensuite exposé qu’avant la colonisation, le Rwanda et le Burundi constituaient déjà des pays distincts. Leurs sociétés respectives étaient sans doute féodales. Elles étaient dominées par une aristocratie, tutsie certes, mais dont n’étaient pas absents un certain nombre de chefs hutus, notamment militaires, qui aidaient le roi, au Rwanda comme au Burundi.

Soulignant que Tutsis et Hutus ont la même langue, à peu près les mêmes moeurs, qu’ils ont adopté par la suite, du fait de la colonisation, la même religion -le pourcentage de chrétiens étant de plus de 80 %- et adhéré, récemment certes mais incontestablement, aux mêmes valeurs, M. Henri Crépin-Leblond a estimé que le sentiment qui les séparait tenait en fait à la perception que l’on se fait soi-même d’une différence. Or, cette différence avait été, non pas inventée, mais amplifiée par un certain nombre d’hommes politiques, d’idéologues ou de chercheurs qui ont voulu précisément marquer les disparités entre une féodalité d’exploiteurs et un peuple asservi.

Il a précisé que dans ces conditions, depuis l’entre-deux-guerres, ce sentiment ethnique s’était cristallisé et avait produit progressivement, au fur et à mesure des circonstances, des événements et de la succession de dirigeants politiques, une séparation entre les deux ethnies, difficile à définir mais importante. Un Hutu se sent en effet Hutu et brimé par le Tutsi alors que le Tutsi, du moins au Burundi, a le pouvoir, veut le conserver et garde le sentiment qu’il lui revient d’assumer les responsabilités de l’avenir du pays.

Il a ajouté que, comme la richesse n’est pas grande dans ces pays, dès lors qu’un groupe s’est organisé en classe politique pour la gérer, et ce peut être le cas des militaires, la référence ethnique devient plus forte encore, tandis que s’affirme le désir de la majorité hutue, qui se sent puissante par le nombre, qui connaît les valeurs de la démocratie et souhaite que la situation change ; et c’est comme une sorte de révolution que conçoivent, dans ces conditions, les plus activistes d’entre eux.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr