Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : La question qui nous occupe est celle de la criminalité financière et du blanchiment.

Ces derniers mois, pèsent sur le Liechtenstein des accusations lourdes. Nous ne sommes pas venus pour cette raison, mais parce que nous faisons un tour d’Europe sur ces questions, dont doivent se saisir aujourd’hui les opinions publiques, qui sont de plus en plus préoccupantes, car la criminalité organisée pénètre de plus en plus le système financier ordinaire et l’exercice du droit semble très en retard par rapport à la mobilité des capitaux.

Il existe au Liechtenstein une opposition parlementaire, que vous représentez avec l’un de vos collègues. Nous souhaiterions nous entretenir librement avec vous de ces sujets. Ici, au Liechtenstein, se pose la question fiscale, dont nous parlerons moins que du reste ; la question des sociétés, qui nous pose un véritable problème car nous avons le sentiment qu’à travers les fondations notamment, il est très difficile d’avoir accès aux ayants droit économiques ; et enfin, la question de la coopération judiciaire.

M. Paul VOGT : Je suis très heureux de vous rencontrer et d’avoir un échange avec vous.

Vous avez eu ce matin le côté officiel et, pendant le déjeuner, la possibilité d’en savoir plus sur notre pays. J’ai, bien sûr, une vision plus critique de la situation au Liechtenstein.

Il faut bien faire la distinction entre, d’un côté, les fonds criminels qui proviennent du trafic de stupéfiants et d’autres sources criminelles, sur lesquels la position officielle est de dire que le Liechtenstein n’a aucun intérêt à recevoir des fonds issus de ces malversations et, de l’autre, tout ce qui concerne le droit des sociétés, car sur ce sujet, la position est un peu différente et la position officielle serait plutôt de dire qu’il n’est pas nécessaire d’accorder un soutien quelconque aux pays étrangers dans leurs recherches sur la fraude et l’évasion fiscale. Sur ce point, notre parti a une opinion différente. Nous pensons qu’il faut quand même en tenir compte, avoir une vision plus critique et une meilleure coopération européenne si nous voulons être plus intégrés au sein de l’Europe.

M. le Président : Nous sommes d’accord pour ne pas nous préoccuper à ce stade de la question fiscale, en tout cas de l’évasion fiscale, sachant toutefois qu’ici au Liechtenstein, contrairement à la Suisse, il n’y a pas de distinction entre évasion fiscale et fraude fiscale.

Laissons cela, mais ces sociétés écrans, qu’elles soient fondations, Anstalt ou trusts, permettent à des criminels, inculpés de façon criminelle, de se dissimuler ou de dissimuler leurs fonds au Liechtenstein. Les conversations que nous avons eues ce matin avec les responsables et le ministre de la justice ont permis sur des exemples précis d’étayer cette position. Effectivement, de l’argent de la criminalité, avec un crime à l’origine, se dissimule en se servant de ces structures. Nous avons été très surpris de constater que si les autorités sont d’accord pour évoluer en termes de coopération judiciaire, elles n’ont pas du tout l’intention de modifier le statut de ces sociétés. Or, nous avons la conviction que sans évolution de ce statut, les difficultés subsisteront parce qu’il y aura des possibilités de dissimulation. J’aimerais que vous nous expliquiez cette volonté de maintenir ces sociétés - les fondations n’existent qu’au Liechtenstein - qui sont en contravention totale avec les recommandations européennes et, bientôt, avec celles de l’ONU et de la communauté internationale.

M. Paul VOGT : Je dois avouer que je ne suis pas juriste et que je ne connais pas le droit des sociétés. J’ai de vagues idées sur le sujet, mais ce n’est pas une chose que j’ai acquise en tant que député, mais plutôt par d’autres sources. Je sais à peu près comment fonctionnent ces fondations et partage vos réserves en ce qui concerne les règlements très libéraux qui se prêtent à d’éventuels abus. En effet, il y a peu de contrôle et peu de volonté politique d’exercer ce contrôle. Donc, en cas d’abus, il se passe rarement quelque chose.

En outre, on délègue souvent ce contrôle aux sociétés de commissaires aux comptes privés. Ce n’est que lorsque existent des soupçons fondés d’activité criminelle qu’il y a obligation de déclarer.

De plus, se pose le problème de la surveillance des banques par des organismes qui disposent d’assez peu d’effectifs car peu de personnes s’occupent de ces problèmes ; j’y vois une faiblesse.

M. le Président : Pensez-vous que les informations révélées par le Spiegel et le contexte européen pousse véritablement votre gouvernement à évoluer, ou que les intérêts économiques en jeu sont tellement puissants que les déclarations d’intention qui ont été faites ce matin ne se traduiront pas par des actes ?

M. Paul VOGT : Je pense que cela dépend seulement du gouvernement et de la volonté politique. Je suis convaincu que notre Gouvernement essaiera sans aucun doute de prendre certaines mesures destinées à empêcher des abus criminels. C’est une tactique : ils se demandent ce qu’il faut conserver, où est leur intérêt et ce qu’il faut pour conserver la place financière en tant que telle. La politique et le Gouvernement seront tout à fait disposés à empêcher toute activité criminelle, à prendre toutes les mesures adéquates et à coopérer au niveau international pour sauvegarder les services financiers au Liechtenstein qui sont surtout liés à la fiscalité et aux questions fiscales. Dans l’intérêt de conserver cette place, on combattra le crime et l’on sera prêt à coopérer au niveau international.

M. le Président : Vous êtes deux à représenter le parti d’opposition. Quelle est la base idéologique de votre opposition ? Quel est le programme alternatif de l’opposition ? Quelles critiques majeures adressez-vous à ce gouvernement ?

M. Paul VOGT : Au Liechtenstein, les partis ne se distinguent pas par leur idéologie. Une étude a été réalisée à ce sujet qui montre que le clivage idéologique entre les différents partis n’est pas très marqué, encore moins qu’en Suisse et bien moins qu’en Allemagne.

La différence que nous constatons entre les partis s’établit plutôt dans les domaines suivants.

Nous avons une attitude tout à fait différente quant à la monarchie.

Il en est de même de l’écologie, notamment pour ce qui est du problème des transports, que nous souhaitons voir traiter différemment.

Nous sommes en faveur de l’égalité des sexes.

Un autre fondement de notre parti repose sur tout ce qui touche à la problématique du Tiers-monde.

Puis, un autre mouvement aussi concerne la liberté d’opinion. En effet, une mouvance de notre parti a voulu créer un journal indépendant pour combattre les milieux conservateurs catholiques qui sont toujours prédominants au Liechtenstein.

M. le Président : Pour être plus précis, vous disiez que tant que les formes de sociétés dont nous avons parlé existeraient, il y aurait des difficultés. Votre parti serait-il prêt à les supprimer ? Serait-il prêt à prendre des positions radicales concernant cette suppression de formes de sociétés écrans, au moins concernant les fondations ?

Depuis 1995, le Liechtenstein est dans l’Espace économique européen. Il bénéficie, en termes de prospérité économique, de cet espace de libre circulation des marchandises et des capitaux. Cela explique d’ailleurs la multiplication des banques et des compagnies d’assurance. Par rapport à cette question, est-il tolérable que le Liechtenstein vive avec une spécificité fiscale alors qu’il peut bénéficier de tous les capitaux de la zone Europe. Pourra-t-il longtemps s’exempter des règles communes que les Européens finiront par définir et qui existent dans la plupart des pays.

Sur ce point, seriez-vous capable de dire que, y compris sur la question fiscale, si le Liechtenstein veut être intégré en Europe comme il en a pris l’engagement en 1995, il ne pourra pas continuer d’être une exception fiscale jusqu’à la nuit des temps ? Etant bien entendu que nous, Européens, ne le tolérerons pas.

M. Paul VOGT : En ce qui concerne votre première question portant sur le droit des sociétés, je répète encore que je ne suis pas expert en la matière. J’ai seulement une idée assez vaste de la question, de ce qui fait l’attraction du droit des sociétés au Liechtenstein. Mais il est sûr que ce n’est pas seulement le droit en matière de fondation mais un mélange : c’est un cadre qui est très favorable. Ce cadre implique un régime fiscal très particulier ; il implique le secret bancaire et le secret professionnel très prononcé des avocats ; il implique également une image de marque conservatrice du pays, favorable aux investissements. Ce ne sont donc pas seulement les fondations qui attirent.

D’ailleurs, l’Autriche a récemment réintroduit un système de fondation et je crois qu’à peu près mille fondations existent également en Autriche. Un régime semblable se rencontre également dans les pays anglo-saxons.

Votre deuxième question porte plus particulièrement sur l’harmonisation fiscale au sein de l’Union européenne.

Le Liechtenstein a opté pour l’Espace économique européen précisément parce que cet espace ne comprend pas une harmonisation de la fiscalité. On ne sait pas très bien quelle sera l’évolution au sein de l’Europe et l’on ne sait pas plus si cet Espace économique européen existera encore longtemps. Je pense que si la Norvège intégrait finalement l’Union européenne, l’Espace économique européen serait plus ou moins destiné à pourrir et l’on rechercherait alors d’autres formes d’accord de coopération avec l’Union européenne.

Je ne pense pas non plus qu’il soit de l’intérêt de l’Union européenne que le Liechtenstein ou d’autres pays de petite taille intègrent en tant que membres à part entière l’Union parce que cela présupposerait, entre autres, des réformes institutionnelles et d’autres mécanismes de décision.

Il faut également se demander si l’Union européenne exercera une pression forte sur le Liechtenstein pour que la situation change. Je puis cependant vous dire qu’effectivement la peur existe dans notre pays et je vous suis très reconnaissant qu’une discussion ait lieu pour parler ouvertement de toutes ces questions.

M. le Président : Cela veut dire que votre parti politique et vous-même, ne prenez pas de position, ni sur le droit des sociétés ni sur l’harmonisation fiscale ? Vous nous décrivez un processus que nous connaissons, mais ne prenez pas de position personnelle ?

M. Paul VOGT : Je n’ai peut-être pas été assez clair en ce qui concerne la fraude fiscale. J’ai une attitude tout à fait différente de celle du Gouvernement. Je suis tout à fait favorable à l’entraide judiciaire, même dans ces crimes de fraude fiscale car je pense que les riches étrangers ne doivent pas avoir la possibilité de faire de l’escroquerie ou de frauder leur propre Etat en donnant de fausses indications.

En ce qui concerne les réformes en matière de droit sur les sociétés, je suis obligé de vous donner une réponse diplomatique. En fait, je pense que des changements sont nécessaires, mais le Gouvernement le pense aussi. Je ne peux pas exactement vous dire comment, dans le détail, ces réformes doivent se faire, quels doivent être ces changements parce que je ne suis pas expert en la matière, mais il est évident qu’il faut tout faire pour empêcher le crime international organisé de devenir actif.

M. le Président : Vous dites qu’il faut tout faire pour empêcher le crime organisé d’être actif. Avez-vous une inquiétude réelle sur la présence aujourd’hui du crime international sur la place de Vaduz ?

M. Paul VOGT : Je pense, en effet, que le droit des sociétés au Liechtenstein donne des possibilités pour des abus, qui s’exercent, c’est certain.

D’autre part, il faut dire que dans notre pays la société a beaucoup de mal à bien mesurer la situation. Ce n’est pas seulement un manque de volonté, mais les affaires sont très complexes, se font très discrètement et souvent les agents fiduciaires eux-mêmes ne savent pas ce qui se passe et ce qui est derrière les affaires qu’ils traitent. D’un côté, ils ne veulent pas le savoir, et de l’autre, ils ne peuvent pas le savoir. Souvent, ils reçoivent des informations d’une banque suisse qui appelle et dit qu’elle a un client pour lequel il conviendrait éventuellement de créer une fondation. Ce sont des imbrications, des mélanges, des relations entre différentes sociétés qui ont pour but de camoufler les choses telles qu’elles sont et de s’organiser au plan international.

Dans ce contexte, les choses sont tellement compliquées qu’une coopération internationale serait nécessaire non seulement au sein de l’Union européenne, mais avec toutes les places offshore.

M. le Rapporteur : Ce matin, nous avons exprimé au ministre de la justice l’exaspération de nombreux juges d’Europe, français, italiens, autrichiens dans une certaine mesure, suisses dans une grande proportion. Je voulais savoir si la population du Liechtenstein était informée de ces difficultés que toute l’Europe rencontre avec leur pays et s’il y avait une presse libre et indépendante au Liechtenstein pour les en informer.

M. Paul VOGT : Ce que vous me demandez touche un domaine très vaste. En ce qui concerne l’entraide judiciaire, la population du Liechtenstein ne sait pas du tout que des problèmes se posent. Elle n’est pas du tout au courant de ce qui se passe. Elle ne sait pas du tout, par exemple, qu’il y a des plaintes de juges étrangers, que des demandes de commission rogatoire sont rejetées ou retardées, que de nombreuses exigences formelles sont imposées.

A cet égard, il faut aussi dire que le Parlement, longtemps avant que je n’y arrive, a dressé beaucoup d’obstacles à l’octroi de l’entraide judiciaire. Il y avait une forte pression de la part des agents fiduciaires et des milieux des finances. Bien sûr, ces obstacles ont déjà été réduits, mais des discussions sont en cours et mon parti est favorable à un règlement et à une disposition qui prévoit que le Liechtenstein est disposé et prêt à accorder l’entraide judiciaire.

En ce qui concerne votre question sur la presse libre, je dois dire qu’au fond, il n’y a que deux journaux au Liechtenstein. Tous deux sont des journaux conservateurs, qui dépendent fortement du Gouvernement et en reçoivent des subventions. Ces subventions sont indirectes parce qu’il n’existe pas de journal officiel au Liechtenstein, ce sont donc ces deux journaux qui publient tout ce qui est publication officielle et qui perçoivent ainsi des recettes de montants assez élevés. On ne peut donc pas dire que ce soient des journaux indépendants.

Une pression, ou une dépendance par rapport aux milieux financiers s’exerce aussi. Nous sommes dans un pays de petite taille où, d’un point de vue personnel, tout est imbriqué, lié. Par exemple, le rédacteur en chef d’un de ces deux journaux, le Volksblatt, est le fils du plus grand agent fiduciaire, un certain docteur Batliner, qui possède une fortune de 2 milliards de francs suisses, qui a créé de nombreuses fondations, qui fait beaucoup de promotion culturelle, artistique,... On ne peut pas vraiment s’attendre à ce que son fils critique vraiment ce milieu.

De plus, il y a des réseaux de relations entre le Gouvernement, la justice, l’économie et les agents fiduciaires qui siègent en même temps au Parlement. Souvent, les chefs de gouvernements sortants trouvent de très belles positions dans le secteur des services financiers.

M. le Président : Beaucoup d’agents fiduciaires siègent-ils au Parlement ?

M. Paul VOGT : Sur vingt-cinq députés, huit sont avocats ou travaillent dans le secteur du service financier.

M. le Président : Sans indiscrétion, que faites-vous ?

M. Paul VOGT : Je suis archiviste, historien de formation.

M. le Président : La position politique qui est la vôtre et celle de votre parti sur les sujets que nous avons évoqués, comme la question fiscale, vous met-elle en difficulté ? Le débat politique est-il vif, agressif ou se fait-il dans une relative douceur ?

M. Paul VOGT : En fait, avoir des débats politiques violents ou engager des actions spectaculaires ne correspond pas du tout à la culture politique du Liechtenstein. Si on le fait, on est vite essoufflé. L’activisme n’est pas du tout apprécié par la population. Il y a souvent eu des jeunes, au sein de notre parti ou en dehors, qui aimaient bien la provocation et les actions spectaculaires mais, six mois plus tard, ils étaient complètement essoufflés et ne participaient plus à la vie politique.

Je me dis toujours qu’il vaut mieux avoir une opposition plus discrète mais dont l’action s’inscrive dans la continuité.

M. le Rapporteur : Combien votre parti a-t-il fait aux dernières élections ?

M. Paul VOGT : Liste libre a fait un pourcentage de 11,5 %.

M. le Président : Nous vous remercions de vous être rendu à notre invitation. Nous souhaiterions maintenir une relation avec vous parce que nous allons suivre de près la concrétisation des engagements pris par le ministre de la justice durant l’entretien de ce matin, en particulier en ce qui concerne la coopération judiciaire, les voies de recours et leur simplification, de telle sorte que ce mécanisme puisse fonctionner mieux. Vous pourrez sans doute à ce moment-là nous informer des débats qui ont lieu.

M. Paul VOGT : Très volontiers.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr