M. François-Xavier Verschave a exposé qu’il préside l’association "Survie", qui est intéressée par les thèmes abordés par la mission sur deux points : une meilleure adéquation de l’aide publique au développement à ses objectifs et un changement dans la nature des relations franco-africaines. Il évoquera essentiellement la question de l’Afrique mais dans d’autres régions, notamment la Birmanie, les problèmes se posent à peu près dans les mêmes termes.

Il a rappelé les trois étages de la société décrits par l’historien Fernand Braudel, le rez-de-chaussée du clan ou de la famille, reste en deçà des règles ; l’étage central qui regroupe les acteurs participant aux échanges applique les règles ; l’étage supérieur de la macroéconomie et la macropolitique cherche à s’abstraire en permanence de l’application des règles. Pour des raisons historiques, la deuxième strate, celle qui applique les règles, est très faible en Afrique. Elf, qui fait partie incontestablement de la troisième strate, y rencontre donc peu de contre-pouvoirs. A cet étage, on mélange allègrement les fonctions : l’économique, le politique, le médiatique, le militaire... D’où une tendance naturelle à l’infraction, une prédisposition à la délinquance. L’histoire d’Elf telle que la résume la confession de M. Le Floch-Prigent en est l’illustration. Celui-ci indique bien qu’Elf agissait en symbiose avec les réseaux français s’intéressant à l’Afrique, en particulier ceux créés à l’Elysée à l’initiative de Jacques Foccart. Ce dernier confirme qu’Elf a été largement sollicitée pour financer la guerre du Biafra, qui fit 2 millions de morts. M. Le Floch-Prigent reconnaît que dans le long conflit qui a ensanglanté l’Angola, Elf a aidé financièrement les deux parties en guerre. Il souligne aussi que c’est Elf qui a choisi M. Biya pour diriger le Cameroun. Les propos tenus par Mme Pacary1, comme du reste l’enquête conduite par Mme Joly, témoignent des liens existant entre les réseaux de M. Pasqua et l’action d’Elf en Afrique. A plusieurs reprises le nom de M. Marchiani a pu ainsi être évoqué dans ces affaires. Autre exemple, au Tchad, à l’heure actuelle, un parlementaire est en prison pour la seule raison qu’il a accusé Elf d’avoir financé les deux candidats du second tour de l’élection présidentielle, en 1996.

Pourquoi une telle attitude des compagnies pétrolières ? En réalité on peut penser que, dans leur esprit, le "partage de la rente" s’avère plus simple dans un régime dictatorial. En effet, il est moins coûteux d’acheter un dictateur que de contracter avec un Etat démocratique et a fortiori d’obtenir l’accord des populations locales, comme les Ogonis au Nigeria ou les populations du sud du Tchad, lorsque l’installation d’équipements pétroliers est de nature à mettre en cause l’environnement ou les ressources agricoles d’une région. Le résultat est calamiteux ; dans de nombreux pays, il a conduit à la ruine. Ainsi au Gabon, qui est pourtant une sorte "d’émirat" pétrolier, le système de santé est l’un des plus catastrophiques au monde - alors que les ressources du pays sont importantes et la population limitée. Au Congo-Brazzaville, on assiste à un endettement invraisemblable du pays. Les ressources provenant du pétrole sont gagées pour de nombreuses années. De façon tout à fait anormale, on compense ce pillage par l’aide publique au développement. C’est un système de vases communicants. Les fonds publics français servent de lubrifiant à l’extraction de la rente. L’exemple du Cameroun est caractéristique. M. Biya a estimé que les royalties du pétrole ne devaient pas être budgétisées. En conséquence de quoi, le budget camerounais était en déficit chronique, et l’aide publique française bouchait les trous.

Les entreprises et les personnes les plus riches du pays empruntent aux banques, à qui elles ne remboursent pas. Du coup, ces institutions financières sont en quasi-faillite, mais des soutiens publics dits d’ajustement structurel maintiennent à flot l’ensemble. Ceci est complété par une politique dite de soutien à l’Etat de droit qui consiste pour la France à accepter, voire co-organiser des élections truquées. L’ensemble fonctionne grâce à l’argent de la corruption, abrité dans des paradis fiscaux, et à l’existence de sociétés de sécurité chargées de protéger les installations pétrolières (sociétés souvent encadrées par des personnels liés à l’extrême droite). De nombreux décideurs français sont impliqués dans ce système : il est très difficile, sur les comptes alimentés à Genève par l’argent d’Elf, de faire le partage entre ce qui appartient à M. Bongo, à l’Etat gabonais, ou à des ressortissants français.

Dans le schéma braudélien, l’étage supérieur pratique un double langage constitutif, l’hommage du vice à la vertu aux règles du jeu assumées par l’étage central. C’est ce qui a conduit Shell à signer une charte en faveur des droits de l’Homme. Mais cette "bonne volonté" est entièrement dépendante du contre-pouvoir exercé par la société civile.

Mme Marie-Hélène Aubert s’est interrogée sur les déficiences du politique en France sur ces questions. Elle a sollicité l’avis de M. François-Xavier Verschave sur les conséquences de l’arrivée de M. Jaffré à la présidence d’Elf et sur l’aide qu’aurait apportée cette compagnie, à la réélection du Président Bongo.

M. François-Xavier Verschave a répondu à ces questions.

Elf a mis incontestablement M. Biya au pouvoir au Cameroun, mais sans que l’on sache réellement qui a eu l’initiative, car Elf est le siège des rivalités entre les différents réseaux franco-africains... M. Chalandon a déclaré que le financement occulte à grande échelle "a forcément nécessité la mise en place d’une véritable organisation parallèle, genre mafia, avec un grand architecte", dont M. Le Floch-Prigent n’était sans doute pas le chef. Dans le système franco-africain, le pouvoir du ministère des Affaires étrangères est nul, mais celui de M. Dumas ne devait pas l’être. Toutefois, son successeur, M. Juppé, a tenté de s’opposer à l’action des réseaux de M. Pasqua.

M. Jaffré a essayé de changer les choses, dans la ligne d’une offensive de la direction du Trésor. Celle-ci a estimé que les dévoiements de l’aide financière avaient atteint un tel niveau qu’on ne pouvait pas continuer, d’où l’idée d’en faire transiter le maximum par les institutions de Bretton Woods. Symbole du changement de méthodes souhaité par M. Jaffré : le départ de MM. Sirven et Tarallo. Mais MM. Bongo, Biya, N’Guesso et Dos Santos ont imposé le retour du second.

La réélection de M. Biya s’est passée exactement comme les précédents scrutins. On achète les opposants et les réseaux français dépêchent des spécialistes de "la collecte" informatique des résultats électoraux. Dans l’actuel système franco-africain, on trouve des réseaux politico-affairistes, de droite et de gauche, des excroissances de la franc-maçonnerie et des entreprises telles que Bouygues, Bolloré et Elf. Le nom de M. Pierre Aïm apparaît de plus en plus souvent dans les pays stratégiques (Tchad, Congo-Brazzaville).

Le système que j’appelle la Françafrique est voué à disparaître d’ici dix ans. Mais en dix ans beaucoup de dégâts sont possibles. La question des paradis fiscaux est véritablement cruciale. La contradiction est trop flagrante entre la prétention d’imposer des règles et la tendance des dirigeants à s’en abstraire. C’est le même problème qu’avec la Cour pénale internationale : certains votent pour, mais font tout pour qu’elle ne puisse pas être mise en œuvre. L’enjeu majeur est effectivement celui d’une re-régulation. La situation progresse malgré tout puisque la taxe "Tobin", jugée farfelue il y a quelques années, est maintenant discutée jusque dans ses modalités. Autre exemple : le Président Chirac s’est inquiété, devant le G 8, du rôle croissant des paradis fiscaux, où sont gérés environ 800 milliards de dollars d’argent noir. Ils ne sont pas le plus souvent installés dans des pays "exotiques", mais plutôt dans des contrées européennes (Ile de Man, Jersey, Monaco, etc.). C’est donc un véritable enjeu de civilisation pour l’Europe.

Au Soudan, depuis de nombreuses années, le conflit est lié à l’existence de pétrole dans le Sud du pays. Cela a conduit à un véritable génocide dans la région. Au Tchad, M. Idriss Déby est arrivé au pouvoir en 1990. C’est une créature de la France et d’Elf, mais sa légitimation est difficile car il s’appuie sur son ethnie, les Zagawa, qui ne représentent que 1 % ou 2 % de la population et sont proches du Soudan. La réaction des populations du Sud du Tchad aux dégradations que pourrait provoquer l’exploitation du pétrole a conduit à développer la répression et à emprisonner le député Yorongar, seul député d’opposition. Elf a rejoint tardivement ce projet sur ordre de l’Elysée, comme l’a indiqué M. Le Floch-Prigent. C’est Exxon qui est l’opérateur.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr