Mme Anne-Christine Habbard a exposé qu’elle avait participé à la rédaction du rapport présenté en 1996(1) sur l’action de Total en Birmanie. La démarche de la Fédération s’appuie sur une analyse de la globalisation économique. L’une des conséquences de celle-ci est l’émergence de nouveaux facteurs ayant un impact sur les droits de l’Homme, dont les institutions internationales et en particulier les multinationales.

Il ne s’agit pas, pour la FIDH, de procéder à une condamnation systématique et absolue de l’ensemble de l’action des entreprises multinationales du point de vue des droits de l’Homme. Il faut reconnaître que l’action de Total en Birmanie est le prototype des activités néfastes auxquelles une multinationale peut se livrer. Du reste la réaction de Total à l’égard de la FIDH à la suite du rapport n’a certainement pas contribué à démontrer sa bonne foi.

Il faut préciser que la Fédération n’a pas obtenu de visas pour se rendre en Birmanie et donc que le rapport a été effectué, sur la base d’enquêtes en France, en Thaïlande, auprès d’ONG travaillant sur le dossier, auprès des réfugiés à la frontière entre la Birmanie et la Thaïlande, auprès de journalistes qui s’étaient rendus en Birmanie et aussi auprès de personnels de Total sous couvert d’anonymat. Les activités de Total en Birmanie sont critiquables à de multiples ponts de vues, car elles constituent un réel soutien moral, politique, économique et financier à un régime illégal illégitime et condamné internationalement : un soutien moral, car Total est pleinement partenaire d’un régime coupable de violations massives et systématiques des droits de l’Homme ; un soutien politique car l’action de Total contribue à légitimer la Junte sur la scène internationale, de plus les officiers de sécurité de Total collaborent étroitement avec l’armée birmane, dont on connaît les pratiques violentes ; un soutien économique et financier car les investissements réalisés par Total, qui constituent les plus gros investissements étrangers en Birmanie, sont une véritable source d’oxygène pour le régime en place, au point que de nombreux observateurs estiment que Total assure le maintien de la Junte au pouvoir. Mme Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la paix en 1991, est de ceux-là. Contrairement à ce qu’affirme Total son action ne se limite pas à une activité économique. De plus et surtout des violations massives des droits de l’Homme ont été perpétrées à l’occasion du chantier. Ce ne sont évidemment pas les employés de Total qui les ont commises mais Total peut être considéré comme complice pour en avoir eu connaissance et en avoir été le bénéficiaire. Parmi ces violations, on compte, entre autres, les déplacements de populations, le travail forcé et la torture. Ces exactions n’ont pas cessé avec la publication du rapport et des informations de la semaine dernière confirment leur persistance. Les réactions de Total à la publication du rapport montrent que l’entreprise a véritablement quelque chose à cacher sur son action en Birmanie.

Dans le même état d’esprit, la Fédération a engagé des études concernant Timor, l’Afrique et l’Amérique latine, en particulier la Colombie.

Mme Emmanuelle Robineau Duverger a exposé qu’elle avait étudié l’action de Shell au Nigeria qui a entraîné des effets désastreux pour la population : développement de la corruption, de la prostitution, de la répression des manifestations induites par l’absence des retombées positives du pétrole pour les populations locales et des effets très néfastes en matière d’environnement. La Fédération s’est également intéressée aux projets pétroliers concernant le Tchad et le Cameroun. Les autorités ont procédé à une répression sévère dans le Sud afin de rassurer les investisseurs sur leur détermination à assurer la sécurité dans la région. En ont résulté de nombreux cas d’exécutions extra-judiciaires. On peut également citer l’exemple du député Yorongar qui s’était élevé contre le projet pétrolier et en avait dénoncé certains aspects particulièrement préoccupants ; il vient de voir sa condamnation à trois ans d’emprisonnement confirmée en appel alors que la diffamation n’est, au Tchad, passible que d’un maximum de deux ans de prison. Dans ces deux pays, on rencontre les mêmes problèmes qu’ailleurs concernant la faiblesse des compensations dont bénéficient les populations locales, l’absence de concertation avec la société civile, le développement de la corruption, le manque de transparence sur la répartition des bénéfices induits par les investissements pétroliers, etc.

S’agissant de la compensation, des accords ont été trouvés et l’on sait, aujourd’hui même, que le consortium pétrolier a déjà versé les indemnités alors que les décrets d’expropriation n’ont pas encore été pris. On peut s’interroger sur une telle précipitation et avoir des doutes sur la composition du collège chargé de garantir la gestion rationnelle et transparente des revenus issus du pétrole. En sont membres le contrôleur financier qui est un haut fonctionnaire de l’Etat entièrement placé sous la responsabilité du Chef de l’Etat, certains membres de la Chambre des Comptes de la Cour Suprême nommés par le Chef de l’Etat après avis de l’Assemblée nationale dominée aux trois cinquièmes par les militants du parti au pouvoir, le directeur de la banque centrale, celui du trésor, celui de la planification et celui du pétrole qui sont des hommes de confiance du Président de la République. Seuls les représentants des ONG et des syndicats peuvent, dans une certaine mesure, si l’on exclut les jeux des influences et des manœuvres de division, prétendre échapper à la mainmise du pouvoir.

En ce qui concerne la pollution, et à titre d’exemple, le consortium a prévu d’atténuer la pollution de l’air en arrosant les routes tous les jours mais on peut se demander si en réalité il ne risque pas d’épuiser les rares sources d’eau utilisables pour les populations locales notamment en période sèche. Par ailleurs, les eaux usées risquent de conduire à une certaine contamination des nappes phréatiques et par conséquent à la contamination des populations et du bétail. Du côté camerounais, l’oléoduc doit arriver sur la plage de Kribi qui est un des plus beaux sites du Cameroun, après avoir traversé une partie de la forêt. Les Pygmées, déjà trop souvent parqués dans des camps, risquent de souffrir de son passage et de devoir se réfugier dans les zones urbaines dans lesquelles ils ne s’adaptent absolument pas. Au nord, dans la zone des "lamidis", chefs traditionnels, la corruption déjà l’une des plus élevées d’Afrique risque de s’accroître et l’esclavage qui n’a pas disparu, de s’intensifier encore.

Me William Bourdon a exposé que si l’on peut constater qu’à l’avenir, il sera plus facile de poursuivre sinon de condamner les "Pinochet", il sera de plus en plus difficile, dans bien des cas, de poursuivre les entreprises multinationales, qui à travers certaines unités délocalisées dans des zones de "non-droit", sont à l’origine de violations des droits de l’Homme. Elles sont, dans ces conditions, à l’abri de toute justice alors que leurs actions mettent en cause les droits économiques et sociaux sinon les droits civils et politiques les plus élémentaires. Néanmoins, les multinationales légitimement préoccupées sollicitent de plus en plus l’avis des ONG sur leurs actions.

En France on connaît les relations "incestueuses" de l’Etat avec les entreprises pétrolières. Les infractions économiques s’accroissent parce que le droit international est inadapté et le droit interne difficilement applicable. On peut recourir au juge de la nationalité de la victime ou de l’auteur de l’infraction. En France les crimes perpétrés par un Français à l’étranger sont punissables mais les délits ne le sont que si le délit est incriminé dans le pays où a été réalisée l’infraction. Toutefois on peut se demander si Total ne serait pas passible des juridictions françaises s’agissant du crime de séquestration ou d’arrestations arbitraires en Birmanie et au minimum du délit de non dénonciation de crime. Une réflexion doit être entreprise sur la possibilité d’élargir le droit pour les associations de défense des droits de l’Homme de déposer directement plainte avec constitution de partie civile.

Mme Marie-Hélène Aubert s’est interrogée sur la nature du soutien financier de Total en Birmanie et la politique de la Fédération relative aux embargos et sur ce qu’il convient de proposer pour remédier à certaines carences législatives. Elle a voulu connaître le sentiment de la FIDH sur les positions récentes prises par la Banque mondiale sur le projet d’oléoduc Tchad-Cameroun. Elle a souhaité savoir quelles étaient les initiatives prises au sein des instances internationales pour engager des réflexions sur la responsabilité des personnes morales.

M. Pierre Brana a demandé quelle était la nature de l’aide militaire directe à la Junte birmane, si la Fédération a enquêté sur les compagnies pétrolières étrangères et dans ce cas si l’attitude de ces dernières est différente selon leur nationalité. Il s’est interrogé sur le tracé de l’oléoduc Tchad-Cameroun et sur l’action à mener pour concilier la protection des populations, celle de l’environnement et la rationalité du tracé.

Il a voulu savoir si certaines compagnies pétrolières étaient plus respectueuses que d’autres des droits de l’Homme et de l’environnement et il a sollicité l’avis de ses interlocuteurs sur l’impact des campagnes de boycott.

M. Roland Blum a souhaité des précisions sur les conditions de mise en œuvre de la responsabilité des personnes morales en droit interne et en droit international et a demandé ce qu’il advenait quand une société française se rend coupable d’un crime ou d’un délit à l’étranger.

Mme Anne Christine Habbard a répondu aux questions portant sur la Birmanie.

Le soutien financier de Total à la Junte birmane est évident puisque Total est associée dans le projet à la MOGE, partenaire à 15 % et contrôlée intégralement par le gouvernement birman. Par ailleurs Total est au courant des exactions commises à l’occasion du chantier et peut donc être considérée comme complice, même passif. Enfin, il est clair que Total a intérêt au maintien de la Junte du fait que les opposants ont indiqué qu’il ne reconnaîtraient pas les contrats conclus par elle s’ils revenaient au pouvoir. Tous les opposants à la Junte et notamment Mme Aung San Suu Kyi ainsi que le gouvernement en exil ont condamné le projet. Or la France se trouve très impliquée dans sa réalisation et soutient pleinement Total.

S’agissant du soutien financier, des commissions ont été versées au SLORC pour le contrat, ainsi que des pots-de-vin. Surtout, la réalisation du projet, dans la mesure où il garantit les recettes futures, a permis au gouvernement birman de contracter des prêts et par là notamment d’acheter avec paiement à terme, des armements. Le gouvernement birman a en particulier acheté des hélicoptères à la Pologne en 1994 et M. Walesa, alors Président de la République polonaise, avait indiqué que c’était la société Total qui les avait payés.

En ce qui concerne le soutien militaire, Total a prêté ses hélicoptères et ses pilotes au SLORC à l’armée birmane dans le cadre de ses offensives contre les Karens. Cette information a été confirmée à la FIDH par des sources anonymes internes à Total. Cette compagnie aurait aussi fourni au gouvernement birman des images satellites utilisées pour la construction de l’oléoduc, images satellites qui pourraient être utilisées par ce dernier à des fins militaires.

Quant aux compensations versées aux villages avoisinants dont se flatte Total, elles se sont limitées à deux millions de dollars utilisés notamment dans la création de cliniques dont une aurait déjà fermé, à améliorer la pêche aux crevettes et à la fourniture de bicyclettes. Treize villages du chantier en ont profité, et en particulier les personnes appartenant à l’USDA, syndicat affilié au SLORC. En dépit de ces micro-projets, et au vu de l’ensemble des activités de Total dans la région, l’impact de la présence de cette société est globalement négatif. Au cours d’une même interview le chargé de la communication de Total indiquait que deux millions de dollars constituent une aide importante, mais un peu plus loin, il reconnaissait que des commissions de 15 millions de dollars versées au SLORC ne représentaient rien pour une entreprise comme Total. La situation des droits de l’Homme en Birmanie est très préoccupante. La FIDH demande le retrait des multinationales de ce pays. Mgr Desmond Tutu a bien indiqué que l’embargo avait été un des éléments déterminants de la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

Par ailleurs, la plus grosse étude faite pas la Fédération concerne la Birmanie. Un rapport va être publié sur Timor mais la partie sur le pétrole n’est pas achevée. A Timor, il s’agit d’entreprises australiennes, américaines et japonaises. En Colombie où la Fédération enquête, Texaco et Total sont concernés.

Mme Emmanuelle Robineau Duverger a répondu aux questions relatives à l’oléoduc Tchad-Cameroun.

Le projet de tracé de l’oléoduc traverse le Cameroun ; la Banque mondiale a rejeté le dossier en octobre 1998, ayant relevé que l’étude d’impact sur l’environnement, réalisée par le consortium comportait 65 insuffisances. Le dossier devra être finalement examiné par l’assemblée générale de la Banque mondiale en avril 1999.

En Afrique la Fédération a initié des enquêtes au Nigeria, au Congo et au Tchad mais n’a pas pu le faire en Angola ne disposant pas de correspondant sur place.

Mlle Anne-Christine Habbard a ajouté qu’il apparaissait que globalement au plan mondial, les entreprises pétrolières et minières sont les plus dangereuses pour les droits de l’Homme. Cependant, les entreprises canadiennes et américaines sont sensibles à la pression de l’opinion publique et ont donc élaboré des codes de conduite qui semblent plus stricts que ceux des entreprises françaises.

Me William Bourdon a répondu aux questions juridiques.

En ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales, la France n’a pas obtenu lors de la conférence de Rome qui a abouti à l’adoption du statut de la Cour Pénale Internationale que les personnes morales puissent être poursuivies, les Anglo-Saxons y étant hostiles. Il est vrai que la responsabilité personnelle des dirigeants est susceptible d’être mise en cause ; mais en France moins qu’aux Etats-Unis ou en Belgique, il est possible aux associations de se constituer partie civile ; le droit international est en gestation s’agissant de la justiciabilité des droits économiques et sociaux.

La FIDH est hostile à la politique des embargos qui aggrave le sort des populations civiles. En revanche, des campagnes publiques peuvent être utiles ; ainsi on a vu des fonds de pension américains se retirer du capital de certaines entreprises à la suite de campagnes dénonçant les effets dévastateurs résultant d’implantations d’entreprises à l’étranger sur les populations locales. Un "consumérisme humanitaire" est aussi en train d’émerger. Cependant, il faut rappeler que l’appel au boycott en France est éventuellement passible de poursuites judiciaires.

La FIDH a obtenu un statut consultatif auprès de l’OIT. C’est une avancée dans la justiciabilité des droits économiques et sociaux.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr