M. Mongo Beti s’est présenté. Né en 1932 au Cameroun, il a fait ses études supérieures en France à partir de 1951 et se classait à l’époque à l’extrême-gauche de l’échiquier politique français. Il n’est plus retourné au Cameroun après l’indépendance et fut fonctionnaire français jusqu’en 1994, date à laquelle il a pris sa retraite et s’est réinstallé dans son pays.

Très tôt, il a été intrigué par le problème de l’exploitation du pétrole dans le Golfe de Guinée, et s’est étonné que, contrairement à d’autres pays producteurs de pétrole, le Congo, le Cameroun et le Gabon aient gardé un niveau de vie très bas.

Selon lui, ce phénomène est dû à l’opacité totale de l’exploitation du pétrole dans la région. Les populations n’ont aucune information officielle à ce sujet ; elles apprennent indirectement par la presse étrangère ou la Banque mondiale que le Cameroun produit entre 8 millions et 10 millions de tonnes de pétrole chaque année, pour un revenu annuel de 1 milliard de dollars. Les populations ne savent rien sur le montant de la rente pétrolière, qui est déposé sur un compte du Président de la République en Suisse. Ces sommes servent à renforcer la dictature qui dispose ainsi de moyens importants pour se fournir en armes et pour corrompre les hommes politiques locaux ou étrangers, voire les intellectuels.

Pendant que les revenus du pétrole étaient déposés sur un compte du Président, des crédits ont été consentis au Cameroun, notamment dans les années soixante-dix. Ces dettes constituent une injustice, car les populations sont actuellement en train de les rembourser alors que l’utilisation de la rente pétrolière aurait permis d’éviter ces emprunts.

Cela a pour conséquence la paupérisation vertigineuse de la population, la déscolarisation des enfants, car les écoles sont devenues payantes, contrairement à ce que prévoit la constitution camerounaise. C’est ainsi qu’un tiers des enfants du Cameroun ne sont pas scolarisés, que, faute de crédits, les hôpitaux ne disposent plus de médicaments, et que les médecins se sont installés dans le privé. Or, la Compagnie Elf est le plus grand producteur de pétrole du golfe de Guinée, où elle exploite 75% du brut.

Au Cameroun, cette compagnie doit être combattue car elle est présentée comme un faiseur de rois. Dans son interview désormais célèbre, donnée en décembre 1996 au journal "l’Express", M. Le Floch-Prigent a rappelé que c’était Elf qui avait fait accéder le Président Biya au pouvoir. Pour les opposants camerounais, il est clair que le développement des populations et leur bien-être ne constituent pas un souci majeur pour Elf, compte tenu des conditions de création de cette compagnie, sorte de service de renseignements de la France en Afrique francophone. Ceux qui s’opposent au projet d’oléoduc Tchad-Cameroun souhaitent des garanties sur le respect de l’environnement, car la pratique des dictatures africaines consiste à démolir habitations et plantations sans indemniser les populations. Le consortium doit préciser le montant des indemnisations, face à l’arbitraire prévisible de la police. En outre, les opposants demandent une distribution équitable des revenus, et veulent obtenir des informations précises sur les ressources qui seront générées par les 800 kilomètres du pipeline passant sur le territoire camerounais. Ils font valoir que cette construction nécessitera une surveillance constante car elle pourrait être exposée à des actes de sabotage.

Selon lui, l’information sur ce projet est capitale, car en l’absence de transparence, les risques de spoliation des populations et de renforcement de la dictature sont réels, d’autant que les opposants n’ont pas de moyens de s’organiser de façon conséquente.

Evoquant le dernier livre de M. Mongo Beti "Trop de soleil tue l’amour", M. Pierre Brana a constaté que celui-ci était de plus en plus critique à l’égard du régime de son pays.

Il a voulu savoir s’il estimait que la situation au Cameroun s’était dégradée. Il a interrogé M. Mongo Beti sur ce qu’il souhaitait obtenir d’Elf.

Il a demandé si les scènes de corruption et de campagne électorale décrites dans cet ouvrage étaient de l’ordre de la réalité.

Rappelant que l’opérateur principal du projet Tchad-Cameroun était Exxon, Mme Marie-Hélène Aubert a demandé si la venue d’Elf dans le consortium avait modifié la nature du projet, et notamment le tracé de l’oléoduc.

Elle a voulu savoir ce que l’opposition attendait du consortium en termes d’information et de transparence, ce qu’elle espérait du gouvernement camerounais et du gouvernement français dans la mesure où, semble-t-il, un sentiment anti-français se développerait au Cameroun.

Elle s’est renseignée sur les possibilités de gestion régionale des questions pétrolières et d’environnement.

Elle a demandé si les opposants camerounais pouvaient déterminer l’existence d’une responsabilité de la France, voire d’Elf dans le maintien de M. Paul Biya à la Présidence.

Dans ses réponses, M. Mongo Beti a apporté les précisions suivantes.

Il a estimé que la situation de son pays s’était détériorée. Appartenant à la génération de la colonisation française, il avait, comme ses cinq frères et sœurs, étudié à l’école, qui était alors gratuite. Actuellement, un tiers des enfants ne sont pas scolarisés. L’école primaire n’étant plus gratuite, les parents ne peuvent pas payer les frais de scolarité. Les prix des denrées de première nécessité produites par le Cameroun ont augmenté considérablement. Dans les années cinquante, il avait pu constater que les hôpitaux camerounais fonctionnaient de la même manière que les hôpitaux français, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Globalement, les conditions de vie des populations se sont aggravées sous l’effet de la mauvaise gouvernance et de la forte pression démographique.

Les scènes décrites dans son ouvrage sont absolument authentiques, car il a été mêlé à une campagne électorale et a raconté ce qu’il avait vécu. Ainsi, quand les membres du parti d’opposition arrivaient dans un village pour faire campagne, ils constataient que le parti au pouvoir était passé avant et avait fait des dons aux populations, qui ne comprenaient pas que les opposants ne fassent pas de même. Les scènes de corruption décrites sont également véridiques. Au Cameroun, chacun sait qu’avec 50 francs français, on peut corrompre un officier de police ; les gens n’ont plus de papiers, ne sont plus en règle, ne paient pas les taxes exigées, il suffit de donner une petite somme aux policiers pour s’en sortir. Cette impunité génère une grande insécurité.

S’agissant d’Elf, M. Mongo Beti voudrait savoir quelles sont les quantités que cette compagnie a extraites au Cameroun et dans quelles conditions ; quelles sont les sommes générées par cette production, celles-ci auraient dû être déposées dans les caisses de l’Etat. Il paraît qu’elles le seraient depuis 1998, mais ce point reste à vérifier. La législation applicable au Cameroun est assez fluctuante ; ainsi, la loi interdisant l’exploitation des grumes a été modifiée avant la signature, reportant l’interdiction de 1995 à 1999.

Même si Elf n’est pas l’opérateur principal du projet d’oléoduc, son influence est importante car Exxon étant une société américaine, elle considère qu’une société française connaît mieux le terrain. Le débouché de l’oléoduc a fait l’objet d’un débat. On pensait tout d’abord qu’il devait être à Limbé, port déjà équipé mais l’ethnie Béti s’est battue pour qu’il passe par Kribi, ce qui est une mauvaise solution selon des écologistes américains. Kribi est un site touristique et la présence d’un oléoduc le saccagera. Les habitants de la région considèrent que ce changement est une décision politique et que les luttes ethniques ont été attisées par Elf. La position d’Exxon est compliquée et selon lui, cette compagnie laisse Elf décider.

Il existe une vieille hostilité latente à l’égard des Français qui n’est pas une donnée constante et qui connaît des hauts et des bas. Elle s’est accrue au moment de l’attaque de l’église Saint-Bernard, où étaient réfugiés des sans-papiers, par les CRS alors même qu’au Cameroun, les immigrés sont mal vus. De même, avant le retour des socialistes au pouvoir en France, le sentiment anti-français était attisé par la difficulté d’entrer dans les consulats français pour demander un visa. Maintenant, les demandeurs sont mieux accueillis et l’opinion publique camerounaise en tient compte. Dans les villages le sentiment anti-français s’exprime peu car la plupart des blancs qui vivent en milieu rural sont des membres d’ONG qui aident bénévolement l’Afrique.

Les élites politiques africaines ne sont pas à même de gérer de façon régionale l’exploitation des matières premières et plus généralement des richesses, la plupart des dirigeants africains actuels n’ont pas été démocratiquement élus, les fraudes électorales sont massives et grossières. Ainsi, pour les élections présidentielles camerounaises de 1997, on connaissait les résultats à l’avance : 80 % de suffrages favorables à M. Paul Biya. Alors qu’à Yaoundé, moins de 20 % des électeurs avaient voté, les résultats officiels faisaient état d’un taux de participation de 70 %.

M. Paul Biya est un camerounais forgé par la tradition africaine. Son maintien au pouvoir n’est pas forcément dû à la France ou à Elf. Il ne faut pas toujours incriminer les autres, les Africains doivent être conscients de leurs propres responsabilités. M. Mongo Beti a indiqué qu’il avait expliqué à son propre groupe politique qu’il n’était pas possible de tenir des élections libres au Cameroun parce qu’il n’y avait pas d’administration digne de ce nom et que l’information était monopolisée par l’Etat.

Selon lui, les opposants ne font rien pour créer un contre-pouvoir en matière de pluralité de l’information. Ils mettent toute leur énergie dans des campagnes électorales alors qu’ils devraient s’attacher à l’émergence d’une véritable information. Lors des élections présidentielles de 1997, l’opposition avait lancé un mot d’ordre de boycott, mais à la veille du scrutin, la radio d’Etat avait annoncé que l’opposition avait renoncé à ce mot d’ordre, ce qui était faux. Grâce à RFI mais dix heures plus tard, cette opération de désinformation a pu être connue. Le combat pour l’information est prioritaire.

Mme Marie-Hélène Aubert s’est informée sur la possibilité réelle de créer une radio libre au Cameroun.

Rappelant que M. Mongo Beti avait créé une association "SOS nature et liberté", elle s’est enquise de ses objectifs et de ses possibilités d’action.

Elle a demandé si les Camerounais étaient sensibles aux questions environnementales et notamment à l’exploitation durable des ressources forestières.

M. Pierre Brana a souhaité connaître l’explication apportée par M. Mongo Beti au fait que depuis les indépendances, l’Afrique était le continent qui connaissait le plus de régimes dictatoriaux et se développait le moins rapidement. Il s’est demandé comment modifier cette situation.

Il a voulu savoir si la voie de la modernité en Afrique ne passait pas par la substitution d’un sentiment national au sentiment tribal.

M. Mongo Beti a donné les précisions suivantes.

Il est possible de créer une radio libre au Cameroun, une loi l’autorise mais elle n’est pas encore signée. Il faut utiliser cette possibilité : en France la création de radios libres fut difficile, mais quand l’Etat s’est rendu compte qu’il ne pouvait s’y opposer, il a laissé faire.

Avant de retourner en Afrique, sa vision était manichéenne, d’un côté les bons africains, de l’autre les mauvais colonisateurs, mais sur place, il a constaté les faiblesses structurelles de la société africaine, compartimentée par le tribalisme et le manque d’unité. Dans les pays arabes, la religion constitue un ciment. En Asie, le lien s’opère par l’histoire et la religion. En Afrique, ce n’est pas le cas, ce qui ne dédouane l’Occident ni de l’esclavage ni du colonialisme. Si les Camerounais étaient capables de mettre en place une opposition transcendant les clivages ethniques, ils seraient capables d’éliminer le Président Biya. En 1992, ils en avaient la possibilité mais le Président a su acheter les opposants en jouant des divisions ethniques, car il est très facile sur une telle base de dresser les uns contre les autres.

Si les Africains restent tribalistes, la faute leur en incombe. Ils ont du mal à s’arracher à leurs traditions, à leur archaïsme et donc à se hisser vers la modernité. Cependant, on leur demande de faire en trente ans ce que les Japonais ont effectué en cinquante ans et les Sud-Coréens en trente-cinq. Une accession rapide à la modernité implique l’existence de sociétés structurées et solides, ce qui n’est pas le cas en Afrique, où elles sont très fragmentées. Les Camerounais se considèrent d’abord comme Beti ou Bamileke, avant d’être camerounais. C’est un problème d’éducation. En Afrique, tous les efforts devraient porter sur l’éducation, or, c’est le secteur qui dispose des plus faibles moyens financiers.

Une lueur d’espoir pourrait venir des enseignants et des journalistes ; c’est pourquoi il a participé à la création d’une première association inter-ethnique qui avait pour but la défense d’un homme politique, M. Titus Edzoa, mis en prison à la veille d’une élection présidentielle où il était candidat. Ce comité pour la libération de Titus Edzoa a connu beaucoup de difficultés pour mobiliser des militants. Puis, M. Mongo Beti a participé à la création d’une association "SOS nature et liberté" afin de mobiliser d’autres couches de la société civile, notamment des commerçants, des paysans, pour défendre l’environnement et les droits de l’Homme. Cette association a sollicité les Verts français, car ils s’intéressent de près à l’évolution du Tiers-monde. Au Cameroun, on commence seulement à s’apercevoir que les richesses forestières ne sont pas inépuisables et ce sont les écologistes américains qui ont su expliquer l’intérêt de la conservation de la forêt primaire.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr