14.1. À 20 h 30 dans la soirée du 6 avril 1994, le biréacteur Mystère Falcon transportant le Président du Rwanda fut abattu alors qu’il s’apprêtait à se poser sur l’aéroport de Kigali. L’appareil s’écrasa dans les jardins du palais présidentiel en tuant toutes les personnes à son bord, dont le Président Cyprien Ntaryamira du Burundi, les membres de l’équipage français et plusieurs conseillers de haut rang du Président Habyarimana[1].

14.2. L’écrasement de l’avion mit rapidement en branle l’une des plus grandes tragédies de notre époque. En moins de 100 jours, au moins 500 000 et sans doute plus de 800 000 personnes, hommes, femmes et enfants, en grande majorité tutsiTutsi, allaient être assassinées. Des milliers d’autres seraient violées, torturées et mutilées à vie. Des millions, majoritairement Hutu, s’étaient déplacés intérieurement ou avaient fui comme réfugiés vers les pays voisins. Cette tragédie n’aurait jamais dû se produire. Le génocide rwandais ne s’est pas produit spontanément. Il a nécessité une stratégie globale, une planification et une organisation scrupuleuses, un contrôle absolu des leviers du gouvernement, des assassins motivés, les moyens de tueries de masse, la capacité d’identifier et de tuer les victimes ainsi qu’un contrôle serré des médias pour permettre de diffuser les bons messages tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Cette machination diabolique s’est manigancée petit à petit au cours des années qui ont suivi l’incursion de 1990, et elle s’est accélérée durant la seconde moitié de 1993 après la signature des accords d’Arusha et l’assassinat au Burundi du Président Hutu démocratiquement élu par des soldats Tutsi. En théorie, du moins, tout était prêt, seul manquait l’accident de l’avion du Président.

14.3. Mais la question de savoir si les extrémistes Hutu ont délibérément abattu l’avion pour déclencher le génocide demeure sans réponse. Les radicaux ont-ils créé cette opportunité, ou l’ont-ils exploitée lorsqu’elle s’est présentée ? Les preuves en notre possession ne nous permettent pas de le déterminer, et les événements qui ont immédiatement suivi l’attaque de l’avion n’indiquent pas nécessairement non plus que les conspirateurs attendaient ce moment précis pour attaquer. Une confusion considérable régna pendant presque deux jours parmi l’élite Hutu. Le nouveau gouvernement ne fut pas formé avant le 8 avril. Il fallut attendre presque 12 heures après le crash pour assister aux premiers meurtres de Hutu modérés et de Tutsi inscrits sur les listes de personnes à abattre qui circulaient à Kigali, et le génocide en tant que tel - le fait de se concentrer exclusivement sur l’élimination en masse de tous les Tutsi - n’a véritablement commencé que le 12 avril. On pourrait même avancer que dans les heures qui ont immédiatement suivi l’accident, l’objectif initial des radicaux était de l’ordre du coup d’État contre le gouvernement de coalition, et non de l’ordre du génocide. Il semble donc qu’en dépit de l’efficace machine à tuer qui avait été construite, quand le moment vint, les conspirateurs durent improviser au fur et à mesure ; en fait, tous n’en étaient pas rendus au même niveau de préparation à travers le pays, qui variait selon l’attitude manifestée localement envers les Tutsi : dans le Nord-Ouest, par exemple, où plusieurs membres de l’Akazu avaient leurs racines, on était prédisposé à se tourner immédiatement contre les Tutsi ; à Butare, on ne pouvait pas commencer le carnage tant que les radicaux n’auraient pas remplacé les administrateurs locaux par certains de leurs membres.

14.4. Une fois les extrémistes Hutu en contrôle partout, l’impressionnante efficacité qui faisait la réputation du Rwanda se manifesta. L’objectif ne soulève pas le moindre doute, comme Jean Kambanda, Premier ministre durant ces mois, l’a confessé à son procès quatre ans plus tard lorsqu’il a plaidé coupable de génocide. Kambanda a admis non seulement que le génocide avait été planifié d’avance, mais également qu’"au Rwanda, en 1994, des attaques à grande échelle et systématiques étaient menées contre la population civile Tutsi, le but étant de les exterminer. Des massacres de centaines de milliers de personnes ont eu lieu au Rwanda, y compris de femmes et d’enfants, de vieillards et de jeunes, poursuivis et assassinés là où ils cherchaient refuge, dans les préfectures, les bureaux communaux, les écoles, les églises et les stades[2]."

14.5. Kambanda a admis avoir présidé durant le génocide les réunions du conseil des ministres "où le déroulement des massacres faisait activement l’objet d’un suivi, mais aucune mesure n’a été prise pour y mettre fin[3]." Il a participé au licenciement du préfet de Butare "parce qu’il était opposé aux massacres et à la nomination d’un nouveau préfet pour élargir l’étendue du massacre aux Tutsi de Butare[4]." Il a publié le 8 juin une directive visant à "encourager et renforcer les Interahamwe qui procédaient au massacre de la population civile Tutsi [...] Par cette directive, le gouvernement assumait la responsabilité des actes des Interahamwe[5]." En fait, son gouvernement "distribuait armes et munitions à ces groupes[6]."

14.6. Kambanda a confessé avoir rendu visite à la station de radio RTMLC le 21 juin et l’avoir encouragée à "continuer d’inciter au massacre de la population civile Tutsi en déclarant que la station de radio était ’une arme indispensable à la lutte contre l’ennemi’[7]." Durant le génocide, comme l’ont noté les juges d’instance, il a incité les préfets et les bourgmestres à commettre des massacres et à tuer des civils en plus de visiter plusieurs préfectures "pour inciter et encourager la population à commettre ces tueries, voire même pour féliciter les gens qui en avaient commis[8]." "Il reconnaît pleinement être l’auteur de la phrase incendiaire qui a par la suite été diffusée à grande échelle : ’Refusez de donner votre sang à votre pays et les chiens le boiront pour rien’[9]." On lui a "personnellement demandé de prendre des mesures pour protéger les enfants hospitalisés qui avaient survécu au massacre, et il n’a pas répondu. Le même jour, après cette rencontre, les enfants avaient été tués[10]."

14.7. Enfin, Kambanda a admis avoir "ordonné l’érection de barrages routiers en sachant qu’ils serviraient à identifier les Tutsi pour les éliminer et, en tant que Premier ministre, il a participé à la distribution d’armes et de munitions aux membres des partis politiques et des milices ainsi qu’à la population en sachant que ces armes serviraient à massacrer des civils Tutsi[11]." Il a été lui-même "témoin oculaire de massacres de Tutsi et en avait connaissance par l’entremise des rapports des préfets et des débats du Conseil des ministres[12]."

14.8. Bien que Kambanda soit depuis revenu sur son plaidoyer de culpabilité dans des circonstances quelque peu mystérieuses, nous en savons assez sur le déroulement du génocide pour corroborer sa confession initiale. Dans le présent chapitre, nous allons tenter de reconstituer les événements de ces 100 jours.


[1] F. Reyntjens, Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 21-49.

[2] TPIR, jugement 97-23-S.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org