15.42. Les Belges ont joué un rôle diplomatique important au Rwanda dans les années qui ont précédé le génocide. Des troupes ont été envoyées immédiatement après l’incursion du FPR d’octobre 1990 afin de protéger la forte population belge du pays - quelque 1 700 personnes, un reliquat de l’époque coloniale - mais lorsqu’il apparut évident que les citoyens belges n’étaient pas menacés du tout, les troupes furent rapidement retirées. Dans une initiative impressionnante, le Premier ministre belge, Willy Martens, et son ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, se rendirent en Afrique orientale deux semaines plus tard afin de rencontrer les Présidents du Rwanda, de l’Ouganda et du Kenya pour tenter une médiation régionale. Des différends politiques au pays sur la question rwandaise mirent toutefois rapidement un terme aux interventions et les soldats belges rentrèrent au pays avant la fin du mois[41].

15.43. Au cours des quelques années qui ont suivi, la Belgique a émergé comme le leader de facto d’un cartel de diplomates de même opinion à Kigali qui s’intéressaient aux droits de l’homme ; la plupart des corps diplomatiques à Kigali, dont celui des Américains mais non celui des Français, faisaient partie de ce groupe non officiel. Les diplomates belges faisaient en outre activement pression sur Habyarimana pour qu’il accepte un gouvernement de coalition et qu’il prenne au sérieux les négociations d’Arusha.[42]

15.44. Quand la MINUAR fut créée en octobre 1993, les troupes belges, au grand mérite de leur gouvernement, en constituaient le plus important contingent occidental. Au cours des mois qui ont suivi, réagissant à un flot d’avertissements annonçant l’imminence d’un massacre, la Belgique pressa les Nations Unies d’accorder une plus grande liberté d’action et un mandat plus large à la MINUAR. L’ONU refusa d’adopter quelque mesure que ce soit qui pouvait entraîner une hausse des coûts ou des risques. Le lendemain de l’écrasement de l’avion d’Habyarimana, dix Casques Bleus belges furent assassinés par des soldats du gouvernement, exactement comme l’avait dit l’informateur de Dallaire trois mois plus tôt. En fait, la Commission parlementaire belge de 1996 chargée d’enquêter sur le rôle du pays dans le génocide découvrit que le gouvernement en savait d’avance très long sur les risques qu’il courait, y compris sur les risques que courait son contingent auprès des Nations Unies[43].

15.45. Aucun diplomate à Kigali n’avait de meilleures sources d’information que les Belges, comme l’a clairement démontré le rapport de la Commission. Le gouvernement de Bruxelles était pleinement conscient qu’une calamité d’une ampleur approchant le génocide était nettement possible et il savait que les leaders du Hutu Power étaient devenus amèrement anti-Belges, qu’ils considéraient pro-Arusha et pro-Tutsi. Radio RTLMC, l’organe de propagande des extrémistes Hutu, dénonçait les Casques Bleus belges en tant qu’ennemis du peuple Hutu et accusa plus tard la Belgique (conjointement avec le FPR) d’avoir abattu l’avion du Président Habyarimana. Le gouvernement belge prit la courageuse décision de se rallier à la MINUAR en sachant très bien que les sentiments anti-Belges étaient perceptibles chez les fanatiques versatiles et instables du Hutu Power. Les menaces spécifiques proférées contre le contingent belge et reproduites dans le câble du général Dallaire du 11 janvier étaient, bien sûr, largement connues aussi[44].

15.46. Pourtant, lorsque la rhétorique laissa place à l’action, le gouvernement belge réagit exactement de la façon qu’avaient prévue les habiles stratèges du Hutu Power. Même si l’opinion publique belge semblait divisée quant à l’avenir de ses troupes, le gouvernement belge céda à la panique et décida de rappeler son contingent[45]. Cette décision eut des conséquences immédiates et tragiques.

15.47. La MINUAR apporta sa plus grande contribution aux Rwandais menacés en les protégeant de par sa seule présence. Pendant plusieurs jours, des Tutsi se regroupèrent à l’École Technique Officielle (ETO) de Kigali où étaient stationnés quelque 90 soldats belges de la MINUAR. Le 11 avril, plus de 2 000 personnes, dont au moins 400 enfants, s’étaient réfugiées dans l’école[46]. Les soldats rwandais et les miliciens patrouillaient les alentours en attendant. Certains Tutsi suppliaient les officiers belges de les abattre plutôt que de les laisser aux mains des génocidaires. Peu après midi, le commandant belge, agissant sous les ordres directs de Bruxelles d’évacuer le pays[47], ordonna à ses troupes de quitter l’école[48]. Alors même qu’ils quittaient les lieux par une porte, les assassins se précipitèrent à l’intérieur par une autre, tandis que les Tutsi tentèrent de s’enfuir par une troisième. Un grand nombre d’entre eux furent tués sur place. Les autres se retrouvèrent rapidement face aux soldats et aux miliciens. Ils furent encerclés et attaqués avec des fusils, des grenades et finalement des machettes. La plupart des 2 000 réfugiés furent tués cet après-midi-là, quelques heures à peine après le départ des forces de maintien de la paix de l’ETO[49].

15.48. Parmi les soldats belges, plusieurs désiraient rester au Rwanda afin d’empêcher de plus grands massacres et ils furent humiliés par la décision de leur gouvernement de les rapatrier. La Commission Carlsson conclut que "la façon dont les troupes quittèrent les lieux, y compris les tentatives de faire croire aux réfugiés qu’ils ne partaient pas vraiment, fut une disgrâce[50]." Le colonel Luc Marchal, commandant du contingent belge au sein de la MINUAR, écrivit plus tard : "Nos chefs politiques auraient dû savoir qu’en quittant la MINUAR, nous condamnions des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à une mort certaine[51]." Le lieutenant Luc Lemaire, un autre officier belge, témoigna plus tard que "si la Belgique avait eu le courage de laisser ses soldats sur place, nous aurions pu sauver des gens[52]." Les Casques Bleus comprenaient cela eux aussi. "Le retrait signifiait pour eux qu’on les prenait pour des lâches, et des lâches moralement irresponsables. Il n’est pas étonnant de constater que plusieurs d’entre eux [officiers compris] jetèrent leur béret bleu de dégoût à leur retour en Belgique[53]." D’autres, sous l’œil des caméras de télévision, tirèrent leurs couteaux et découpèrent leurs bérets en lambeaux.[54]

15.49. Même après la trahison de l’ETO, le pire restait à venir. Contrairement à l’engagement pris par Marchal envers Dallaire, les troupes reçurent l’ordre d’emporter leurs armes et leur équipement avec eux. Qui plus est, sans doute embarrassée par le retrait et désireuse de sauver la face, la Belgique entreprit de vigoureuses démarches auprès des Nations Unies en vue de faire rappeler la totalité de la MINUAR. Si les Belges n’y étaient plus, sans doute était-il préférable qu’il n’y ait plus aucun soldat sur place. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne appuyèrent initialement la position belge[55].

15.50. Ce fut un moment de honte pour la Belgique. Comme l’a écrit plus tard Boutros-Ghali, la Belgique avait été frappée par le "syndrome américain" : se retirer aux premiers signes de troubles[56]. Le même pays qui avait joué un rôle si honorable en tentant depuis 1990 de mettre un terme à la guerre civile au Rwanda et ensuite de confier à la MINUAR un mandat approprié avait maintenant décidé que le Rwanda était devenu trop dangereux. C’était une sentence de mort pour d’innombrables Tutsi, comme l’ont reconnu les deux officiers supérieurs belges.

15.51. Bien sûr, le massacre brutal des soldats belges avait été une chose horrible. Cependant, comme l’a appris en 1997 la Commission parlementaire belge, le fait que les soldats belges fussent pris comme cible n’était pas tout à fait inattendu. Par ailleurs, c’étaient des soldats et, comme l’a dit le lieutenant belge Luc Lemaire, amer d’avoir été rappelé, "à titre de soldats, nous devons être prêts à mourir à tout instant[57]." Nous sommes d’accord avec lui. C’est une des conséquences possibles de l’intervention militaire. Une mission de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix sans risques est une contradiction. Pourtant, plusieurs citoyens belges estimèrent que risquer la vie de leurs soldats était un prix trop élevé à payer pour la protection des Rwandais et les politiciens belges décidèrent que sacrifier le Rwanda pour satisfaire des électeurs en colère en valait la peine.

15.52. Le 6 avril 2000, le Premier ministre belge Guy Verhofstadt assista à Kigali à la cérémonie commémorant le sixième anniversaire du génocide. Il saisit l’occasion de faire des excuses après six ans et "d’assumer la responsabilité de mon pays", d’après ce que l’on a appris par la suite "au nom de mon pays et de mon peuple, je demande pardon[58]." Maintenant les États-Unis, les Nations Unies, la Belgique et l’Église anglicane ont officiellement présenté leurs excuses. Cela nous paraît un bon petit pas en avant. Il est temps qu’ils assurent que des réparations financières proportionnelles viennent soutenir leurs paroles solennelles de repentir.


[41] Prunier, 107.

[42] Colette Braeckman ; entrevue avec un informateur crédible.

[43] Sénat de Belgique, "Rapport", 6 décembre 1997.

[44] Philip Gourevitch, entrevue au Frontline.

[45] Des Forges, 620.

[46] Ibid., 615.

[47] Entrevue avec Colette Braeckman.

[48] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 43

[49] Des Forges, 618.

[50] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 44.

[51] Des Forges, 620.

[52] Ibid.

[53] Adelman, "Role of Non-African States", 6.

[54] "Rwanda : Autopsy of a Genocide", CBC, Canada, 1994.

[55] Des Forges, 177 ; Millwood, Étude 2, 44 ; Sénat de Belgique, "Rapport", 6 décembre 1997, 525.

[56] Boutros-Ghali, Unvanquished.

[57] Lieutenant Luc Lemaire, entrevue au Frontline.

[58] IRIN, "Belgian Premier apologizes", 7 avril 2000.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org