15.86. Durant les mois d’avril, mai, juin et juillet, l’OUA comme l’ONU ne furent pas capables d’appeler le génocide par son nom et refusèrent de prendre parti entre les génocidaires (un terme qu’elles se refusaient à employer) et le FPR. Le 7 avril, les massacres étaient dénoncés comme "carnage et effusion de sang" ou massacres et tueries gratuites"[103], mais la condamnation était étrangement partiale ; aucun groupe n’était condamné nommément, ce qui impliquait que les deux parties combattantes étaient également coupables. Les deux parties étaient vivement conseillées d’accepter un cessez-le-feu et de revenir à la table de négociation. Le 19 avril, en conférence de presse, le Secrétaire général de l’OUA adopta la même approche[104], tout comme il le fit à nouveau dans une lettre adressée à Boutros-Ghali le 5 mai[105]. Au début de juin, finalement, 14 chefs d’État africains, chacun pour son compte, condamnèrent le génocide en l’appelant par son nom, mais quelques jours plus tard, au Sommet de l’OUA, le gouvernement intérimaire fut accueilli à titre de représentant officiel du Rwanda.

15.87. Dans les circonstances qui prévalaient à l’époque, notre Groupe estime que le silence de l’OUA et d’une grande majorité de chefs d’État africains constitue un échec moral choquant. La position morale des chefs d’État africains dans les conseils internationaux aurait été renforcée s’ils avaient sans équivoque et à l’unanimité déclaré que la guerre contre les Tutsi était un génocide et demandé à la communauté internationale de traiter la crise en conséquence. Nous ne saurons jamais, bien sûr, si leur influence en aurait été accrue.

15.88. Mais de la manière dont les choses se sont passées, l’OUA et plusieurs dirigeants africains se sont hâtés d’essayer de mettre fin au massacre et de régler le conflit le plus rapidement possible. Aucun de ces efforts n’a malheureusement eu de résultat. Avec la même indifférence qu’elle avait eue envers le Rwanda lorsque la catastrophe a éclaté, la communauté internationale ne répondit pas aux appels des chefs d’État africains.

15.89. Le 8 avril, la nature de la crise devenant évidente, le Secrétaire général de l’OUA publia un communiqué exprimant son indignation suite aux assassinats de la Première ministre Uwilingiyimana, de ses collègues, de civils rwandais et des dix soldats belges de l’ONU. Trois jours plus tard, le groupe africain à l’ONU demandait expressément au Conseil de sécurité d’envisager d’étendre le mandat et l’effectif de la MINUAR. Le Président Mwinyi de Tanzanie, modérateur à Arusha, essaya de réunir rapidement une conférence sur la paix, laquelle ne put se concrétiser.

15.90. Vers le milieu du mois, les rapports émanant de New York évoquaient des réductions éventuelles sinon un retrait complet de la MINUAR du Rwanda. L’OUA réagit avec la même incrédulité que notre Groupe lorsque nous avons examiné la question. "Cela équivalait, comme nous l’a déclaré un haut dirigeant de l’OUA, à multiplier les tueries. C’était comme dire aux Rwandais qu’ils devaient se débrouiller tout seuls." En termes plus diplomatiques mais tout aussi sentis, le Secrétaire général de l’OUA écrivit à Boutros Boutros-Ghali exprimant sa "grave inquiétude" devant l’éventualité d’une réduction et à fortiori du retrait de la MINUAR. Les Africains "pourraient" interpréter une telle initiative "comme un signe d’indifférence [...] pour la situation tragique de l’Afrique [... et] un abandon du peuple du Rwanda, à l’heure du besoin". Ce que l’on attendait de l’ONU, c’était "de faire preuve de plus de détermination et de résolution dans le traitement de la crise dans ce malheureux pays[106]." Cette requête fut également inutile.

15.91. Durant les mois d’avril, mai et juin, l’OUA continua de réclamer un engagement accru de l’ONU au Rwanda tandis que les responsables haut placés à l’OUA eurent une série de réunions avec des délégations des États-Unis, de Belgique, de France et d’autres pays occidentaux. Le Secrétaire général de l’OUA tenta également une initiative plus concrète. À Johannesbourg en mai, profitant de l’investiture du Président Nelson Mandela d’Afrique du Sud, il rencontra les chefs d’État du Zimbabwe, de Zambie, de Tanzanie, du Ghana, du Nigeria, de Namibie et du Sénégal qui étaient tous prêts à envoyer des contingents pour renforcer les effectifs de la MINUAR ; l’Éthiopie et le Mali offraient également leur contribution. Le Secrétaire général de l’OUA rencontra ensuite Boutros-Ghali et le vice-président américain Al Gore, qui étaient venus assister aux cérémonies, et plaida en faveur d’un soutien logistique pour ces troupes africaines. De nouveau, ses démarches furent inutiles. Alors qu’un "déploiement rapide de troupes est possible lorsque la volonté existe[107]," les premières troupes africaines de MINUAR II n’arrivèrent qu’en octobre, trois mois après la fin de la guerre et du génocide.

15.92. Mais la réticence de l’OUA à prendre parti dans le conflit du Rwanda entraîna des pratiques que notre Groupe trouve inacceptables. Il était déjà grave que le génocide n’ait pas été condamné d’emblée. Outre cette attitude d’abstention, il y eut le sommet des chefs d’État membres de l’OUA à Tunis au mois de juin, où la délégation du gouvernement génocidaire, avec à sa tête le Président intérimaire Sindikubwabo, fut accueillie et traitée comme un membre à part entière de l’Organisation, devant qui elle représentait visiblement ses citoyens et parlait en leur nom. S’il était intolérable que ce gouvernement soit autorisé à garder son siège temporaire au Conseil de sécurité à New York tout au long du génocide et que ses ministres soient accueillis au palais présidentiel français, n’était-il pas encore plus révoltant qu’on l’ait traité à Tunis avec le même respect et le même décorum que les autres gouvernements africains légitimes ?

15.93. Il était évident que les membres permanents du Conseil de sécurité traitaient avec une certaine indifférence, sinon un mépris flagrant, l’opinion des Africains sur les questions africaines. On en eut la preuve éclatante lorsque les Français décidèrent en juin de lancer au Rwanda l’Opération militaire Turquoise. Lors du Sommet de l’OUA à Tunis ce même mois, le Secrétaire général de l’OUA informa l’ambassadeur français au Rwanda de l’engagement pris par un certain nombre de gouvernements africains de fournir des troupes pour MINUAR II ; en retour, l’ambassadeur lui promit le soutien de la France pour l’initiative de l’ONU, sans toutefois faire part au Secrétaire général de l’OUA des plans de son gouvernement pour l’Opération Turquoise.

15.94. Peu après, les deux hommes se rencontrèrent à nouveau à Addis Abeba, l’ambassadeur de France demandant maintenant l’appui de l’OUA pour une initiative qui serait placée sous le mandat de l’ONU et qui ferait intervenir, en plus de la France, des contingents d’Italie, d’Espagne, de Belgique, du Ghana et du Sénégal. Le Secrétaire général de l’OUA refusa d’apporter sa caution. Au contraire, il exprima clairement les nombreuses réserves de l’OUA vis-à-vis de l’Opération Turquoise. Pourquoi les Français proposaient-ils cette initiative alors que le Conseil de sécurité venait juste de décider de créer MINUAR II et alors que plusieurs États africains avaient engagé des contingents dans cette opération ? Pourquoi la France n’offrait-elle pas un soutien logistique à ses troupes africaines ? Pourquoi la France n’offrait-elle pas ses contingents pour servir dans MINUAR II ? Si l’initiative proposée par la France faisait réellement intervenir des contingents de six pays, pourquoi ne pouvait-elle pas faire partie de la force internationale de l’ONU ?

15.95. La France étant déçue de cette réponse de l’OUA, l’ambassadeur français essaya à nouveau de mettre l’OUA de son côté. Mais le Secrétaire général de l’OUA réitéra ses préoccupations antérieures. Les deux hommes se mirent d’accord sur la nécessité d’engager d’autres consultations[108]. Mais dix jours plus tard, le 29 juin, sans autre consultation avec l’OUA, le Conseil de sécurité endossait officiellement l’Opération Turquoise et lui donnait un mandat beaucoup plus fort que ce qui avait été attribuée à MINUAR ou MINUAR II. Les chefs d’État africains étaient furieux d’avoir été ignorés d’une manière aussi flagrante et cavalière : quelle autre partie du monde, les responsables de l’OUA demandèrent-ils pour la forme, aurait été traitée avec autant de dédain, de mépris et d’indifférence[109] ? Leur colère redoubla lorsqu’ils s’aperçurent que la force multilatérale était une fiction et que la France était le seul pays non africain à participer à l’Opération Turquoise, le Ghana n’ayant pas été inclus et la poignée de troupes du Sénégal (32 contre 2 330 pour la France) étaient financées et armées par la France.

15.96. Dans l’intervalle, réalisant que la victoire du FPR n’était qu’une question de temps, l’OUA prêta son attention aux causes qui ont provoqué le génocide et spécialement aux problèmes des réfugiés qui avaient pris des proportions véritablement monumentales. Le génocide dans un pays - et le fait s’avérait déjà très clairement - était en passe de provoquer une crise aux dimensions continentales.


[103] Déclaration de l’Organe central du Mécanisme de l’OUA pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits, Addis Abeba, 14 avril 1994.

[104] Déclaration à la presse du Dr Salim Ahmed Salim sur les événements tragiques au Rwanda et sur la conférence de paix proposée à Arusha, Tanzanie, 19 avril 1994.

[105] Lettre de Salim à Boutros-Ghali, 5 mai 1995, CAB/RWANDA/1994.

[106] Salim Salim à Boutros-Ghali, 21 avril 1994.

[107] Entrevue avec un informateur crédible

[108] OAU, "Background Information", 35-39.

[109] Entrevue avec un informateur crédible rencontré par le Groupe qui préfère garder l’anonymat.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org