18.1. Il n’est pas de question plus essentielle à l’avenir du Rwanda, ni plus complexe, que celle de la justice et de la réconciliation. Quel châtiment convient pour ceux qui ont participé au génocide ? À quoi doit servir le châtiment : vengeance, responsabilisation, dissuasion, catharsis, volonté de faire cesser la sinistre culture d’impunité ? Selon la distinction qu’en fait l’Archevêque sud-africain Desmond Tutu, la justice peut être réparatrice au lieu d’être rétributive ; dans quelle voie doit s’engager le Rwanda ? À quelles conditions les Rwandais pourront-ils pardonner, même s’ils ne pourront jamais oublier ? Combien de Hutu faudra-t-il condamner ? Quelles seront les sentences suffisantes ? Devront-ils reconnaître leur culpabilité, faire acte de contrition, demander d’être amnistiés ? Qu’arrivera-t-il si certains accordent le pardon et d’autres le refusent ? Peut-on faire porter une culpabilité collective à tous les Hutu ? La grâce, la compréhension et la compassion ont-elles leur place ? La justice a-t-elle encore un sens après ce crime indescriptible et - malgré les commentaires faciles de l’étranger - était-il réaliste de parler de réconciliation prochaine ? Pouvait-on trouver un modèle - par exemple, la Commission pour la vérité et la réconciliation en Afrique du Sud - applicable au contexte rwandais ?

18.2. Le nouveau gouvernement a consacré une bonne partie de son temps à tenter de résoudre ces éternelles questions embarrassantes et a tenté de mettre en place au cours des six dernières années quelques solutions fascinantes et louables. Mais il est aussi presque certain que de nombreuses punitions, formelles ou informelles, ont été assénées de manière plutôt rude. Franchement, sans fermer les yeux sur cette situation il nous semble que de nombreux Tutsi aient été poussés par une soif insatiable de vengeance. Il est donc certain que de nombreux Hutu innocents ont subi ces dernières années de grandes injustices.

18.3. Quant aux questions de vraie justice, on peut en débattre indéfiniment car peu de faits peuvent être démontrés. Ne pouvant attendre indéfiniment, le nouveau gouvernement exprima rapidement sa position par la bouche du vice-président Paul Kagamé lors d’une visite à New York en décembre 1994 : "Il ne peut y avoir de réconciliation durable tant que les responsables des massacres ne seront pas jugés[1]." La culture d’impunité ne peut être contrée que si les maîtres à penser et les exécuteurs en chef du génocide sont traduits en justice.

18.4. Le gouvernement rwandais ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à juger même les chefs génocidaires. Comment l’aurait-il pu ? Le système judiciaire, qui était déjà faible et compromis avant le génocide, était maintenant presque inexistant. De nombreux palais de justice avaient été détruits. La plupart des juristes qualifiés avaient été massacrés, avaient participé aux massacres ou avaient pris la fuite. Le ministre de la Justice n’avait ni budget ni voiture. Le pays ne comptait plus que cinq juges qui n’avaient pas de voiture ni de bureau convenable[2]. Il ne restait plus que 50 avocats en exercice, à peu près autant que dans un cabinet de taille moyenne à New York ; la plupart d’entre eux n’étaient pas spécialisés en droit pénal et certains de ceux qui l’étaient refusaient de défendre des personnes accusées de massacres ou craignaient pour leur propre sécurité[3]. La prison de Kigali, prévue pour 1 500 détenus, en hébergeait plus de 5 000[4]. Il y avait à peine assez de nourriture pour tous les prisonniers et pas de véhicules. La réconciliation n’était pas possible si les auteurs des massacres n’étaient pas traduits en justice. On ne pourrait mettre fin à la culture d’impunité à moins de montrer que personne n’était au-dessus de la loi et que les auteurs de crimes contre l’humanité devaient subir les conséquences. Et sans aveu de culpabilité, il ne pouvait y avoir de pardon.

18.5. Le fait que l’Église catholique romaine n’a pas reconnu de responsabilité collective pour le génocide était l’une des nombreuses sources d’amertume du gouvernement. Que les dirigeants extrémistes Hutu nient leur culpabilité était une chose, mais c’en était une autre en ce qui concernait l’Église qui avait pour fidèles près des deux tiers du peuple rwandais, Hutu et Tutsi confondus. Nous avons vu dans un chapitre antérieur le rôle regrettable joué par tant de membres du clergé et par la hiérarchie de l’Église catholique en général durant le génocide, qui se sont parfois rendus complices des génocidaires ou qui ont même accusé des rebelles Tutsi de provoquer l’effusion de sang pour faire porter les atrocités sur "les deux bords". Le Pape avait lancé un appel à la paix après le début des massacres, mais ses représentants au Rwanda n’avaient pas fait pression sur les tueurs pour qu’ils mettent fin à leur tâche létale[5].

18.6. Les Archevêques catholique et anglican, qui avaient été tous deux en rapport étroit et personnel avec Habyarimana, prirent souvent la défense des extrémistes Hutu durant le génocide. L’Archevêque anglican s’est exilé et il est mis à l’écart par son Église ; son successeur a publiquement demandé pardon au nom de l’Église anglicane pour son rôle dans le génocide[6].

18.7. Rien de semblable n’a émané de la hiérarchie catholique du Rwanda. Interrogé un an plus tard par un journaliste si un génocide avait eu lieu, Monseigneur Phocas Nikwigize, évêque de Ruhengeri, répondit : "Je ne sais pas. Il y avait des batailles, des morts, des massacres il y a eu des morts de part et d’autre. C’est ce que je sais. Quant au génocide, je ne sais vraiment pas." D’autres prêtres insistèrent inflexiblement que l’Église catholique n’avait tué ni incité personne et qu’aucun prêtre et aucune religieuse n’avait été coupable de ce comportement.[7]

18.8. À plusieurs reprises, le gouvernement du Rwanda a demandé le même genre d’excuses au Vatican, mais en vain. Le Pape a déclaré que tous les religieux qui ont été impliqués doivent avoir le courage de rendre compte devant Dieu et devant les hommes[8]", mais que l’Église refuse de reconnaître une quelconque culpabilité en tant qu’institution et qu’elle n’accepte pas de mener une enquête[9]. La colère du gouvernement fut à son comble lorsque le Pape s’est ensuite joint à d’autres en lançant un appel à la clémence pour ceux qui avaient été condamnés à la peine de mort lors de certains procès. Il est regrettable que dans sa récente demande de pardon pour les erreurs passées de l’Église, le Pape ait choisi de ne pas reconnaître celle du Rwanda ni même d’y faire allusion. Mais il n’est pas trop tard, il peut toujours le faire et inviter ses fidèles rwandais à confesser leurs péchés et à se réconcilier activement avec leurs concitoyens. À notre avis, ce serait là une contribution majeure à la guérison du pays.

18.9. La tension se porte maintenant sur le tribunal du Rwanda (voir plus loin) puisque vingt prêtres et religieuses figurent parmi ceux qui attendent d’être jugés, notamment Augustin Misago, Archevêque de la préfecture de Gikongoro, dont le procès a commencé fin 1999. Certains médias ont entendu dire que "l’affaire est perçue comme une confrontation entre le gouvernement et la puissante Église catholique du Rwanda" et une délégation du Vatican assiste d’ailleurs au procès. Il est certain que d’autres révélations seront faites durant les mois qui viennent sur le rôle de l’Église catholique au Rwanda depuis un siècle[10].


[1] Prunier, 342.

[2] Prunier, 343, note 65.

[3] Amnistie Internationale, communiqué de presse, AI INDEX : AFR:47/13/97, 8 avril 1997.

[4] Prunier, 343, note 65.

[5] Des Forges, 286, 642 et 768.

[6] Ibid., 768.

[7] Vu sur "Rwanda : the Betrayal", présenté par Lindsey Hilsum, Channel 4 Television, Grande-Bretagne, 1995.

[8] Daniel Licht, "L’Église protégée des abbés impliquée dans les massacres", Golias, 2 avril 1999.

[9] Ibid.

[10] Entrevue avec Alison Des Forges ; EIU Country Report, "Rwanda", 4e trimestre 1999 (Economist Intelligence Unit, 1999), 13 ; Chris McGreal, "Bishop’s trial puts Church on dock for Rwanda massacre", Guardian Weekly (Londres), 26 août- 1er septembre 1999 ; Tom Masland, "The Bishop in the Dock", Newsweek, 27 septembre 1999.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org