18.43. Pour accélérer leurs propres procédures, pour réduire le nombre de cas à traiter et pour accroître la participation du peuple au système judiciaire, le Parlement du Rwanda adopta au début de l’an 2000 une nouvelle loi créant des tribunaux locaux inspirés d’un mécanisme traditionnel appelé gacaca qui servait à résoudre les querelles locales[60]. "Il s’agit d’un mécanisme difficile à définir [...] il ne s’agit pas d’une institution judiciaire ou administrative permanente ; il s’agit d’une réunion à laquelle participent les membres d’une famille ou de différentes familles ou tous les habitants d’une colline [...] les anciens et les sages [...] pour essayer de restaurer l’ordre social par des discussions en groupe devant aboutir à un arrangement acceptable pour tous les participants. Les gacacas servent à sanctionner l’infraction aux règles de la communauté, dans le seul objectif de réconciliation[61]." L’objectif n’est donc pas de déterminer la culpabilité ni d’appliquer la loi de manière cohérente et uniforme (comme on s’y attend des cours de justice), mais plutôt de rétablir l’harmonie et l’ordre social dans une société donnée et de réintégrer l’auteur du trouble.
18.44. Les décisions des gacaca peuvent donc ne pas correspondre au droit national du pays concerné. Cette situation, qui prévaut dans de nombreux autres pays africains, sinon dans tous, porte le nom de pluralisme juridique : les prescriptions juridiques comprennent deux composantes majeures (ou davantage). D’une part, les normes et mécanismes indigènes, qui s’appuient en grande partie sur des valeurs traditionnelles et qui déterminent les normes que doit généralement respecter le comportement individuel ou communautaire. D’autre part, le droit national, qui s’appuie en grande partie sur le cadre législatif de l’ancienne puissance coloniale et qui a été introduit avec l’État-nation et ses principes généraux de séparation des pouvoirs, de souveraineté du droit, etc.[62].
18.45. "En général, les types de conflits traités par les gacaca concernent l’utilisation des terres et les droits fonciers, les troupeaux, le mariage, les droits de succession, les prêts, les dommages matériels causés par l’une des parties ou les animaux, etc. La plupart de ces conflits seraient donc considérés comme étant de nature civile par une cour de justice [...] Malgré leurs origines traditionnelles, les gacacas ont peu à peu évolué pour devenir une institution qui, bien qu’elle ne soit pas officiellement reconnue dans la législation du Rwanda, a trouvé un modus vivendi dans sa relation avec les structures de l’État[63]."
18.46. L’intention actuelle n’est pas d’utiliser le processus traditionnel des gacaca, mais de créer un nouveau processus ayant des similarités avec le mécanisme indigène dans l’espoir de promouvoir l’harmonie et la réconciliation en même temps que seraient accélérés les procès des dizaines de milliers d’accusés. Le processus des gacacas vise à traiter tous les cas sauf ceux de la catégorie 1, ce qui signifie qu’ils auraient la grave responsabilité de juger des accusés de meurtre de catégorie 2. La décision d’avoir recours au gacaca indique sans nul doute l’engagement constant du gouvernement à chercher la justice et la réconciliation. Mais il ne faut pas sous-estimer la difficulté que pose cette tâche essentielle. Il n’existe pas de moyen simple et direct de régler la question de justice et de châtiment, comme en font foi des pays allant du Timor oriental en Afrique du Sud en passant par le Guatemala, et il faudra du temps pour déterminer si les gacacas sont un outil convenable. Il est certain qu’il s’agit d’une entreprise ambitieuse qui demandera une planification sérieuse et d’importantes ressources. La proposition du gouvernement mentionne la nécessité d’une campagne massive d’éducation populaire, d’un programme de formation à grande échelle pour les nombreuses personnes qui interviendraient aux divers paliers administratifs et un montant supplémentaire de 32 millions de dollars américains au cours des deux premières années. La relation entre les deux systèmes judiciaires parallèles aura également besoin d’être soigneusement coordonnée.
18.47. De sérieuses questions ont été soulevées quant à la capacité de ce mécanisme de fonctionner de manière équitable et efficace. Certains groupes de survivants craignent que les propositions actuelles n’aboutissent à une forme d’amnistie déguisée. Ils craignent par exemple qu’un suspect de catégorie 2 (coupable d’homicide volontaire ou de voies de fait causant la mort) ne passe aux aveux et en conséquence ne soit relâché après une brève détention. On craignait également que le système proposé ne serve à régler des comptes personnels par une sorte de collusion entre les accusés et la population locale, en particulier dans les régions rurales en majorité Hutu. Amnistie Internationale s’est inquiétée de ce que les accusés des procès gacaca n’auraient pas l’autorisation de l’assistance judiciaire ; que ceux qui sont appelés à juger de cas complexes n’auraient pas de formation juridique, et que "les aspects fondamentaux des propositions gacaca ne se conforment pas aux normes internationales de base pour les jugements équitables garantis dans les traités internationaux dont le Rwanda a reconnu le bien fondé[64]."
18.48. Parallèlement, il est également légitime de se demander si une justice réelle est possible dans un pays où le système politique est fortement contrôlé et où règne une suspicion mutuelle bien compréhensible. Comment peut-on s’attendre à ce que les survivants du génocide et leurs familles d’une part et les suspects du génocide et leurs familles d’autre part trouvent une cause commune dans la recherche d’une justice ? "Dans certaines communautés, la volonté générale de participer à une discussion ouverte sur la vérité, la responsabilité, la culpabilité, l’aveu et le châtiment existe peut-être. Mais dans d’autres communautés, la présence d’une extrême suspicion et d’un antagonisme social risque de faire échouer toutes les tentatives d’imposer une sorte de confession collective et le rétablissement de l’harmonie sociale."
18.49. "Pour que justice soit rendue, en particulier par les tribunaux gacaca proposés et pour qu’ils aient l’effet désiré de réparation et de réconciliation, il faut que le processus soit adopté par la population, ce qui exige en soi une grande liberté d’expression et un esprit politique d’ouverture qui laisse la place aux opinions dissidentes. Comme l’a fait remarquer un membre de l’organisation des droits de l’homme Liprodhor, pour que les gens expriment leur foi dans le système et, en conséquence directe, pour que le système judiciaire des gacacas fonctionne, il faudrait idéalement "avoir une sorte de référendum. Mais, dans le contexte actuel au Rwanda, qui oserait dire non ? Ceux qui protestent ne tardent pas à recevoir des menaces indirectes. Durant les réunions d’assemblées communales, par exemple, un bourgmestre dénoncera par exemple toute idée dissidente comme étant ’de l’ancien régime’, ce qui constitue presque une accusation de complicité au génocide. Les gens préfèrent donc garder le silence[65]."
18.50. Il s’agit là de problèmes sérieux. Il est presque certain qu’avec les nouveaux tribunaux, l’État sera capable de juger un plus grand nombre de suspects - et nous devons préciser que le nouveau système des gacacas est un système étatique. Mais, si importantes qu’elles soient, la rapidité et l’efficacité doivent également s’accompagner d’équité. Les droits humains fondamentaux ne doivent pas être sacrifiés au profit de la productivité ou de la participation locale. Ce principe cardinal a été reconnu dans la Déclaration de Dakar adoptée en septembre 1999 suite au Séminaire sur le droit à un procès impartial en Afrique, organisé par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. En vertu de cette importante déclaration, "il est reconnu que les tribunaux traditionnels sont capables de jouer un rôle dans l’élaboration de sociétés pacifiques et d’exercer une autorité sur une proportion considérable de la population des pays d’Afrique. Toutefois, ces tribunaux ont également de sérieuses lacunes qui aboutissent dans bien des cas au déni d’un procès équitable. Les tribunaux traditionnels ne sont pas exemptés des dispositions de la Charte africaine relatives à l’équité des procès[66]."
18.51. Les avant-projets du gouvernement n’ont pas encore été soumis au Parlement. Quand ils le seront, nous voulons espérer qu’ils reflèteront les inquiétudes soulevées par ceux qui sympathisent avec les intentions du gouvernement mais qui croient à juste titre que le nouveau système doit se conformer aux normes élevées d’équité judiciaire.
[60] Ibid., 761.
[61] Ibid.
[62] Voir John Pendergast et David Smock, "Postgenocidal Reconstruction : Building Peace in Rwanda and Burundi", rapport spécial pour le United States Institute of Peace, Washington, DC, 15 septembre 1999, 17.
[63] Vandeginste, 14-16.
[64] Amnistie Internationale, "Rwanda : The Troubled Course of Justice", 26 avril 2000.
[65] Vandeginste, 28.
[66] Ibid.
Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org
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