19.34. Dans le cadre de l’Opération Turquoise organisée par la France et fortement controversée, un nombre important des membres du Hutu Power furent autorisés à traverser la frontière depuis la zone de sécurité française vers le sud-ouest du Rwanda, souvent en emportant toutes leurs armes ; les conséquences étaient à tout le moins prévisibles[55]." Les camps de réfugiés furent rapidement militarisés, la sécurité des vrais réfugiés fut rapidement compromise et les camps commencèrent à servir de point de départ pour des expéditions visant des Tutsi de l’autre côté de la frontière au Rwanda. En réaction, le FPR, les gouvernements voisins et l’OUA demandèrent le rapatriement urgent de tous les réfugiés légitimes et la séparation immédiate et le désarmement des éléments armés qui se trouvaient parmi les réfugiés. L’OUA exerça de fortes pressions en faveur de ces objectifs, en particulier le besoin urgent de séparer et de désarmer les tueurs[56].

19.35. En septembre 1994 eurent lieu à Arusha, en Tanzanie, des réunions entre l’OUA et les dirigeants régionaux, auxquelles assistaient le Secrétaire d’État américain Warren Christopher, puis à Bujumbura, au Burundi, au début de 1995, puis au Caire sous les auspices de l’ancien Président des États-Unis Jimmy Carter, avec l’Archevêque Desmond Tutu et les anciens chefs d’État Julius Nyerere de Tanzanie et le général Amadou Toumani Toure du Mali, puis à nouveau à Tunis. La position des Africains était claire et cohérente, mais elle dépendait néanmoins pour son exécution de ressources provenant de l’ONU et de la communauté internationale. Mais cette position était largement ignorée et ces ressources ne furent pas offertes.

19.36. Les Nations Unies avaient pris la situation en main dans les camps mais refusèrent à la fois le rapatriement et la séparation. D’après Boutros-Ghali, sur les 60 États contactés pour contribuer à une force de sécurité dans l’est du Zaïre, un seul a répondu positivement. En conséquence, le Conseil de sécurité, avec le concours du Secrétaire général, décida que les problèmes de sécurité dans les camps devaient être placés sous la responsabilité du HCR[57]. En ce qui concerne le rapatriement, le HCR, malgré son accord de principe avec le retour immédiat, décida qu’un tel déplacement n’était pas réaliste si rapidement après la guerre[58]. Ce fut ce deuxième point qui fut de loin le plus controversé.

19.37. En effet, le Conseil de sécurité abandonnait ainsi le sort des camps, pour ne pas dire de la région tout entière, au mouvement extrémiste Hutu, une décision que nous avons du mal à comprendre. Le mandat du HCR précise que ses activités doivent être de nature humanitaire et non pas politique et qu’il n’a en aucun cas la capacité d’agir hors de ce mandat. Pour le HCR, il était littéralement impossible d’intervenir pour désarmer les milices par la force ou pour les séparer des réfugiés et aucune tentative dans ce sens n’a d’ailleurs été faite[59]. Les hauts fonctionnaires du HCR firent pression d’urgence auprès de plusieurs gouvernements, en insistant sur le besoin crucial de désarmer les tueurs et sur leur propre incapacité d’agir dans ce sens, mais sans résultat. Le HCR finit par signer un accord inhabituel avec le gouvernement du Zaïre visant à fournir des "troupes d’élite" afin d’assurer la sécurité dans les camps. Même si le ministre zaïrois de la Défense les appela les "soldats d’Ogata", il reste que l’influence du HCR sur ces troupes était plus que limitée. Alors que le HCR les employait principalement pour cette raison, les hommes refusèrent de désarmer les "réfugiés-guerriers" et, comme on les payait le gros prix, leur corruption et leur brutalité finirent par devenir trop flagrantes pour qu’on les endure plus longtemps[60].

19.38. Cependant, pour un organisme approprié, comme une opération bien équipée des Nations Unies sur le terrain en faveur des droits de l’homme, la tâche n’était pas insurmontable. On dira plus tard pour se justifier que l’opération était simplement trop risquée et qu’elle aurait fait de nombreuses victimes. Mais les observateurs qui avaient étudié la situation et qui connaissaient bien les camps estimaient qu’il était possible de séparer sans affrontement majeur les dirigeants politiques, identifiables, et les soldats en uniforme[61]. Quant aux miliciens, qui souvent n’étaient pas identifiables en tant que tels, ils opéraient sous les ordres de leurs supérieurs et si la chaîne de commandement avait été brisée au sommet, ils auraient perdu une grande part de leur efficacité. Compte tenu des conséquences prévisibles si l’on ne désarmait pas cette force, il était au moins logique d’essayer.

19.39. En résumé, une fois encore suite à un choix politique délibéré de la communauté internationale, les camps restèrent sous le contrôle des tueurs armés à qui ils servaient de bases pour des raids au Rwanda voisin, ce qui contribua à alourdir considérablement le fardeau déjà écrasant du FPR.

19.40. Pourquoi les dirigeants des plus grandes puissances mondiales ont-ils laissé s’envenimer cette terrible situation ? Pourquoi ont-ils refusé d’insister pour que les génocidaires soient effectivement désarmés et séparés ? Nos recherches indiquent trois raisons. Premièrement, ces opérations auraient coûté plus que les pays occidentaux n’étaient prêts à envisager. Deuxièmement, toute action militaire aurait été dangereuse ; peu d’États étaient prêts à accepter de faire de nombreuses victimes pour une opération dont l’intérêt était pour eux, comme toujours, marginal. D’ailleurs, après avoir consulté 60 pays qui auraient pu mettre des troupes à contribution, le Secrétaire général mentionnait au début de 1995 qu’un seul de ces pays avait formellement offert une unité[62].

19.41. Troisièmement, dans un revirement vraiment surréaliste, de nombreuses ONG dans les Kivus craignaient que le rapatriement des réfugiés au Rwanda ne compromette leurs propres intérêts. Les ONG jouissaient en effet à cette occasion d’une influence exceptionnelle par leur présence sur le terrain et leur compréhension des réalités de la situation. Cette perception de leur rôle était tout au moins exagérée, pour ne pas dire mythique. Comme on l’a dit sans détour à un universitaire, "des travailleurs de l’Aide sans expérience [...] étaient traités comme des experts par des journalistes encore plus ignorants qui avaient été parachutés pour la circonstance[63]." En réalité, les astucieux travailleurs de l’Aide avaient leur propre salade à vendre. Plusieurs d’entre eux étaient trop heureux d’exploiter ce moment pour se faire valoir. L’aide humanitaire aux réfugiés était devenue pour eux une activité lucrative et les reportages télévisés montrant les terribles conditions dans lesquelles vivaient les réfugiés étaient faits sur mesure pour faciliter les campagnes de financement dans les pays riches.

19.42. Les ONG étaient beaucoup moins présentes au Rwanda que dans les Kivus, mais la plupart avaient bien l’intention de s’y rendre car c’était là une occasion rêvée d’améliorer leur réputation pour leurs collectes de fonds. Près de 154 ONG se manifestèrent, pratiquement sans coordination entre elles et sans se préoccuper des priorités du nouveau gouvernement[64]. La plupart d’entre elles ne semblaient pas saisir la situation dans laquelle elles s’étaient engagées. Selon un responsable de longue date de l’aide humanitaire, "les ONG ont envoyé ici des centaines d’enfants sans expérience qui ne savent rien du Rwanda et, ce qui est pire, qui ne sont même pas intéressés[65]." Le FPR, qui avait à peine de quoi se procurer les moindres fournitures, était furieux de voir ces jeunes Occidentaux désordonnés, ambitieux et souvent peu serviables sillonner Kigali dans de coûteux véhicules à quatre roues motrices et accaparer les espaces de bureaux et l’équipement[66]. Un an plus tard, lassé de leur manque de coopération, le gouvernement expulsa 38 ONG et suspendit les activités de 18 autres[67].

19.43. Les dirigeants du Hutu Power s’opposaient eux aussi au retour des réfugiés et n’hésitaient pas à assassiner ou tout au moins à intimider ceux qui n’étaient pas du même avis. Les réfugiés étaient devenus pour les génocidaires une monnaie d’échange et c’était précisément l’une des raisons pour lesquelles le nouveau gouvernement de Kigali demandait leur retour. En premier lieu, ils étaient une source de fonds pour les extrémistes Hutu par l’aide humanitaire qu’il recevaient. Deuxièmement, ils constituaient un formidable outil de propagande servant à montrer l’insensibilité du FPR que l’on accusait à tort de ne pas les autoriser à revenir. Troisièmement, ils jouaient un rôle tampon inestimable en empêchant l’arrestation ou le désarmement des conspirateurs. Dans l’ensemble, les camps étaient donc pour les radicaux Hutu un contexte idéal pour mettre en oeuvre leur plan à long terme, se réorganiser, se réarmer, rallier des sympathisants, envahir le Rwanda, restaurer le pouvoir Hutu et "terminer le travail".


[55] Rutinwa, "The Aftermath".

[56] Amare Tekle, "The OAU : Conflict Prevention, Management and Resolution", dans Adelman et al., Path of a Genocide, 128.

[57] Deuxième rapport du Secrétaire général sur la sécurité dans les camps de réfugiés rwandais, indiquant que le déploiement d’une opération de maintien de la paix de l’ONU ne semblait pas réalisable, 25 janvier 1995, dans "The United Nations and Rwanda", 443.

[58] Millwood, Étude 4, 89.

[59] Voir Gourevitch, We Wish to Inform You, 268-269 ; Millwood, Étude 2, 60.

[60] Adelman, "Use and Abuse of Refugees", 10 ; Boutroue, 46-47.

[61] Adelman, "The Role of Refugees", 18 ; Boutroue, 42.

[62] Millwood, Étude 2, 60.

[63] Storey, "Non-Neutral Humanitarianism", 389.

[64] Prunier, 328.

[65] Storey, "Non-Neutral Humanitarianism", 389.

[66] Rudolph von Bernuth, "The Voluntary Agency Response and the Challenge of Coordination", Journal of Refugee Studies, 9, no 3 (septembre 1996) : 285.

[67] Ibid.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org