En lui-même, ce petit pays d’Afrique, enclavé, surpeuplé et sans richesses, ne justifiait guère que l’on s’y intéressât autant. Comme l’a souligné le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, lors de son audition, ce pays " ne revêtait aucun intérêt stratégique particulier pour la France (...) L’indépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne s’étaient pas déroulées dans des conditions optimales (...) Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle était le seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les autres puissances. "

L’engagement de la France au Rwanda est donc issu des conditions dans lesquelles ce pays a eu accès à l’indépendance. Mais il fallait aussi que le Rwanda fût francophone et voisin du Zaïre. Géographiquement, le Rwanda dispose en effet d’une frontière commune avec l’Est du Zaïre immensément riche en ressources minières (uranium, cobalt, diamants...) et constitue de ce fait un poste d’observation privilégié des évolutions de cette région.

Il est clair que l’amorce d’une coopération franco-zaïroise ne pouvait prendre forme en laissant de côté le Rwanda et le Burundi qui, d’un point de vue géographique, constituent une voie de pénétration vers le Zaïre et le Sud du continent pour les populations du Nord-Est de l’Afrique.

Cette constatation géographique ne suffit pas à justifier la présence de la France qui s’explique par un ensemble de raisons qui fondent classiquement sa politique en Afrique.

Le Rwanda aux frontières de l’Afrique francophone

Comme l’a souligné devant la Mission M. Robert Galley, Ministre de la Coopération de 1976 à 1978, " les premiers gestes officiels marquants à l’égard du Rwanda avaient été faits par le Général de Gaulle qui, à la suite de l’indépendance, avait été sollicité par le Président Grégoire Kayibanda. Au nom de la défense de la francophonie et compte tenu de l’extrême intérêt qu’il portait au Congo ex-belge et à tout ce qui était francophone, le Général de Gaulle avait jeté les bases de la coopération avec le Rwanda. "

Cette défense de la francophonie a été interprétée comme l’expression de ce qu’il est convenu d’appeler le " syndrome de Fachoda " ville que la mission française du Commandant Marchand dut quitter en 1898 après y avoir hissé le drapeau national, face à l’expédition anglaise de Lord Kitchener.

L’obsession du complot anglo-saxon a longtemps occupé les esprits si l’on en croit les propos tenus en 1957 par M. François Mitterrand alors Ministre de la Justice : " Tous les ennuis que nous avons eus en Afrique occidentale française n’ont rien à voir avec un désir d’indépendance, mais avec une rivalité entre les blocs français et britannique. Ce sont des agents britanniques qui ont fomenté tous nos ennuis(5). "

La présence de la France au Rwanda répondrait donc au double souci de défendre, d’une part, ce que certains ont qualifié de " ligne Maginot linguistique ", d’autre part, de faire face à l’influence anglo-saxonne, celle des Britanniques à l’origine, celles des Etats-Unis par la suite. Ce dernier aspect doit être envisagé avec la plus grande circonspection car il n’est pas possible d’affirmer qu’il y a eu opposition ou contradiction d’intérêt entre la France et les Etats-Unis à propos du Rwanda, faute notamment de pouvoir le prouver.

Interrogé sur les relations entre la France et les Etats-Unis à propos du Rwanda, M. Hubert Védrine a affirmé devant la Mission : " dans les relations entre la France et les Etats-Unis, la question du Rwanda n’a jamais été un élément central dans la mesure où bien d’autres sujets -réunification de l’Allemagne, conflit yougoslave, effondrement de l’Union soviétique- monopolisaient l’attention à cette époque de bouleversements est-ouest. Il n’est pas possible de parler de contradiction frontale, les priorités n’étaient pas les mêmes et les raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le Soudan qu’ils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au Président Yoweri Museveni et le développement de leurs relations de coopération avec l’Ouganda. (...) Les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie à l’égard du FPR en raison du soutien que lui accordait l’Ouganda. Aucune animosité ou critique du département d’Etat à l’égard de la France n’a toutefois été notée, ce qui supposait une concertation minimale entre la France et les Etats-Unis. "

Le risque représenté par le Soudan est considéré par les Anglo-saxons comme plus important que le maintien de la paix au Rwanda, ainsi que le souligne au cours de son audition M. James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, constatant que la France " déploya de vains efforts auprès de la Grande-Bretagne pour obtenir son concours auprès de Yoweri Museveni qui estimait, comme les Etats-Unis, que le rôle de cordon de protection contre la poussée islamiste au Soudan de l’Ouganda était plus stratégique que la paix au Rwanda. "

Cette analyse est confirmée par M. Herman Cohen, conseiller pour les affaires africaines du Ministre américain des Affaires étrangères d’avril 1989 à avril 1993, qui, devant la Mission, a souligné que le Président Yoweri Museveni était considéré très favorablement par les Etats-Unis qui voyaient en lui " une nouvelle personnalité aux idées modernes, qui cherchait à bâtir une économie de marché " et a reconnu que les " Etats-Unis craignaient une déstabilisation en provenance du Soudan " mais n’avaient pas de réelle stratégie géographique dans cette région. Il s’est dit " très étonné de la théorie d’un complot anglo-saxon contre les intérêts de la France qui ne correspondait à aucune réalité. Si les Etats-Unis avaient voulu entreprendre une action contre les intérêts français en Afrique, ils n’auraient pas commencé par le Rwanda, car c’est un pays de très petite importance. Les Etats-Unis ont toujours reconnu le " pré carré français " en Afrique comme un élément positif, qui n’était pas contraire aux intérêts américains. "

Rencontré par les rapporteurs de la Mission au Pentagone, M. Vincent Kern, homologue du Directeur des Affaires africaines au ministère français des Affaires étrangères, a corroboré cette analyse en soulignant que l’Afrique était la seule région du monde pour laquelle les Etats-Unis n’avaient pas défini d’analyse stratégique. Seule l’Afrique du Sud faisait l’objet d’un intérêt plus soutenu. Il n’y a aucune raison de penser que le Rwanda échappait à la politique traditionnelle des Etats-Unis résumée par la formule consacrée " trade, not aid " (du commerce, mais pas d’aide).

A la lumière de ces différentes réflexions, il apparaît que la France a mené au Rwanda une politique classique lui permettant d’étendre son influence dans le champ élargi de la francophonie sans que cette présence lui ait jamais été véritablement contestée par les puissances anglo-saxonnes.

La stabilité du Rwanda conditionne la stabilité de la région

La garantie de la stabilité des Etats a constitué l’objectif politique principal de la politique africaine de la France.

Cette recherche est une constante comme l’a souligné le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, devant la Mission, indiquant qu’il " avait toujours vu le Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines et se comporter en continuateur d’une politique ancienne menée depuis les indépendances. (...) Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un engagement global de sécurité, (...), d’une part, parce que cette politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement, d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un seul de ces régimes être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait la garantie française. "

" Dans l’analyse du Président Mitterrand, ce qui importait était avant tout le raisonnement global, il n’y avait pas de point d’application stratégique particulier, pas plus au Rwanda qu’au Tchad. Il considérait, comme ses trois prédécesseurs, que la France avait souscrit un engagement de sécurité et que si elle n’était pas en mesure d’apporter une aide dans le cas aussi simple d’un Etat ami envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait plus rien. "

A cet égard, la France accorde au Rwanda comme dans l’ensemble des autres " pays du champ " un soutien au régime en place et ce d’autant plus que le Rwanda se présente comme un élève modèle, au sujet duquel Jean-Pierre Chrétien écrit " ce régime né sur les fonds baptismaux de la colonisation finissante devient l’enfant chéri de l’assistance technique..., le futur pays "des milles coopérants"(6). " Arrivé au pouvoir en 1973, le Président Juvénal Habyarimana saura mener une politique économique de rigueur qui lui attirera les félicitations du FMI, de même qu’il a su traiter de façon " tout à fait correcte et très acceptable " pour reprendre les termes de Mme Alison Des Forges, la communauté tutsie lors de son accession au pouvoir. Aussi, lorsque le Rwanda subit, le 1er octobre 1990, l’offensive du FPR, la France considère-t-elle qu’elle peut intervenir, tant pour protéger ses ressortissants que dans le cadre de l’accord de coopération militaire conclu en 1975, sans se trouver en contradiction avec les principes du discours de La Baule.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr