" Les massacres de civils en grand nombre perpétrés pour des raisons ethniques ou politiques ne sont pas une nouveauté au Rwanda ". Tel était le constat que dressait dans l’introduction de son rapport du 19 mai 1994, le Haut commissaire des Nations-Unies pour les droits de l’homme, à la suite d’une mission au pays des mille collines. Il ajoutait : " Toutefois, la violence qui s’est déchaînée au cours de ces six dernières semaines dépasse de très loin tout ce que l’on a connu auparavant "(26).

Le refus d’une fatalité

La tentation est grande lorsque l’on jette un regard sur l’histoire du Rwanda, et plus généralement sur celle de la zone des Grands Lacs, d’invoquer un déterminisme historique et " ethnique " qui voudrait, qu’inexorablement, cette région connaisse des violences cycliques dressant les uns contre les autres, les " longs " contre les " courts ", les Tutsis contre les Hutus. Une telle lecture présenterait l’avantage d’exonérer de toutes responsabilités les puissances extérieures qui sont intervenues au cours de ce siècle, à un titre ou à un autre, au Rwanda. Elle pourrait servir également d’alibi à une inaction future de la communauté internationale face au risque de résurgence de ces violences. Elle conduit tout naturellement à privilégier une solution que tous les acteurs s’accordent à juger irréalisable : la séparation des Hutus et des Tutsis dans deux pays distincts. Pour les rapporteurs de la Mission, une telle lecture apparaît comme faussée et doit être rejetée non seulement parce qu’elle conduit moralement à accepter l’inacceptable, mais surtout parce qu’elle est intellectuellement malhonnête.

M. André Guichaoua l’exprime très clairement : " les conflits burundais et rwandais ne relèvent pas de la fatalité, d’une barbarie spécifique aux hommes de cette région de l’Afrique. Ils sont constitutifs de la mise en place des Etats indépendants et des formes de pouvoir alors installées. Chaque crise précisément datée et localisée (1959, 1973, 1994 au Rwanda, 1965, 1972, 1988, 1991, 1993 au Burundi) peut très explicitement être analysée au travers de stratégies d’acteurs politiques jouant délibérément des fantasmes et des peurs collectifs pour mobiliser les peuples, surimposer les identités ethniques à toutes autres formes d’appartenance et de solidarité sociales. " (27). Mme Alison Des Forges, consultante pour Human Rights Watch, professeur d’histoire d’Afrique, a encore été plus lapidaire devant la Mission dans son évocation du génocide de 1994 : " Ce ne fut ni un orage, ni une tempête, ni le résultat de forces historiques impersonnelles, mais le fruit d’une décision politique prise par des hommes politiques qui voulaient garder le pouvoir".

Inversement, ce serait une tout aussi grande erreur que de faire du génocide de 1994 un événement exceptionnel coupé de tout arrière-plan historique. Ce génocide est certes un événement unique, par sa nature et son ampleur, dans l’histoire du Rwanda. Force est cependant de rappeler qu’il a été précédé d’événements que beaucoup des interlocuteurs de la Mission ont qualifié de signes annonciateurs, voire de répétitions. " Le génocide de 1994, estime M. Jean-Claude Willame (28), se trouve implicitement inscrit dans la révolution hutue de 1959, dans les massacres de 1963, dans les flambées d’exclusion de 1973, et surtout dans les tueries sélectives qui accompagnent le début de la guerre de 1990 ". C’est ainsi que le Colonel Ascension Twagiramungu, Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique au Burundi, a évoqué au cours d’un entretien à Bujumbura, le génocide rwandais de 1994 comme un " 1993 burundais amélioré ", faisant allusion aux massacres qui ont suivi l’assassinat du Président burundais Melchior Ndadaye.

La récurrence des massacres

Jusqu’à 1994, les différents épisodes de violence au Rwanda ne faisaient l’objet que de peu d’analyses et encore moins de médiatisation, ce qui explique sans doute que la logique génocidaire qui les sous-tendait soit restée incomprise par la communauté internationale. Un rappel des périodes les plus sanglantes emporte cependant la conviction de l’existence d’une telle logique.

Quelque temps avant l’indépendance du Rwanda, du 1er au 12 novembre 1959, une flambée de violences, que l’histoire officielle a retenu comme une révolte sociale des paysans hutus contre les seigneurs féodaux tutsis, et au cours de laquelle plus de 2 000 habitations furent incendiées, fit environ 300 victimes. Ces massacres ont continué durant toute la période de décolonisation (1959-1963) et furent à l’origine d’un exode massif des Tutsis rwandais vers les pays limitrophes, et plus particulièrement vers le sud de l’Ouganda. Ils constituèrent les premiers réfugiés africains qui reçurent une aide du HCR.

En décembre 1963, une suite d’attaques des exilés tutsis, à partir du Burundi et de l’Ouganda, finalement contenues, fournit l’occasion pour le pouvoir en place d’organiser une traque aux Tutsis de l’intérieur. Un plan concerté de massacres est appliqué par les autorités locales, bourgmestres et préfets, qui organisent des groupes d’autodéfense agissant en véritables escadrons de la mort. La radio nationale multiplie les messages de mise en garde contre " les terroristes tutsis ", surnommés les " Inyenzi ", c’est-à-dire les " cafards " qui, dit-on, " n’attaquent que la nuit " et " sont aidés par leurs congénères " restés sur le territoire rwandais. Le nombre de victimes est estimé à plus de 10 000 personnes. Beaucoup de témoignages de cette époque évoquent les scènes que l’on retrouvera en 1994 : la même violence populaire attisée par des rumeurs folles, les mêmes bons chrétiens transformés en tueurs, la même suite d’atrocités : mutilations, castrations, viols, enfants jetés vivants dans les incendies...

Vers la fin de 1972, la tension renaît, à l’instigation du Président Grégoire Kayibanda qui, de plus en plus menacé par les militaires et les politiciens hutus du nord, s’efforce de recréer autour de lui l’unanimité, en ayant recours au bouc émissaire tutsi. Le contexte régional est favorable à une nouvelle explosion : au Burundi voisin une terrible répression dirigée contre les Hutus a fait plus de 100 000 morts en 1972 ; le sentiment de peur et de haine contre les Tutsis en est d’autant renforcé. A partir de la mi-février 1973, des listes d’employés, de fonctionnaires, de cadres sont placardées et incitent ceux qui y sont inscrits à " déguerpir ", d’où le nom de " mouvements de déguerpissements " donné à cette période. Le nombre de morts est difficile à chiffrer. La majeure partie de l’élite tutsie prend le chemin de l’exil.

Le 5 juillet 1973, un coup d’Etat porte au pouvoir le Général-Major Juvénal Habyarimana. Faisant allusion à la situation troublée qui prévaut depuis février, le nouveau Président n’hésite pas à affirmer qu’il a pris le pouvoir pour empêcher de nouveaux massacres : " Le régime avait installé la division dans le pays. Au lieu de panser les blessures, la première république avait choisi de diviser pour régner. (...) La garde nationale est intervenue au moment où le pays allait être précipité dans l’abîme. Elle vient de sauver la paix (...) pour la prospérité de la nation tout entière. ".

L’échec de l’attaque armée du FPR lancée le 1er octobre 1990 déclenche un nouveau cycle de violences. Cette période, qui dure jusqu’à janvier 1993 est, pour reprendre une expression de M. Gérard Prunier devant la Mission, celle des " petits massacres entre amis ". Le maintien des mentions " ethniques " sur les cartes d’identité, héritées de la période coloniale, aide aux repérages quand les intéressés sont loin de leur village. A nouveau, comme en 1963, on assiste à des comportements de pillages et de meurtres orchestrés par les autorités locales qui appellent la population à prévenir le danger représenté par les " Inyenzi ". M. Jean-Claude Willame dresse la liste des régions concernées (29) : le Mutara en octobre 1990 ; la région des Bagogwe en janvier-février 1991, le Bugesera au printemps 1992 et le nord-ouest du pays en janvier 1993.

M. Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, a souligné devant la Mission que " les massacres perpétrés depuis 1990 étaient le produit d’une organisation qui impliquait de plus en plus l’Etat rwandais lui-même ". A titre d’exemple, il fait état " des mises en scène visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des Bagogwe ou de Kigali ". Evoquant des massacres à l’Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de la présence du FPR, il a souligné que " ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et de subversion d’autant plus important que les populations rwandaises extrêmement stables et intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation ". Il a détaillé les moyens mis en oeuvre lors des massacres du Bugesera de mars 1992 qui préfigurent le génocide de 1994 " puisqu’on y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la distribution de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces tutsies d’assassinat des Hutus ". M. Eric Gillet a également souligné que sont intervenus dans ces massacres, comme en 1994, " les représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et préfets), l’armée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées sous la tutelle de ce parti ".

Ce bref rappel historique montre que les massacres systématiques de Tutsis au Rwanda sont en oeuvre bien avant les événements de 1994. Ce pays n’est toutefois pas le seul Etat de la région des Grands Lacs a être traversé par des vagues de violence. C’est le cas du Burundi qui a connu lui aussi des massacres ethniques en 1965, en 1972, en 1988, en 1991 et en 1993. C’est le cas du Zaïre où les tentatives de sécession entraînent des répressions meurtrières. C’est le cas de l’Ouganda où les régimes sanglants d’Idi Amin Dada (1971-1979) et de Milton Obote (jusqu’en 1986) firent des dizaines de milliers de victimes. Dans la suite du rapport, on reviendra sur les massacres au Burundi et en Ouganda et on expliquera plus en détail les similitudes et les différences avec ceux du Rwanda.

On ne peut que souscrire au jugement de M. André Guichaoua déjà cité, selon lequel dans la région des Grands Lacs, " des logiques génocidaires furent très tôt à l’oeuvre durant les trois décennies qui ont suivi les indépendances " (30). Cette logique génocidaire s’appuie sur " des stratégies d’acteurs politiques jouant délibérément des fantasmes et des peurs collectifs pour mobiliser les peuples, surimposer les identités ethniques à toutes autres formes d’appartenance et de solidarité sociales " (31). En ce sens, " les événements rwandais d’avril 1994 constituent le dénouement programmé d’une crise politique méthodiquement portée à son paroxysme ".

La violence comme mode de production du politique

Deux traits importants doivent être soulignés qui devraient permettre de mieux comprendre le génocide de 1994.

Le premier trait concerne le rôle fondamental joué par les autorités locales dans la préparation et l’organisation des massacres. Evoquant les cycles de violence qui ont jalonné l’histoire du Rwanda, M. Jean-Claude Willame dresse le constat suivant : " Même si l’armée est impliquée, elle n’est pas, comme dans beaucoup d’autres situations africaines, l’acteur et l’auteur principal des massacres. C’est surtout une administration locale proche de la population, qui joue un rôle essentiel dans l’initiative des massacres. " (32).

Le rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme de 1973 consacré au Rwanda fournit une explication à cela : " Les populations des campagnes étant en partie illettrées, et les agents de l’administration territoriale étant en contact avec elle quotidiennement, c’est eux qui disposent du pouvoir réel. La société traditionnelle étant très structurée, le pouvoir s’exerce sans difficulté. Il se manifeste par des injonctions, de simples incitations, voire des suggestions... L’observation de l’échiquier politique rwandais permet d’ailleurs de vérifier que l’administration territoriale constitue pour tous les partis un enjeu fondamental. ".

Le deuxième trait significatif de cette période est la construction d’une véritable culture de l’impunité. Les massacres de 1963 par exemple ne donnèrent lieu qu’à quelques rares protestations internationales de la part de Radio Vatican qui parla " du plus terrible génocide depuis celui des juifs par Hitler " et de quelques personnalités. Au Rwanda même, après avoir tout d’abord nié l’existence de massacres, (33) le Gouvernement ne reconnut que quelques bavures s’expliquant par la colère et la fureur du peuple contre les fanatiques tutsis de l’intérieur aidés par les terroristes de l’extérieur.

A partir de 1990, M. Jean-Pierre Chrétien l’a rappelé devant la Mission, le climat de violence qui règne au Rwanda est dénoncé par plusieurs acteurs : l’Eglise -bien que nombre de prêtres participent à cette violence-, les partis d’opposition qui publient en 1992 un manifeste intitulé " Halte aux massacres des innocents " et la presse, notamment française. M. Jean-Pierre Chrétien lui même évoquait à cette époque " un dévoiement tragique vers un génocide ". Mais ces dénonciations furent sans résultat. Un Tutsi réfugié en France a caricaturé le climat de cette période où " il était, a-t-il confié au rapporteur Pierre Brana, plus risqué de voler un poulet que de tuer un Tutsi ". Ce jugement est révélateur d’un état d’esprit.

Ce qu’enseigne in fine l’étude de cet arrière-plan historique plein de fureur et de violence, c’est, pour reprendre une analyse de M. Jean-Claude Willame, que " la violence politique est bel et bien un mode de production du politique à certaines époques de l’histoire contemporaine du Rwanda : elle intervient aux moments où la couche dirigeante sent sa cohésion menacée soit par une intrusion extérieure -c’est alors que les violences prennent des formes génocidaires-, soit par ses propres conflits internes " (34)

M. André Guichaoua a montré que le clivage " ethnique " constitue la référence fondatrice du régime rwandais. Ce clivage " remplit une fonction centrale et nécessaire dans la sphère politique. (...) La justification ethnique et l’argumentaire qui l’accompagne ne s’expliquent donc pas, comme au Burundi, par une dérive institutionnelle ou des régressions sanglantes dues à l’exacerbation ponctuelle des peurs et des passions, mais constituent une dimension constitutive fondamentale de l’organisation de l’Etat et du champ politique rwandais tels qu’ils ont été hérités de la période coloniale ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr