Les attentats terroristes

Le refus absolu de toute forme de transaction avec l’opposition ou plus encore, avec le FPR, se traduit aussi par une violence beaucoup plus concrète. Le mois de mars 1992 voit en effet le début d’une série d’attentats terroristes. Par deux fois, des grenades sont jetées dans la foule, à la gare routière de Kigali, faisant cinq morts la première fois et un mort et 34 blessés la seconde. Le 2 mai, une bombe explose dans un train, faisant quatre morts. La responsabilité en est bien sûr attribuée au FPR, sans qu’aucune preuve ne permette d’étayer cette thèse, le matériel utilisé n’étant pas spécifique de son armement, et sans qu’on voie quel bénéfice politique il aurait pu tirer d’opérations qui nuisaient à l’arrivée au pouvoir de ses futurs interlocuteurs.

Les massacres du Bugesera

Le mois de mars 1992 est aussi celui de la reprise des massacres de Tutsis dans les provinces. Ils font suite à l’annonce de la découverte par une organisation de défense des droits de l’homme, à Nairobi au Kenya, d’un tract attribué au parti libéral, dont le Président est Tutsi, appelant les Tutsis à se soulever et à massacrer leurs voisins hutus. Cette annonce, faite à la radio, est répétée plusieurs fois et prend ainsi la forme d’un avertissement.

Dans la région du Bugesera, le retentissement de cette annonce conduisit à l’accomplissement de massacres. Ceux-ci durèrent du 4 au 9 mars, et causèrent la mort d’un nombre de personnes évalué à 300 (l’administration rwandaise d’alors en a admis 182). Comme dans le cas des massacres du Mutara (voir ci-dessus), ils furent accomplis par les paysans sous la conduite de leur bourgmestre dans le cadre d’une " umuganda ".

Cette fois cependant, la police et une partie de l’appareil judiciaire tentèrent de réagir et 466 personnes furent arrêtées mais elles furent rapidement libérées et jamais inculpées.

Les massacres du Bugesera présentent, par rapport à ceux qui les ont précédés, trois particularités inquiétantes :

 d’abord -ce qui est nouveau-, ils font suite non à une offensive du FPR, cause de mort, et d’angoisse, voire de panique, mais à la lecture commentée à la radio d’un tract attribué à un parti rwandais. Pour la première fois, ces massacres sont donc un pur événement de politique intérieure ;

 ensuite, les paysans ont été assistés par des personnes venues de l’extérieur. Une coopérante italienne, Antonia Locatelli, résidente dans la région et présente depuis 22 ans au Rwanda, fut assassinée le 10 mars. Pendant les deux jours précédant sa mort, elle avait plusieurs fois appelé Radio France Internationale. " Elle protestait contre la version officielle des massacres et précisait que, vivant dans la région depuis 22 ans, elle était parfaitement capable de voir que ces assassinats n’avaient pas été commis par une foule spontanément en colère. Elle ajoutait que certains des tueurs étaient des gens qu’elle n’avait jamais vus auparavant, qu’on les avait amenés de l’extérieur dans des véhicules portant des plaques d’immatriculation officielles " (Gérard Prunier).

M. Filip Reyntjens, auteur d’un rapport au nom de la Fédération internationale des droits de l’homme, écrit quant à lui que : " début mars, on remarque la présence de militaires de la garde présidentielle en civil, munis de poignards et de pistolets. Par ailleurs, des membres des milices Interahamwe du MRND sont introduits dans la région à bord de véhicules de la Direction des Ponts et Chaussées du ministère des Travaux publics, service dirigé par M. Ntirivamunda, gendre du Chef de l’Etat ; l’essence nécessaire à l’opération est fournie par Séraphin Rwabukumba, beau-frère du Président et par l’ancien Ministre Joseph Nzirorera, proche de la famille présidentielle(47) " ;

 enfin, l’enquête a rapidement révélé que le tract prétendument trouvé à Nairobi, par une organisation qui n’a donné signe de vie que pour l’occasion, était un faux. Ses auteurs furent découverts : il s’agissait de fonctionnaires rwandais. Les seules sanctions prises par le Premier Ministre, M. Sylvestre Nsanzimana, furent d’ordre administratif. La rumeur avait attribué la conception du tract à M. Ferdinand Nahimana lui-même.

Dès que l’ampleur en fut connue, les massacres du Bugesera firent l’objet d’une démarche des ambassadeurs des pays de l’OCDE auprès du Président Juvénal Habyarimana. A ce propos, il a été écrit que l’Ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, ne s’était pas associé à cette démarche. Lors de son audition par la Mission, celui-ci a affirmé au contraire que le télégramme diplomatique qu’il avait envoyé prouvait qu’il s’y était bien associé.

En tout état de cause, les massacres du Bugesera indiquent qu’il y a bien dans la mouvance du pouvoir, idéologues hutus, nantis du régime, personnels de l’administration issus du MRND, une capacité à faire du meurtre en série un instrument de gouvernement, et que, outre les paysans, cette mouvance commence à disposer d’un outil spécifique, les milices.

L’apparition des milices

Dans un régime où l’évolution politique a pour source la capacité de montrer sa force de rassemblement ou d’intimidation, chaque parti se devait de disposer d’un organisme qui tienne à la fois de l’organisation de jeunesse et du service d’ordre, apte à encadrer une manifestation, à protéger ses chefs politiques et intimider ceux d’en face. Selon l’ancien Ministre de la Défense MRND, M. James Gasana, dans un document remis à la Mission et intitulé La violence politique au Rwanda de 1991 à 1993 : témoignage sur le rôle des organisations de jeunesse des partis politiques, c’est le MRND qui aurait le premier créé sa propre organisation de jeunesse, dénommée " Inkuba " (foudre), dès juin 1991, pour organiser troubles et manifestations destinés à déstabiliser le régime. Il aurait été ensuite rejoint par le PSD, créateur des " Abakombosi " (libérateurs). C’est sur le modèle de ces organisations qu’auraient alors été créés au MRND les " Interahamwe " (ceux qui combattent ensemble) et, par la CDR, dès sa constitution, les " Impuzamugambi " (ceux qui poursuivent le même but).

S’agissant de ces deux dernières organisations, le plus simple est sans doute de citer M. James Gasana lui-même. Ses propos font apparaître clairement qu’à partir de la mi-1992, elles deviennent le plus souvent, au niveau communal ou préfectoral, mais parfois même au niveau national, de véritables armées privées au service des nantis du régime.

" Les affrontements entre le MRND et les partis d’opposition sont fréquents à Kigali. Les organisations de jeunesse sont les instruments de ces affrontements et de protection des personnalités politiques riches et influentes qui deviennent des chefs de bandes. Cependant, le Congrès national du MRND d’avril 1992 ne vote pas pour l’intégration des Interahamwe au parti. Mais la pression des militants de l’opposition sur les autorités territoriales MRND s’intensifiant dans certaines communes, les Interahamwe sont de plus en plus tolérés comme instrument de contre-Ukubohoza(48) et de résistance contre la restructuration forcée des administrations. Ils jouent un rôle croissant dans l’animation et la protection des meetings populaires du parti. De la défensive ils deviennent petit à petit un facteur important de pression de certaines personnalités du MRND sur l’opposition. (...)

" Dès la mi-1992, la décentralisation des Interahamwe autour des personnalités politiques riches alliées à l’entourage de Habyarimana se renforce. Leur mobilité couplée au regain de force du MRND va leur permettre d’opérer au niveau national, en particulier pour des meetings politiques. Il ne se forme pas de groupes préfectoraux car les préfets redoutent une action disciplinaire du Gouvernement. Même si les groupes créés sont généralement communaux, ils se créent par secteur dans la préfecture de la ville de Kigali et dans les environs. Les luttes entre les organisations des jeunesses ont plus fréquemment lieu par quartier en ville de Kigali.

" La prolifération des Interahamwe vers mi-1992 est due principalement à la perte du contrôle des FAR par Habyarimana et le MRND dans un contexte insurrectionnel d’Ukubohoza ou libération créé par les partis FDC(49). Elle est aussi due au positionnement de certaines personnalités du MRDN face à leurs rivaux de même région, au sein du même parti, dans la perspective des élections générales. Enfin, l’adhésion aux Interahamwe était pour les malfaiteurs une façon de trouver une protection politique contre les poursuites en justice, et pour les jeunes chômeurs une façon de subvenir à leurs besoins de survie sous la protection des dignitaires riches. C’est ainsi que les mêmes personnes pouvaient adhérer à la fois à plusieurs organisations rivales, voire radicalement opposées, en changeant tout simplement de couleurs de parti lors des émeutes, des manifestations ou des meetings populaires ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr