L’envoi d’un conseiller auprès de l’état-major des forces armées rwandaises

Entre le 11 octobre 1990 et le 26 novembre 1990, le Colonel Gilbert Canovas est nommé comme adjoint de l’attaché de défense, chargé de conseiller l’état-major des FAR.

L’offensive du FPR lancée le 1er octobre 1990 a mis en évidence les faiblesses de l’armée rwandaise que l’attaché de Défense, le Colonel René Galinié juge ainsi dans un télégramme daté du 11 octobre " l’armée rwandaise n’est pas en mesure de faire face à la situation. Ainsi, si les forces françaises et belges ne l’avaient pas soulagée en prenant à leur compte des missions et du terrain (protection de l’aéroport et des voies y menant) et si les forces zaïroises ne participaient pas directement au conflit, elle se serait au mieux enfermée dans Kigali dans des conditions et selon un dispositif peu efficaces ".

Il préconise l’envoi par la France de conseillers sur le terrain au nord-est dans la zone des combats et à Kigali. Ces conseillers seraient soit prélevés sur le terrain, soit détachés d’unités spécialisées venant de France. " Leur mission serait d’instruire, d’organiser et de motiver une troupe sclérosée depuis trente ans et qui a oublié les règles élémentaires de combat ". La nomination du Colonel Gilbert Canovas satisfait dans une certaine mesure cette suggestion puisque ce dernier est officiellement chargé " d’aider les autorités militaires rwandaises à améliorer la capacité opérationnelle de leur armée afin de la rendre rapidement apte à s’opposer aux incursions de plus en plus nombreuses des troupes du FPR... ".

Au cours de son audition, le Colonel Gilbert Canovas a précisé que sa mission " était officielle et déclarée et s’inscrivait dans une situation de crise forte face à laquelle les forces armées rwandaises, peu nombreuses et peu aguerries, connaissaient des difficultés ".

Il a rappelé qu’il avait exercé ses fonctions en tenue militaire française et que " son travail avait consisté... à fournir expertise et conseil au chef d’état-major de l’armée rwandaise et à son équipe ". A ce titre, il a indiqué qu’il avait notamment " apporté son aide à l’élaboration des plans de défense de la ville de Kigali " et participé dans les régions frontalières les plus menacées, Gisenyi, Ruhengeri, Byumba, région du lac Mutara, " aux travaux de planification visant à renforcer les dispositifs militaires et à les doter de capacités de réaction ".

Dans le rapport qu’il établit le 30 avril 1991, au terme de sa deuxième mission de conseil, le Colonel Gilbert Canovas rappelle les aménagements intervenus dans l’armée rwandaise depuis le 1er octobre 1990 parmi lesquels figurent notamment :

 la mise en place de secteurs opérationnels afin de faire face à un adversaire menaçant l’ensemble de la frontière rwando-ougandaise et une grande partie de la frontière rwando-tanzanienne ;

 le recrutement en grand nombre de militaires du rang et la mobilisation des réservistes qui a permis aux FAR un quasi doublement de leur effectif passant de 11 000 en octobre 1990 à 20 000 en janvier 1991 ;

 la réduction du temps de formation initiale des soldats, limitée à l’utilisation de l’arme individuelle en dotation.

L’Ambassadeur de France au Rwanda indique, par télégramme du 24 octobre 1990, que les médias occidentaux continuent à être manipulés par une diaspora rwandaise dominée par les Tutsis. Le Colonel Gilbert Canovas souligne également le rôle prépondérant joué par les médias internationaux au mois d’octobre 1990 mais précise par la suite " l’évident avantage concédé au profit du FPR au début des hostilités a été compensé par une offensive médiatique menée par les Rwandais à partir du mois de décembre ".

Quoi qu’il en soit, l’apport du Colonel Gilbert Canovas s’est révélé fort efficace -au point que sa mission sera prolongée jusqu’à la fin novembre- si l’on en juge par les résultats militaires obtenus par les FAR sur le terrain au cours du dernier trimestre de l’année 1990. Différents télégrammes de l’attaché de Défense témoignent de ce redressement.

Le 31 octobre 1990 : " les FAR ont reconquis la totalité de leur territoire national en s’emparant de la région de Kagitumba le 30 octobre... les FAR doivent lancer aujourd’hui des actions de ratissage le long de la rivière Akagera. "

Le 18 novembre 1990 : " Ainsi, les FAR dont la cohésion est plus affirmée aujourd’hui que jamais, grâce aux liens que créent les contacts menés contre l’adversaire, voient-elles leur influence politique et populaire considérablement augmentée, au point que leurs chefs comme le Colonel Serubuga apparaissent menaçants. "

Sur le plan militaire, la situation demeure néanmoins fragile puisque la BBC annonce le 2 décembre 1990 que le Colonel Alexis Kanyarengwe serait à Kabale en Ouganda en train de réorganiser les troupes du FPR.

L’appréciation de la situation par les représentants de la France sur place

Le Chef de la Mission d’Assistance Militaire

A la veille de la première offensive du Front patriotique rwandais, le 1er octobre 1990, la coopération militaire française au Rwanda comptait, conformément à l’accord particulier d’assistance militaire de 1975, une vingtaine d’assistants militaires techniques relevant de la Mission militaire de coopération et rattachés de ce fait au ministère de la Coopération et du Développement.

Comme l’ensemble de leurs collègues coopérants affectés dans les divers pays du champ de la coopération, ils exerçaient auprès de l’armée régulière nationale des missions de formation et de soutien logistique au profit des différentes composantes des forces armées rwandaises.

La Mission d’assistance militaire était placée sous la responsabilité du Colonel René Galinié, Chef de la Mission. Elle était composée :

 d’un détachement militaire d’assistance technique " Gendarmerie ", dont les deux officiers et les quatre sous-officiers participaient à des actions de formation et de conseil auprès de l’état-major de la Gendarmerie et auprès de l’école des sous-officiers de Gendarmerie de Ruhengeri ;

 d’un détachement d’assistance technique " Terre ", dont les deux officiers et les quatre sous-officiers étaient chargés de l’instruction et de l’aide au soutien logistique des unités de l’aviation légère, des troupes aéroportées et des unités blindées et mécanisées ;

 d’un détachement d’assistance militaire technique " Air " composé d’un officier et de deux sous-officiers ayant pour mission de piloter et d’entretenir un avion Nord-Atlas 2501.

La permanence de cette structure et la présence sur le terrain avant l’offensive du 1er octobre 1990 du Colonel René Galinié en fait un observateur privilégié. Il juge avec inquiétude et pertinence la situation politique rwandaise dans les nombreux messages qu’il envoie en tant qu’attaché de Défense.

Le 10 octobre 1990 : " il est à craindre que ce conflit finisse par dégénérer en guerre ethnique. "

 Le 15 octobre 1990 : " certains Tutsis... pensent enfin qu’il convient de craindre un génocide si les forces européennes (françaises et belges) se retirent trop tôt et ne l’interdisent pas, ne serait-ce que par leur seule présence. Actuellement, la solution est plus politique que militaire... mais là aussi le Président ne pourra conserver son autorité et ramener la paix dans l’avenir qu’en procédant à une large ouverture démocratique débouchant, à court terme, sur des réformes profondes... ".

 Le 24 octobre 1990 : " les autorités gouvernementales ne peuvent admettre que leur soit imposé un abandon territorial, au motif d’établir un cessez-le-feu, au profit d’envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959. Elles peuvent d’autant moins l’admettre que ceux-ci rétabliraient probablement au nord-est le régime honni du premier royaume tutsi... ; ce rétablissement avoué ou déguisé entraînant selon toute vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsis, 500 000 à 700 000 personnes, par les Hutus, 7 millions d’individus... "

Le Colonel René Galinié a rappelé devant la Mission qu’il mesurait d’autant mieux ce risque d’élimination physique et de massacres que " dès son arrivée dans le pays, le 23 août 1988, il avait été amené par hélicoptère à la frontière et avait été personnellement très troublé par la constatation de visu des massacres perpétrés au Burundi. Cet épisode lui avait néanmoins permis de bien comprendre la réalité quotidienne marquée par la violence. "

L’Ambassadeur

L’Ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, a également souligné les risques de violences ethniques. Il adresse, le 15 octobre 1990, au Quai d’Orsay et au Chef d’état-major particulier du Président de la République, l’amiral Jacques Lanxade, le télégramme suivant : " la population rwandaise d’origine tutsie pense que le coup de main militaire a échoué dans ses prolongements psychologiques... Elle compte encore sur une victoire militaire, grâce à l’appui en hommes et en moyens venus de la diaspora. Cette victoire militaire, même partielle, lui permettrait d’échapper au génocide. "

Le 17 décembre 1990, il indique " la radicalisation du conflit ethnique ne peut que s’accentuer. Le journal Kangura, organe des extrémistes hutus, vient de publier une livraison qui ressuscite les haines ancestrales contre la féodalité tutsie : les " commandements hutus ".

Le 19 décembre il indique que les ambassadeurs français, belge et allemand, ainsi que le délégué de la Communauté économique européenne ont approuvé un rapport commun constatant " la détérioration rapide des relations entre les deux grandes ethnies, les Hutus et les Tutsis, au Rwanda, qui entraîne le risque imminent d’un dérapage avec des conséquences néfastes pour le Rwanda et toute la région. "

Sur la nature de l’offensive du 1er octobre 1990, l’Ambassadeur de France se place dans la logique d’une agression extérieure qui peut plus facilement justifier l’intervention et l’aide de la France.

Le 7 octobre, il pose le problème en ces termes : " le choix politique est crucial pour les puissances occidentales qui aident le Rwanda et notamment la Belgique et la France. Ou bien elles considèrent avant tout l’aspect extérieur de l’agression et un engagement accru de leur part est nécessaire sur le plan militaire pour y faire face. Ou bien elles prennent en compte l’appui intérieur dont bénéficie ce mouvement (FPR).... il aboutira vraisemblablement à la prise du pouvoir par les Tutsis ou tout au moins par la classe métisse... Si ce deuxième choix était retenu, une négociation délicate assortie de pressions militaires s’imposerait pour garantir la sécurité de la population européenne, avec la perspective de substituer aux difficultés provenant des assaillants celles qui résulteraient alors d’une armée nationale rwandaise qui se sentirait abandonnée. "

Dans un télégramme daté du 27 octobre 1990, l’Ambassadeur se prononce plus nettement à propos de l’arrivée, les 23 et 24 octobre, d’avions libyens sur l’aéroport de Kampala. Saisissant cette occasion pour insister sur la nécessité de mettre en valeur sur le plan médiatique le caractère d’agression extérieure, il estime que la France sera plus à l’aise pour aider le Rwanda s’il est clairement montré à l’opinion publique internationale qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile. La situation serait beaucoup plus claire et beaucoup plus facile à traiter selon lui si le nord-est du pays était nettoyé avant la poursuite de l’action diplomatique.

L’action diplomatique de la France

Au cours de son audition, M. Jean-Christophe Mitterrand, conseiller à la Présidence de la République pour les affaires africaines de 1986 à 1992, a rappelé qu’il avait établi le 19 octobre 1990 une note à l’attention du Président de la République " indiquant que la situation au Rwanda était influencée par la position dans le conflit des pays voisins et qu’une concertation régionale entre les différents pays de la zone constituait le seul moyen de stabiliser la situation " et que " notre présence miliaire risquait donc de perdurer aussi longtemps qu’une solution politique n’aura pu être trouvée. "

M. Jean-Christophe Mitterrand a alors précisé que " le Président avait, en marge, commenté négativement cette solution, mais qu’il avait en revanche approuvé le principe d’une mission, qui sera effectuée par le Ministre de la Coopération, M. Jacques Pelletier. "

Accompagné de M. Jean-Christophe Mitterrand, le Ministre de la Coopération Jacques Pelletier s’est rendu dans la région des Grands Lacs du 5 au 9 novembre 1990. Cette visite intervenait après la rencontre de Mwanza, le 17 octobre, entre les Présidents Juvénal Habyarimana et Yoweri Museveni et celle de Gbadolite, du 23 au 27 octobre, entre les Chefs d’Etat de la communauté économique des pays des Grands Lacs qui avaient posé le principe d’un cessez-le-feu contrôlé par un groupe d’observateurs zaïrois, burundais, ougandais, rwandais et représentants du FPR, et la création d’une force africaine d’interposition.

Dans ce contexte, comme l’a rappelé M. Jacques Pelletier au cours de son audition, " le Gouvernement français avait eu deux objectifs dès le début du conflit : un objectif très visible, à savoir, aider un pays à assurer sa sécurité contre une agression extérieure, et un objectif dont on a moins parlé, mais qui était tout aussi important, faire évoluer le régime en place. "

L’action diplomatique de la France à l’égard du Rwanda s’articule autour de deux axes. S’agissant du règlement du conflit, la France souligne la nécessité de tenir dans les meilleurs délais la conférence régionale sur la question des réfugiés qu’elle considère comme un problème fondamental qui, s’il n’était pas réglé, serait facteur de troubles extrêmement graves. Elle rappelle également la nécessité d’une conférence nationale destinée à mettre en place l’ouverture politique du régime.

Sur le plan intérieur, la France rappelle qu’elle reste particulièrement sensible au respect des droits de l’homme et à la démocratisation des institutions.

C’est ainsi que M. Jacques Pelletier a affirmé devant la Mission qu’il avait attiré l’attention du Président Juvénal Habyarimana sur le problème des détenus politiques qui place le Rwanda dans une situation extrêmement critiquable sur la scène internationale en raison des violations manifestes des droits de l’homme. La question de la suppression de la carte d’identité ethnique est également abordée et le Président Juvénal Habyarimana admet, selon l’Ambassadeur Georges Martres que la suppression de la mention de l’origine ethnique sur les cartes d’identité pourrait apparaître comme une mesure de réconciliation nationale.

D’octobre 1990 à fin janvier 1991, la présence française au Rwanda apparaît comme l’application des principes énoncés dans le discours de La Baule, avec, d’une part, une intervention militaire en vue d’assurer la protection et l’évacuation des ressortissants français et, d’autre part, une aide logistique et de conseil aux forces armées rwandaises, assortie de pressions sur le Président Juvénal Habyarimana pour qu’il s’engage au règlement du problème des réfugiés, qu’il procède à une ouverture politique en vue du partage du pouvoir et qu’il respecte les droits de l’homme.

Cet équilibre complexe va évoluer à partir de février 1991 jusqu’en décembre 1993. Au fur et à mesure que les tensions ethniques et politiques s’accroissent, la France renforce son dispositif de coopération militaire, tandis que se mettent en place des tentatives insuffisantes de démocratisation du régime rwandais et que s’ouvrent en juillet 1992, les négociations d’Arusha.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr