Des échéances perpétuellement reportées

La mise en place du GTBE, initialement prévue dans les accords d’Arusha pour le 10 septembre 1993, a été constamment repoussée. Le 6 avril 1994, jour de l’attentat, les institutions de transition n’étaient toujours pas en place et le Président Juvénal Habyarimana revenait d’une réunion qui était supposée apporter une solution définitive aux différents blocages.

Dans son rapport du 30 mars 1994, le Secrétaire général de l’ONU a fait le point sur les retards successifs de la mise en place du GTBE.

La date du 10 septembre 1993 n’avait pu être respectée, nous l’avons déjà rappelé, du fait du non déploiement de la MINUAR dans les 37 jours suivant la signature de l’accord de paix. La MINUAR ayant finalement pris ses quartiers à Kigali, le Gouvernement rwandais et le FPR tombèrent d’accord le 10 décembre 1993 à Kinihira pour constituer le GTBE avant le 31 décembre. Mais cette date n’a pas été respectée en raison de l’incapacité des parties intéressées à s’entendre sur une liste de membres, tant pour le Gouvernement que pour l’Assemblée nationale de transition.

Les causes de ce blocage étaient essentiellement politiques. Désireux de s’assurer au sein de l’Assemblée une minorité de blocage d’un tiers des voix qui lui assurerait d’échapper à toute possibilité de mise en accusation ou d’être frappé d’empêchement, le Président Juvénal Habyarimana portait une attention soutenue aux choix du MDR et du PL. En effet, les deux autres partis politiques participant aux institutions provisoires, le PSD et le PDC, étaient considérés devoir s’allier systématiquement au FPR. Mais le MDR et le PL se sont divisés chacun en deux tendances, l’une considérée comme favorable au chef de l’Etat et l’autre au FPR. La situation était d’autant plus compliquée que le Premier Ministre désigné, M. Faustin Twagiramungu, s’était prononcé à chaque fois en faveur de la tendance opposée au chef de l’Etat. Il en est résulté un blocage des nominations, le MDR et le PL n’arrivant pas à se mettre d’accord en leur sein sur une liste unique.

Le 5 janvier 1994, conformément à l’accord de paix d’Arusha prévoyant le maintien du Président en place jusqu’aux élections marquant la fin de la période de transition, M. Juvénal Habyarimana prête serment en qualité de Président de la République. Ce même jour devait voir la mise en place du GTBE et de l’Assemblée mais les désaccords continuaient entre les tendances du MDR et du PL pour la désignation de leurs représentants.

En dépit de multiples pressions de la part de la communauté internationale, ni le Gouvernement ni l’Assemblée transitoires n’ont pu être non plus constitués le 14 février 1994 comme il avait été envisagé, le PL et le MDR n’arrivant toujours pas à surmonter leurs dissensions internes et le Président se refusant à mettre en place les institutions sans eux.

Une nouvelle cérémonie de prestation de serment des Ministres et députés fut alors convoquée pour le 23 février 1994 mais elle a dû être à nouveau reportée en l’absence de la plupart des partis politiques. Ce nouveau report a coïncidé avec une très sérieuse dégradation des conditions de sécurité au Rwanda. M. Félicien Gatabazi, Ministre des travaux publics et de l’énergie, et secrétaire exécutif du PSD, est assassiné dans la nuit du 21 au 22 février. Ce meurtre a été suivi le lendemain par celui de M. Martin Bucyana, président de la CDR, survenu alors même que ce parti se lançait dans une campagne de manifestations destinée à lui permettre d’obtenir un siège au Gouvernement. Le 22 février également, des soldats gouvernementaux ont attaqué des éléments du FPR à quelques kilomètres de Kigali. Suite à cet échange de coups de feu, un soldat FPR a été tué et un homme de la MINUAR blessé.

Le climat politique a subi lui aussi une détérioration similaire. Le FPR a publié le 23 février un communiqué très dur accusant le Président Juvénal Habyarimana d’être responsable de l’assassinat de M. Félicien Gatabazi et de vouloir imposer une solution unilatérale, qui l’aurait avantagé, aux problèmes internes du PL et du MDR.

Diverses interventions, dont celle notamment du Ministre des affaires étrangères tanzanien, incitèrent les parties en présence à trouver un accord. Finalement, M. Faustin Twagiramungu rendit public le 18 mars 1994 une liste de personnalités retenues pour participer au GTBE et Mme Agathe Uwilingiyimana en fit de même le lendemain pour l’Assemblée nationale. Le Président Juvénal Habyarimana souleva toutefois un certain nombre de problèmes, dont celui notamment de la participation de la CDR aux institutions, à laquelle était farouchement hostile le FPR. La cérémonie de prestation de serment, prévue pour le 25 mars 1994, dut être une nouvelle fois reportée. Les discussions se poursuivaient quant eut lieu l’attentat du 6 avril contre l’avion présidentiel.

Les reports successifs de la mise en place des institutions de transition s’expliquent, nous venons de les présenter, par de nombreuses raisons conjoncturelles : déploiement tardif de la MINUAR, conflits d’intérêts, recomposition des partis politiques et méfiance des divers partenaires de l’accord de paix les uns envers les autres.

La liste dressée par M. Faustin Twagiramungu devant la Mission des différents obstacles à la mise en application des accords de paix est impressionnante et montre à quel point la situation était explosive :

" la formation et l’entraînement des milices ; la politisation de l’armée ; la radio des Mille collines ; la division du MRND en des factions non déclarées ; le bras de fer entre le Premier Ministre de l’opposition et le Président de la République ; le départ des militaires français ; la présence du bataillon du FPR à Kigali ; la faiblesse de la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie rwandaise et son manque de neutralité ; la division des partis en deux factions, modérée et Hutu power ; la monopolisation des négociations de l’accord de paix par certains Ministres de l’opposition et le FPR ; la marginalisation du Président de la République ; les menaces non réprimées des extrémistes du parti CDR soutenus par certains extrémistes du MRND ; la distribution d’armes par le FPR et le MRND aux membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio Muhabura ; l’incompétence du représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et de ses collaborateurs civils, inexpérimentés dans la résolution des conflits ; le conflit d’autorité entre le Général Roméo Dallaire, commandant la MINUAR et le représentant spécial du Secrétaire général ; la préparation de la guerre par le FPR, et notamment le déploiement de ses agents à travers le pays dans le but d’y créer la confusion et d’inciter les populations à la violence ; l’assassinat du Président du parti CDR, M. Martin Bucyana, en février 1994, et auparavant celui de Félicien Gatabazi, Secrétaire exécutif du parti social démocrate PSD, et les massacres qui s’en sont suivis à Kigali ".

Mais toutes ces raisons ont joué d’autant plus facilement qu’elles s’inscrivaient dans un environnement politique marqué par l’ambiguïté des protagonistes qui ont pratiqué, avec un art consommé, le double langage.

L’ambiguïté des acteurs

De nombreux intervenants devant la Mission ont émis quelques doutes sur la volonté des deux parties en présence de mener à son terme le processus d’Arusha.

M. Paul Dijoud a donné à la Mission son sentiment sur la stratégie du FPR : " le fond du problème est que le Major Kagame n’a jamais poursuivi d’autre objectif que la victoire totale. Il a de temps à autre négocié. Il a signé des accords mais, en toute objectivité, il n’a jamais poursuivi d’autre but que celui de gagner, par la paix ou par la guerre. Il en avait les moyens puisqu’il disposait d’une armée supérieure à toutes les autres ".

M. Jean-Christophe Belliard a confirmé ce sentiment devant la Mission : " Avec le recul, (...) il pensait que le FPR savait à ce moment-là (les négociations d’Arusha) qu’il ne serait pas allé jusqu’au bout de la période de transition. C’est pourquoi il voulait le ministère de l’Intérieur, qu’il a obtenu, et un vrai partage des responsabilités militaires, ainsi que l’attribution des quelques postes clefs déjà évoqués ".

Selon M. Faustin Twagiramungu, le FPR se préparait davantage à la guerre qu’à la paix. Il a déclaré devant la Mission que " le FPR transportait clandestinement ses militaires de la zone de Mulindi, sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé par les accords d’Arusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son effectif en prévision des combats ".

De son côté, le Président Juvénal Habyarimana craignait beaucoup la mise en place des institutions de transition qui l’aurait dépouillé de ses pouvoirs. Il avait toutefois la perspective des élections de la fin de période de transition qu’il avait, selon ses propos rapportés par M. Bernard Debré devant la Mission, la certitude de remporter : " il faut m’aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que je puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80% des votants ".Mais cette perspective n’était pas à l’évidence de nature à lui enlever toutes ses appréhensions car, selon un télégramme de M. Jean-Michel Marlaud rapportant une de ses dernières conversations avec le président rwandais, il était très inquiet sur les garanties dont il pourrait bénéficier pour éviter que le FPR n’ait la tentation de recourir à la voie des armes.

L’entourage présidentiel, l’Akazu, avait des raisons tout aussi sérieuses d’être inquiet, puisque l’application des accords d’Arusha entraînerait pour ses membres la fin de leurs privilèges et de leurs trafics en tout genre. Pour ce noyau dur, la préparation du génocide était la seule voie envisagée pour se maintenir au pouvoir. Comme nous le montrerons ci-dessous, il s’y employait. La thèse, justement, qui rendrait les extrémistes hutus responsables de l’attentat contre un président dont les concessions auraient été jugées excessives est l’une de celles que nous retiendrons pour expliquer l’attentat du 6 avril 1994.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr