Cette hypothèse, qui se trouve privilégiée par M. Filip Reyntjens dans son livre cité ci-dessus et par Gérard Prunier dans son ouvrage " Rwanda, le génocide ", est longtemps apparue comme la plus vraisemblable.

Les motifs

Selon les tenants de cette thèse, l’attentat qui a déclenché le génocide aurait été perpétré par les extrémistes hutus, membres de l’Akazu, autrement dit par le clan identifiable des hutus du nord, proches de la femme du président, Agathe Habyarimana. La décision des commanditaires de passer à l’acte aurait été dictée par le choix fait par le président Juvénal Habyarimana, de mettre en application dans leur intégralité les accords d’Arusha, qui remettaient définitivement en cause les privilèges et les multiples prébendes de ses proches ayant joui d’un pouvoir sans partage. La décision prise le 6 avril 1994, à Dar Es-Salam, par le Président Juvénal Habyarimana, d’exclure la CDR (parti des extrémistes hutus) du Gouvernement transitoire à base élargie aurait été interprétée par l’Akazu comme la confirmation de la capitulation définitive du Chef de l’Etat.

L’assassinat en Octobre 1993 du président hutu burundais, démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, avait déjà fourni à des extrémistes l’alibi politique de leur défiance à l’égard des accords d’Arusha, en même temps qu’il avait contribué à intensifier les appels à la haine ethnique à l’encontre des Tutsis.

Dans son ouvrage, M. Filip Reyntjens évoque d’autres événements qui auraient contribué au divorce progressif entre le président rwandais et les plus radicaux de son entourage, notamment la rencontre discrète du 9 mars 1994, à Kampala, entre les présidents ougandais et rwandais qui aurait été interprétée comme une capitulation. Le Colonel Théoneste Bagosora aurait alors manifesté publiquement son hostilité à la logique d’Arusha ainsi qu’à la rencontre de Dar Es-Salam, estimant ce sommet inopportun et précisant qu’il pourrait " arriver malheur au président ".

M. Gérard Prunier rapporte pour sa part les propos tenus par le même Bagosora au représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, M. Jacques-Roger Booh-Booh, le soir de l’attentat : " ne vous inquiétez pas, c’est un putsch, mais nous avons la situation bien en mains. Nous réussirons à sauver la situation, mais il faut rappeler le Colonel Rwagafilata et le Colonel Serubuga dans l’armée active pour m’aider à gérer la situation ". Interrogé par les soins de votre rapporteur, Jacques-Roger Booh-Booh n’a pas confirmé ces propos.

Les faits

A la bifurcation entre la route nationale et la piste de Masaka se trouvait une position de la gendarmerie et des FAR. M. Filip Reyntjens évoque dans son livre un témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge, indiquant la présence dès le matin sur ces lieux d’une mitrailleuse quadruple sous bâche positionnée sur une remorque attachée à une Jeep ; au même endroit, deux militaires portent un étui en webb à la bretelle, qui semble contenir des tuyaux d’environ 1,5 mètres de long. Selon le même témoignage, la mitrailleuse aurait été aperçue débâchée vers 19 heures 45.

Pour ce qui concerne la disponibilité dans l’armée rwandaise de missiles sol-air, un rapport de Human Rights Watch, établissant l’inventaire des armes emportées au Zaïre par les FAR après leur défaite, montre que ce stock comprendrait entre 40 et 50 missiles SAM-7 et 15 Mistral, c’est à dire une capacité sol-air assez importante. Mais il est peu vraisemblable qu’une armée dispose d’un tel arsenal sans en maîtriser parfaitement les conditions d’utilisation, même si de nombreux observateurs se sont plu à souligner l’état d’impréparation et l’inefficacité au combat des FAR.

Il a été également noté, à la fois par MM. Filip Reyntjens et Gérard Prunier que les FAR et la gendarmerie auraient réagi très rapidement après l’attentat, en établissant notamment des barrages à proximité de l’aéroport et dans la ville de Kigali ( un barrage aurait été mis en place dès 19 heures 30 dans le quartier de Kimihurura). Des éléments belges de la MINUAR et de la coopération technique militaire belge auraient été immobilisés au sein même de l’aéroport. La garde présidentielle aurait immédiatement interdit l’accès à l’épave de l’avion. Des éléments des FAR, en particulier le bataillon para commando stationné à Kanombe, aurait dès la soirée du 6 avril tué de nombreuses personnes (certaines sources parlent de plusieurs milliers dans la zone de Masaka), en vue d’éliminer des témoins gênants.

La question des personnes présentes dans la tour de contrôle est apparue comme déterminante. La nuit impliquait que les opérateurs aient disposé d’informations en provenance de la tour de contrôle où se seraient trouvés des éléments de la garde présidentielle. D’après le pilote d’un Beech burundais ayant survolé la zone et qui a livré son témoignage au journal Le Citoyen, le contrôleur de la tour de Kigali aurait été à de multiples reprises sollicité par des militaires l’interrogeant sur l’état de progression du Falcon présidentiel. De même, l’hypothèse a été avancée d’une extinction des feux de la piste d’atterrissage au moment de l’approche de l’avion ; mais cette version n’est pas validée, les feux ayant, semble-t-il, été éteints après le crash, dans un mouvement de panique.

Les interrogations sur les conditions de réalisation de l’attentat et la nature des " opérateurs "

Les réserves formulées par les universitaires et les journalistes

M. Filip Reyntjens et quelques journalistes ont tenté d’évaluer la fiabilité de la thèse privilégiant la piste des extrémistes hutus.

Le journaliste Stephen Smith a ainsi mis en évidence trois indices allant à l’encontre de cette thèse :

 il a d’abord fait remarqué que le Colonel Elie Sagatwa, chef de la garde présidentielle, parent proche d’Agathe Habyarimana et membre éminent de l’Akazu, se trouvait dans l’avion du Président Juvénal Habyarimana ;

 il a ensuite fait remarquer que ni l’Akazu, ni le MRND, ni la CDR, n’avaient préparé la succession du Président Juvénal Habyarimana ;

 il a enfin souligné que les auteurs de l’attentat n’avaient nul besoin de tuer 12 personnes, dont le président du Burundi, pour atteindre le président rwandais, qu’ils fréquentaient quotidiennement.

M. Filip Reyntjens a plus particulièrement insisté sur l’état d’impréparation politique des membres les plus extrémistes de la mouvance présidentielle :

 dans la soirée du 6 avril, des militaires et des gendarmes auraient amené des ministres et des politiciens proches du président dans le camp de la garde présidentielle, afin de les protéger d’une attaque éventuelle du FPR ;

 un certain nombre de membres influents mais totalement désemparés du régime se seraient réfugiés à l’ambassade de France dès le matin du 7 avril ;

 du point de vue politique, il faudra attendre le 8 avril pour que le noyau dur du régime Habyarimana s’emploie à contrôler vraiment la situation ;

Les barrages ont certes été rapidement mis en place en de nombreux endroits de Kigali après l’attentat, mais il s’agit selon M. Filip Reyntjens de barrages de routine, installés chaque jour en début de soirée. Les tueries politiques perpétrées par les extrémistes hutus n’ont débuté que 10 heures après l’attentat ; certaines ont eu lieu dès le 6 avril au soir sur la colline de Masaka, mais il peut s’agir de meurtres pour éliminer des témoins gênants ou simplement de représailles.

Concernant la position des FAR ou de la gendarmerie à la bifurcation de Masaka, M. Filip Reyntjens s’interroge sur le risque pris par des militaires restés une journée durant à découvert alors que l’avion présidentiel ne devait atterrir que le soir ; il souligne également que les étuis contenant les tuyaux pouvaient être des armes antiblindés aussi bien que des bazookas, ces armes ayant la même apparence que des missiles sol-air.

La capacité sol-air des FAR, mise en évidence par Human Rights Watch, peut être sujette à caution, la MINUAR n’en ayant jamais soupçonné l’existence jusqu’en avril 1994. Les FAR n’ont par ailleurs que très peu utilisé ce type d’armements, puisque le FPR ne disposait pas de moyens aériens. Enfin, le rapport de Human Rights Watch ne mentionne que des SAM-7 ou des Mistral, alors que, selon toute vraisemblance, les missiles utilisés pour perpétrer l’attentat sont des SAM-16 " Gimlet ".

C’est précisément parce que ces interrogations concernant les conditions concrètes de réalisation de l’attentat n’ont pas trouvé de réponses satisfaisantes à ce jour, qu’a pu être avancée l’hypothèse d’une intervention de militaires ou de mercenaires français agissant notamment pour le compte des extrémistes hutus.

L’hypothèse d’une intervention de militaires ou de mercenaires français comme " opérateurs " de l’attentat

Cette hypothèse a été plus particulièrement évoquée par la journaliste belge Colette Braeckman et par l’universitaire français Gérard Prunier. Sa validité a fait l’objet d’une analyse de M. Filip Reyntjens dans son ouvrage précité.

Mme Colette Braeckman affirme avoir reçu vers la mi-juin 1994, une lettre manuscrite signée " Thaddée, chef de la milice à Kigali ", l’informant que l’avion présidentiel aurait été abattu par deux militaires français du DAMI opérant pour le compte de quelques chefs de la CDR. Le nom d’un français (Etienne) -il s’agit de Pascal Estévada- est avancé. Estévada aurait participé à l’opération Noroît et serait réapparu au Rwanda en février 1994, avant de participer en mai 1994 à des actions de sécurité rapprochée que la France aurait initiées au profit des autorités burundaises. Il est à noter que le témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge et celui de Thaddée ne convergent pas.

Mme Colette Braeckman ajoute que, selon un témoin, un mystérieux ressortissant étranger, vraisemblablement français, doté d’équipements radio, aurait occupé jusqu’au jour de l’attentat une chambre à l’hôtel des diplomates.

Deux journaux belges affirment en septembre et octobre 1995, à partir de documents émanant du renseignement militaire belge et datant d’avril 1994, que l’attentat a été commandité par le président Mobutu et que six missiles ont été achetés à la France et acheminés vers Kigali via l’ambassade du Zaïre à Bruxelles, l’aéroport d’Ostende, Kinshasa, Goma et Gisenyi. Les auteurs de l’attentat seraient un métis belge, un français et un rwandais.

Il est à noter concernant cette dernière hypothèse, que ni les types de missiles, ni les auteurs ne sont identifiés et que le chef du renseignement militaire belge émet les plus grands doutes sur la fiabilité de la source ayant alimenté cette note. De même ne sont pas précisées dans cette note les motivations du Maréchal Mobutu.

M. Filip Reyntjens souligne tout d’abord que :

 selon le témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge, les deux soldats chargés des étuis sur la route de Masaka portaient leur béret " à la française " (ces deux militaires de couleur se seraient tenus à l’écart des autres et l’uniforme de l’armée rwandaise qu’ils portaient semblait plus neuf ; de là vient que certains aient avancé qu’il s’agissait de militaires français originaires des DOM TOM) ;

 la CIA aurait affirmé au début du mois de juin 1994 que deux agents de la DGSE, appartenant au camp de Cercottes dans le Loiret, auraient été à l’origine de l’attentat. Cette affirmation, qui n’a été assortie d’aucune preuve, aurait été démentie par les services français qui, pour leur part, se seraient chargés d’avancer la piste d’une société américaine représentée en Centrafrique et qui aurait cherché à recruter, grâce à des intermédiaires belges, des mercenaires spécialisés dans le maniement de missiles antichar et antiaériens ;

 des militaires français, notamment le commandant de Saint Quentin, ont pu se rendre sur les lieux du crash alors que les soldats de la MINUAR se sont vu interdire l’accès à ces mêmes lieux.

L’universitaire français Gérard Prunier s’est intéressé pour sa part aux relations entre l’Akazu et le capitaine Paul Barril, sans pour autant oser conclure. Il a commencé par remettre en cause la thèse développée par Mme Colette Braeckman, d’une complicité de militaires français dans la réalisation de l’attentat ou celle de l’ambassadeur du Rwanda à Kinshasa, Etienne Sengegera, qui avance la thèse d’une implication de soldats belges de la MINUAR : " le Gouvernement belge n’a pas plus intérêt que les Français à la mort du Président Juvénal Habyarimana, mais un détail important se retrouve dans les deux explications qui ne tiennent pas debout : les hommes qui auraient tiré les missiles sont des blancs... ".

Il note ensuite que la piste FPR est surtout avancée par un groupe d’exilés ougandais aux Etats Unis, hostiles au président Museveni, et qu’elle est reprise par Mme Agathe Habyarimana et son " très controversé conseiller spécial, M. Paul Barril ". Il remarque que les relations de M. Paul Barril avec la famille du président rwandais sont antérieures à la signature du contrat liant celui-ci à la veuve du Président Juvénal Habyarimana. Il note que l’ancien capitaine de gendarmerie quitte le Burundi pour Kigali la veille de l’assassinat du Président Ndadaye et qu’il est à Kigali en liaison étroite avec les ministres hutu burundais de l’aile extrémiste du FRODEBU.

De l’ensemble de ces éléments, comme des contacts noués par M. Paul Barril dans le domaine du " business souterrain de la sécurité " avec d’anciens militaires devenus aventuriers, M. Gérard Prunier déduit une possible connexion de M. Paul Barril avec les auteurs de l’attentat : " si nous rappelons que selon certains témoignages, des hommes blancs sont repérés sur la colline de Masaka, le soir du 6 avril, et que lancer des missiles sol-air est un métier passablement spécialisé, on peut supposer que Paul Barril connaît les hommes qui ont abattu l’avion et leurs commanditaires. Ses accusations infondées contre le FPR ne serviraient alors qu’à détourner l’attention d’autres personnes, connues de lui, et capables de recruter des mercenaires blancs expérimentés pour un contrat d’assassinat sur la personne du Président Juvénal Habyarimana. Si ces mercenaires existent, leurs seuls commanditaires possibles sont les Akazu, parce qu’alors, le Président Juvénal Habyarimana est devenu un handicap plus qu’un avantage pour la cause du pouvoir hutu ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr