Les éléments en faveur de la thèse " attentat-FPR "

Le souhait du FPR d’une victoire politique et militaire

Pour certains intervenants, le FPR n’avait aucun intérêt politique à la disparition du Président Juvénal Habyarimana puisque les accords d’Arusha lui étaient favorables. Mais cet argument est réversible car la mise en oeuvre des accords le privait d’une victoire complète. De nombreuses personnes auditionnées par la Mission ont souligné que l’objectif initial et final du FPR consistait bien en une prise de pouvoir par la force.

Comme l’ont relevé M. Georges Martres et le Colonel Bernard Cussac, le FPR pouvait difficilement envisager de conquérir le pouvoir par la voie démocratique, définie par les accords d’Arusha, surtout si le Gouvernement transitoire à base élargie (GTBE) se mettait en place et organisait un partage du pouvoir. Une conquête totale du pouvoir n’était pas envisageable tant que l’opération Noroît se déroulait et/ou tant que les troupes de la MINUAR étaient au Rwanda. L’assassinat du Président Juvénal Habyarimana pouvait donc être perçu comme nécessaire pour une reprise des hostilités.

M. Bruno Delaye a rappelé que " le FPR montrait de plus en plus de réticences à l’égard des accords d’Arusha ", que " les alliances qu’il avait passées avec l’opposition hutue devenaient moins solides, ce qui changeait, à son détriment, l’équilibre des accords ", et que, " comme l’avaient montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans la zone tampon, il savait que la voie électorale lui offrait peu de perspectives. Lors de cette consultation, tous les partis avaient pu faire campagne, y compris le FPR, et le MRND avait conquis tous les sièges. La tentation militaire s’est alors renforcée dans les rangs du FPR, qui, non seulement n’a pas démobilisé mais a recruté des éléments que l’armée ougandaise démobilisait dans le cadre du programme de la Banque Mondiale ".

M. André Guichaoua a rappelé que démonstration avait été faite que, " sans l’appui décisif de forces étrangères, les FAR n’étaient pas en mesure de s’opposer victorieusement aux offensives du FPR " et que le FPR avait déclaré dans la presse ougandaise le 23 février 1994 que la reprise des combats offrirait d’excellentes chances de victoire. M. Filip Reyntjens a fait valoir que l’attentat a été l’étincelle mais que tout autre prétexte aurait probablement été saisi pour reprendre la guerre.

M. James Gasana a souligné que la disparition du Président Juvénal Habyarimana " était toujours considérée comme la voie incontournable pour l’effondrement des FAR et du système MRND ".

Par ailleurs, parmi les témoignages recueillis par la Mission, figure une correspondance inédite d’un des pilotes du Falcon présidentiel, adressée le 28 février 1994 au capitaine Ducoin, assistant militaire technique près de l’aviation rwandaise au début des années quatre-vingt-dix. Dans cette correspondance, qui jusqu’à ce jour n’a jamais été publiée, il est indiqué que l’équipage de l’avion présidentiel se sentait menacé par le FPR doté de missiles de type SAM-7 depuis le début de l’année 1994 et qu’il prenait des dispositions techniques pour parer cette menace. D’autres témoignages publiés en annexe, dont certains sont apparus à la Mission comme peu fiables, vont dans le même sens.

Les mouvements anticipés de troupes du FPR

Il est certain que les combats ont repris dès le 7 avril à Kigali où le bataillon du FPR au CND était attaqué et était sorti de son casernement. Le Général Christian Quesnot a fait état que " certains éléments du bataillon FPR étaient déjà en position de combat à Kigali entre 20 heures 20 et 20 heures 40 ". La reprise des hostilités a été concomitante des massacres organisés : elle traduit une préparation effective des troupes FPR au combat armé. Les troupes du FPR étaient capables d’être mises rapidement en ordre de marche, surtout si l’hypothèse d’une victoire militaire restait envisagée par ses responsables.

S’il est vrai que le FPR ne patrouillait pas officiellement sur la colline de Masaka, mais était cantonné dans le bâtiment du Conseil national pour le développement (CND), le tir de deux missiles ne nécessite pas le déplacement de nombreuses troupes et des éléments du FPR auraient pu déjouer les patrouilles de la MINUAR ou de la garde présidentielle ; c’est l’analyse de l’état-major des armées françaises, qui estime possible l’infiltration du FPR dans la zone de l’aéroport.

Le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a par ailleurs fait observer que des soldats du FPR avaient été aperçus en dehors de leur cantonnement, ne serait-ce que pour l’approvisionnement ou pour accompagner des responsables de leur mouvement dans leurs déplacements à Kigali. Il a précisé que des militaires du FPR se trouvaient, le soir de l’attentat, à l’hôtel Méridien, situé au nord de leur cantonnement.

Les éléments en faveur de la thèse " attentat hutu "

L’évolution politique du Président Juvénal Habyarimana

M. Jean-Pierre Chrétien a fait observer que la radicalisation de l’Akazu et la création de la CDR avaient tendu " à donner une image modérée du Général Juvénal Habyarimana ". En engageant le processus d’Arusha, le président rwandais montrait qu’il acceptait un partage du pouvoir et l’abandon de ses prérogatives, ce que lui ont reproché les militants les plus extrémistes du " Hutu power ".

M. Georges Martres a souligné devant la Mission que, " lors de son assassinat, le Président Juvénal Habyarimana n’était plus le potentat qu’il était lors de l’invasion de son pays le 1er octobre 1990 ", qu’il s’était " engagé dans un processus de démocratisation intérieure ", et que " la communauté internationale n’avait pas pris suffisamment en considération les conséquences de cet affaiblissement ".

M. Herman Cohen a fait part de sa conviction que la famille du Général Juvénal Habyarimana avait commis l’attentat parce qu’il avait accepté des compromis avec le FPR.

Mme Alison Des Forges a indiqué que " les premiers massacres avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le Gouvernement légitime pour prendre le pouvoir ". Ce groupe ne disposait pas pendant les premières heures de l’appui de l’ensemble du système militaire et administratif, ni de l’appui de certains partis politiques comme le MDR. " Au cours des premiers jours -les 7, 8 et 9 avril-, ce groupe a procédé à un recrutement intensif, en commençant par les militaires. Mais certains d’entre eux, hostiles à ce mouvement, ont refusé le Colonel Théoneste Bagosora comme Chef d’Etat ".

Mme Alison Des Forges a déclaré que, parmi les militaires opposés aux tueries, deux ou trois lui avaient dit qu’ils avaient fait appel à la France, à la Belgique et aux Etats-Unis, mais que, sans réponse ni encouragement, ils n’avaient pas osé s’organiser pour s’opposer aux auteurs du génocide.

La présence d’extrémistes hutus dans l’appareil

M. Georges Martres a souligné devant la Mission que si l’on admettait que " les extrémistes hutus avaient organisé l’attentat, il fallait également supposer que ceux-ci avaient délibérément tué un de leurs chefs, le Colonel Elie Sagatwa, un des membres influents de l’Akazu, et certains de ses amis ". Selon lui, la présence du Colonel Elie Sagatwa dans l’appareil rend improbable l’hypothèse d’un attentat organisé par les extrémistes hutus, sauf à considérer que le Colonel Elie Sagatwa avait trahi les conjurés.

Mais, si la présence du Colonel Elie Sagatwa semble exclure la responsabilité de la Garde républicaine, MM. Gérard Prunier et Jean-Michel Marlaud ont fait observer que, rangé aux accords d’Arusha, celui-ci pouvait justement apparaître comme un traître à la cause hutue, à l’instar du Président Juvénal Habyarimana, et que leur sort était donc lié. M. Gérard Prunier a exposé que le Colonel Elie Sagatwa avait choisi le camp du président contre la CDR et " qu’il avait parié sur le succès des accords d’Arusha (...) Il était évident qu’à partir de ce moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique faisait de lui un homme marqué. Le fait qu’il ait été dans l’avion ne garantissait donc absolument plus, du point de vue d’une certaine frange politique de l’Akazu, la sécurité du président. Ce n’était certainement pas lui qu’on allait épargner ".

De même, M. François Léotard a fait remarquer que " la présence dans l’avion du Chef d’état-major rwandais semblait exclure a priori l’implication de l’armée rwandaise dans l’attentat ". M. Amhedou Ould-Abdallah a au contraire observé que le Chef d’état-major avait peu de pouvoirs et que son remplacement ne posait aucune difficulté. Le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a précisé que le Colonel Rwabalinda et le Général Deogratias Nsabimana apparaissaient " comme des éléments modérateurs de l’état-major ".

M. Gérard Prunier a indiqué dans son ouvrage que le Général Deogratias Nsabimana avait donné toutes les informations sur la préparation d’un génocide à son cousin, M. Jean Birara, alors directeur de la banque centrale du Rwanda, afin de les porter à la connaissance des pays occidentaux. La commission d’enquête du Sénat belge a montré que les autorités belges n’avaient pas donné suite à ces informations. Le fait que le Chef d’Etat-major des FAR n’était pas en accord avec la préparation du génocide laissait supposer que sa disparition ne posait pas de question particulière à des conjurés. Au contraire, pourrait-on ajouter, sa mort éliminait un obstacle éventuel à la mise en oeuvre du génocide et permettait de placer à la tête des FAR un authentique partisan de celui-ci.

Le désarroi des responsables hutus

Les conséquences de l’attentat n’ont pas été préparées, comme en témoignent l’impossibilité de trouver des responsables politiques, la difficulté de remplacer le haut commandement militaire et de constituer un Gouvernement provisoire. De plus, le fait que la famille du Président Juvénal Habyarimana et les dignitaires du régime se réfugient très tôt dans les ambassades occidentales donnait l’impression d’une déliquescence et non d’une prise de pouvoir organisé.

M. Hubert Védrine a relevé devant la Mission que " la veuve du Président Juvénal Habyarimana semblait totalement désemparée ". Le désarroi de la famille du président et de nombreux responsables hutus, même du Colonel Théoneste Bagosora, pourtant soupçonné d’être l’élément fondamental d’un complot, a été également souligné par de nombreux intervenants.

Mme Alison Des Forges a fait observer que les extrémistes hutus étaient contraints d’agir, même s’ils n’étaient pas tout à fait prêts, ce qui expliquerait la confusion apparente des premières heures. M Gérard Prunier a rappelé que le Colonel Théoneste Bagosora semblait dans un " grand état d’émotion " le soir du 6 avril et qu’il était difficile d’affirmer qu’il était le point de contrôle ou le sommet des opérations.

M. Gérard Prunier a estimé que certains des extrémistes avaient eu une stratégie de confort personnel les conduisant à quitter rapidement le Rwanda puis d’y revenir quand la confusion se serait atténuée. Mais le manque de préparation de la famille du président et son souhait immédiat de fuir des événements incontrôlables semblent plaider davantage pour une absence de lien avec l’attentat.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr