L’interrogation sur l’existence d’actes génocidaires au Rwanda par les Nations Unies est antérieure aux événements d’avril 1994.

Dès avril 1993 en effet, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, a entrepris une mission au Rwanda afin d’établir la réalité des accusations portées, notamment par les organisations humanitaires, sur l’existence de massacres de Tutsis et de meurtres politiques au Rwanda depuis le 1er octobre 1990. Dans son rapport daté du 11 août 1993, le rapporteur spécial indiquait très clairement que " les victimes des attaques, des Tutsis dans l’immense majorité des cas, avaient été ciblés uniquement en raison de leur appartenance à un certain groupe ethnique, et pour aucune autre raison objective ". Il précisait que " des massacres de populations civiles ont été perpétrés par les forces de sécurité rwandaises ou par certaines parties de la population. (...) On a démontré à maintes reprises que des représentants gouvernementaux étaient impliqués, soit directement en encourageant, en planifiant et en dirigeant les actes de violence ou en y prenant part, soit indirectement par leur incompétence, leur négligence ou leur inaction délibérée. (...) Les FAR ont également joué un rôle actif et bien planifié, au plus haut niveau, dans certains cas de massacres de Tutsis par la population. (...) Il existe de nombreux rapports bien documentés selon lesquels certains maires ont fait courir des rumeurs non fondées qui ont exacerbé la haine ethnique et incité la population à massacrer des Tutsis. Dans certains cas, certains officiels ont facilité la tâche de ceux qui commettaient les massacres en leur fournissant des équipements comme des véhicules ou du carburant " (traduction non officielle). Le rapporteur spécial concluait son rapport en soulevant la question de savoir si les massacres ainsi décrits pouvaient être qualifiés de génocide, mais il estimait qu’il ne lui appartenait pas d’en juger, tout au plus de fournir certains éléments de réponse.

C’est, aux yeux des rapporteurs de la Mission, une des grandes fautes des Nations Unies de n’avoir pas pris de mesures concrètes à la suite des révélations contenues dans ce rapport, et de ne pas en avoir non plus tenu compte lors de l’élaboration du mandat de la MINUAR I. Une dimension plus importante accordée aux droits de l’homme aurait permis une meilleure prise en compte de l’évolution politique réelle du pays et la mise en place de mesures contraignantes qui auraient rendu plus difficile tout dérapage ultérieur.

Le nombre des victimes

Le nombre exact de victimes des massacres perpétrés au Rwanda d’avril à juillet 1994 est difficile à préciser. La Commission d’experts créée par l’ONU a estimé dans son rapport final publié le 9 décembre 1994 que 500 000 civils non armés ont été tués au Rwanda depuis le 6 avril 1994. De son côté, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a fait observer dans son rapport du 28 juin 1994 que, selon certaines estimations fiables, le nombre de morts serait proche du million. Cette fourchette, entre 500 000 et un million de morts, est celle qui est retenue le plus communément.

Plusieurs universitaires, dont M. Gérard Prunier, se sont fondés sur le recensement de 1991 au Rwanda (qui permettrait d’estimer le nombre de Tutsis en avril 1994 entre 700 000 et 930 000) et sur le nombre de réfugiés dans les camps, pour considérer comme plausible un décompte de 800 à 850 000 morts. Si une telle estimation a pris en compte les assassinats des Hutus modérés, elle a laissé de côté les règlements de comptes dans les camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, où Hutus et Tutsis se sont trouvés mêlés, ainsi que les victimes des épidémies de choléra qui ont éclaté principalement de juin à août 1994.

James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, a toutefois estimé devant la Mission que l’ampleur des tueries est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté internationale et " qu’en une année, le Rwanda avait perdu environ 40% de sa population de 1994, le chiffre généralement avancé de 800 000 à un million de victimes étant bien en deçà de la réalité ". Il a estimé pour sa part que le nombre le plus probable de victimes à l’intérieur du pays et dans l’ex-Zaïre se situait près de 3,15 millions de victimes. Cette évaluation est particulièrement importante quand on la compare à la population du Rwanda qui se montait à environ 7 millions au début des années 90.

Des massacres constitutifs d’un génocide

Les massacres commis contre les Tutsis après le 6 avril 1994, même s’ils se déroulent concomitamment à un affrontement entre le FPR et les FAR, relèvent d’une autre nature que celle d’un conflit : ils appartiennent, et l’examen des trois critères rappelés dans le paragraphe précédent va le démontrer, à une logique de génocide.

L’élément matériel

Les témoignages abondent sur ce que l’article II de la Convention de 1948 appelle les meurtres et atteintes graves à l’intégrité corporelle de membres d’un groupe.

Le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a fait part dans ses trois rapports en date des 28 juin, 12 août et 11 novembre 1994 des faits constitutifs de génocide, notamment la découverte de fosses communes.

Lors de leur déplacement au Rwanda en septembre 1998, les rapporteurs de la Mission ont visité le site de Gikongoro qui a été transformé en mémorial du génocide, et où sont exposés les os et les cadavres à demi décomposés des milliers de Tutsis qui ont été massacrés en ce lieu.

M. Jean Hervé Bradol, médecin responsable de programmes à Médecins sans frontières (MSF), a rapporté devant la Mission qu’une équipe de MSF avait constaté lors d’une visite le 14 avril 1994 au centre hospitalier de Kigali que cet établissement servait " de centre d’exécution autant que d’hôpital ".

De son côté, le médecin en chef François Pons, chef de l’antenne chirurgicale parachutistes Turquoise, a fait état devant la Mission des lésions les plus courantes rencontrées chez les blessés, notamment les mains tranchées et les tentatives de décapitations. Il a montré une diapositive d’une machette de paysan rwandais en estimant que cet instrument " a fait beaucoup plus de dégâts que les armes les plus sophistiquées ".

La place manque dans ce rapport pour donner la parole aux victimes qui ont réchappé, plus ou moins grièvement blessées, aux massacres. Le lecteur trouvera certains témoignages en annexe, notamment celui de Jeanne Uwimbabazi qui n’a pas encore été publié jusqu’à maintenant, et dont est issu l’extrait suivant :

" Nous sommes arrivés dans un quartier qui s’appelait Nyanza, de Kicukiro. Sur ce grand terrain dont le centre faisait un creux, ceux qui nous guidaient nous ont rassemblés au centre, eux sont restés sur la hauteur. Lorsque nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait que la mort, Vianney a demandé à un militaire qu’ils nous tuent ainsi que quelques amis avec des balles de fusil plutôt qu’avec des coups de machette, et en échange on allait lui donner de l’argent. Mais son chef l’a appelé. Ils ont demandé que ceux qui sont hutus sortent de la foule avec leur carte d’identité. Puis ils nous ont dit de nous coucher par terre, nous avons hésité, ils ont commencé à tirer dans la foule des coups de fusil, ils ont envoyé des grenades, des flèches, des coups de machettes, des coups de gros bâtons avec des gros clous plantés au sommet, les gens se sont écroulés les uns sur les autres. (...) Les gens avaient commencé à prier, les autres criaient, les enfants pleuraient. Ensuite, ils achevaient ceux qui étaient encore vivants avec des coups de machettes.(...) Je les ai entendus s’appeler entre eux, en disant qu’ils avaient fini leur travail, qu’il faisait nuit et qu’ils reviendront le lendemain. J’avais un mort sur le dos, un autre sur les genoux, mes habits étaient pleins de sang, mais je n’avais aucune blessure. (...) (Le lendemain) vers 15 heures 30, nous avons entendu des gens qui avançaient vers nous. (...) Je n’en connais pas le nombre, car nous faisions semblant d’être morts. Ils m’ont donné deux coups de machette derrière la tête, la blessure atteignait le bulbe rachidien, ainsi que deux coups sur chaque cheville pour me couper les tendons d’Achille. La jeune fille qui s’appelait Angélique a eu six coups de machette partout dans la tête et un sur le mollet. Candide, lui a eu aussi des coups de machette dans la tête et on lui a coupé quelques doigts (cinq à peu près entre les deux mains). Kiki, elle a reçu un coup de machette à côté de l’oreille, sur la joue, ainsi qu’un dans le côté de la jambe. Son petit frère Ngagi, lui a reçu des coups sur la jambe et des doigts sectionnés. Pauline en a reçu sur les bras. Les autres sont morts sur le coup : la soeur de Candide, le fils de son frère, Fifi et son petit frère ".

L’élément moral

La deuxième condition d’un génocide concerne la volonté entièrement subjective de détruire un groupe particulier, national, ethnique, racial ou religieux, auquel appartient la victime.

Cette volonté a été exprimée au Rwanda à la fois en paroles et dans les faits.

Tout d’abord, les appels au génocide ont été le fait de certains organes privés de presse et de radio, dont l’actionnariat était constitué du Président Juvénal Habyarimana et d’autres dignitaires du régime. Maître Eric Gillet a ainsi estimé probable que " la Radio des Mille Collines (RTLM) ait (...) été conçue comme un instrument direct de préparation et d’exécution du génocide " et que " c’est en tout cas ainsi qu’elle s’est comportée ". M. Michel Cuingnet, ancien chef de la Mission de coopération au Rwanda, a affirmé que dès les premières émissions de la RTLM en avril 1993, " on annonçait sur les ondes qu’il fallait " terminer le travail et écraser tous les cafards ". Après le 6 avril 1994, MSF a rapporté que l’on pouvait entendre sur RTLM ce type de message : " Il reste de la place dans les tombes. Qui va faire du bon boulot et nous aider à les remplir complètement ? ".

De fait, ces organes de presse, qui n’ont jamais été ni censurés ni interdits, ne font que relayer les propos des officiels du régime. Maître Eric Gillet a rappelé devant la Mission que dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, " le Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu’il a créées à le soutenir dans son action et leur donne carte blanche ". Maître Gillet a cité également le mot du Colonel Bagosora, qui a déclaré lors d’un retour d’Arusha en janvier 1993 : " je reviens préparer l’apocalypse ".

Cette volonté d’éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement l’armée composée uniquement de Hutus. Le Général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question tutsie : " ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ".

Les massacres n’ont pas concerné seulement les chefs de famille capables de porter les armes, mais également les femmes et les enfants, ce qui prouve une volonté de faire disparaître l’ensemble du groupe tutsi. Mme Alison Des Forges a souligné devant la Mission que les massacres ont concerné " les personnes âgées, les bébés, les femmes qui, habituellement, étaient toujours protégés lors de tels conflits ".

Le médecin en chef François Pons a indiqué devant la Mission que le chiffre le plus impressionnant du bilan de l’opération Turquoise était celui des enfants opérés, qui " représentaient un tiers des blessés et souffraient le plus souvent de fractures du crâne provoquées par les machettes ". Il a souligné que cette proportion d’un tiers n’était pas classique en chirurgie de guerre.

Dans le jugement du 2 décembre 1998 du Tribunal pénal international pour le Rwanda concernant M. Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de la commune de Taba, il est rapporté que l’on allait même jusqu’à tuer des femmes enceintes hutues, dès lors que leur futur enfant avait été conçu par un père tutsi et qu’il aurait par conséquent été lui-même tutsi.

Certes, la motivation idéologique voisine avec d’autres motivations, purement matérielles. Mme Alison Des Forges a indiqué devant la Mission que " les récompenses accordées pouvaient avoir une grande influence, surtout pour des jeunes sans emploi : on leur donnait à manger, des vaches, de la bière, des vêtements. On offrait à la population ordinaire la possibilité de piller. Dans une société d’une pauvreté extrême, le fait de pouvoir voler une fenêtre ou une porte représente quelque chose de très important. Et surtout, on donnait aux cultivateurs, dans une société où il n’y a jamais assez de terre, la possibilité de disposer des champs des Tutsis tués, ce qui constituait une forte récompense. A l’élite, on offrait des voitures, des boutiques, des ordinateurs, des postes de télévision". Mais la motivation du gain n’est jamais l’élément déclencheur des massacres ; les promesses en argent, en terres ne servent qu’à faciliter la participation de l’ensemble de la population : la justification première demeure celle d’en finir avec les Tutsis.

Que certains comportements apparaissent a posteriori comme complètement irrationnels, nul n’en doute. Mme Alison Des Forges a ainsi rappelé que " certains meneurs du génocide avaient des liens si forts avec des Tutsis qu’ils en ont sauvé quelques uns ". Il existe en effet de nombreux témoignages de Tutsis qui rapportent avoir trouvé temporairement refuge chez des voisins Hutus de leur connaissance, alors même que ceux-ci participaient au génocide. Mais ces comportements individuels ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt : c’est une logique de " solution finale " à l’encontre des Tutsis qui est mise en oeuvre au Rwanda à partir d’avril 1994.

L’intention spécifique

Le troisième critère du génocide concerne l’intention spécifique de détruire un groupe clairement identifié.

Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au CNRS, l’a affirmé très nettement devant la Mission : " les Tutsis étaient définis par une carte d’identité délivrée par le pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet l’analogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ". De fait, entre trois quarts d’heure et une heure après l’attentat contre l’avion présidentiel, des barrages ont été mis en place dans les rues de Kigali et les cartes d’identité vérifiées. Ceux appartenant à " l’ethnie " tutsie ou en présentant les caractéristiques physiques communément admises ou ne pouvant présenter une carte d’identité avec la mention " hutu " ont été retenus et souvent sommairement exécutés. M. Jean-Hervé Bradol a confirmé les tueries sélectives auxquelles procédaient les milices et a pris l’exemple de l’hôpital des Saintes Familles où les blessés lui disaient " qu’il ne servait sans doute à rien de les soigner dans la mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce qu’ils étaient Tutsis ".

L’enrôlement de la population a été d’autant plus facilité que, comme évoqué ci-dessus, celle-ci subissait, via la radio, la RTLM notamment, et la presse, par exemple le journal Kangura, un véritable endoctrinement contre les Tutsis, désignés comme les ennemis de l’intérieur. C’est ainsi que le Général Jean Varret a rapporté devant la Mission : "qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec l’appui de l’ambassadeur, une formation d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des enquêtes intérieures ". Il a précisé " qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car il s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait "la cinquième colonne"".

M. Faustin Twagiramungu a toutefois fait entendre une voix légèrement dissonante ou, plus exactement, apportant un complément. Il a précisé que " les partisans de la CDR que l’on voyait chanter publiquement : "nous allons exterminer", n’avaient jamais dit qu’ils allaient exterminer seulement les Tutsis, mais qu’ils visaient aussi l’opposition qui, si elle comportait des Tutsis, était d’abord constituée par des Hutus".

La divergence entre ces témoignages n’est qu’apparente. C’est un fait établi que les militants hutus modérés et les membres des partis d’opposition ont été parmi les premières victimes des massacres postérieurs au 6 avril 1994, au premier rang desquelles le Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana et le Président de la Cour de cassation, M. Joseph Kavaruganda. Divers témoignages recueillis par les rapporteurs de la Mission ont également fait état de l’assassinat de certains Hutus qui ont refusé de s’associer ou de participer aux massacres. Mais ces assassinats ponctuels et individualisés, aussi nombreux et odieux soient-ils, appartiennent à une autre logique, celles des crimes politiques.

L’existence de listes préétablies

L’existence de listes des futures victimes préalablement établies au 6 avril 1994 a été confirmée par plusieurs intervenants devant la Mission. M. James Gasana notamment a estimé probable que " ces listes aient d’abord été établies dans le cadre de la lutte entre les factions politiques et qu’elles aient visé initialement de hautes personnalités politiques, indépendamment des ethnies ". Cette hypothèse apparaît la plus probable pour deux raisons. D’une part, même si on retient une hypothèse haute de listes comprenant jusqu’à 1 500 noms, ce nombre apparaît dérisoire face aux centaines de milliers, voire le million de victimes du génocide. D’autre part, ainsi que l’a fait remarquer M. Jean-Michel Marlaud devant la Mission : " s’il était difficile pour un étranger de discerner à première vue l’appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis ". Il n’était donc nul besoin pour cela de tenir des listes de Tutsis.

Il semble que ces listes aient surtout servi les premiers jours du génocide, notamment le 7 avril, durant lesquels selon M. Jean-Michel Marlaud " les assassinats, essentiellement de personnalités politiques, ont été manifestement ciblés ".

Un génocide organisé

Ce qui a frappé, semble-t-il, le plus, les témoins de l’époque lors du déclenchement du génocide, c’est, ainsi que l’a rapporté M. Jean-Hervé Bradol, " qu’il ne s’agissait pas de massacres ou d’une quelconque fureur populaire faisant suite au décès d’un président, mais bien davantage d’un processus organisé et systématique. Ce n’était pas une foule énervée qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode ".

Mme Alison Des Forges a également estimé que " les massacres avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le Gouvernement légitime pour pouvoir prendre le pouvoir ". Ce petit groupe, composé de gens convaincus et organisés, " disposait de collaborateurs au nord-ouest, à Gisenyi, au sud-ouest à Cyangugu, au sud-centre, à Gikongoro, et à l’est, à Kibungo ". S’attaquant d’abord aux personnalités qui auraient pu s’opposer aux massacres, manipulant les populations par des messages radio destinés à semer la panique, ce petit groupe a réussi à contrôler la quasi-totalité du système administratif, militaire et politique. " La preuve du caractère centralisé de ce génocide " est apportée selon Mme Alison Des Forges par l’organisation systématique de mises en scènes fallacieuses tendant à prouver l’imminence d’une attaque des Tutsis et destinées à attiser la haine des populations contre ces derniers.

" L’extraordinaire efficacité de la machine du génocide " a expliqué M. José Kagabo, serait donc le reflet de l’efficacité du système de contrôle de la société sous le régime Habyarimana : " dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du parti surnommé " Monsieur dix maisons " ".

Le Colonel Patrice Sartre et le Général Jacques Rosier ont fait part à la Mission de leur impression que l’administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout ce qui s’était passé.

La force d’action la plus importante et la mieux organisée demeure toutefois les milices hutues " Interahamwe " (ceux qui attaquent ensemble), proches du MRND, et " Impuzamugambi " (ceux qui ont le même but), proches de la CDR, dont les effectifs ont été estimés à 50 000 hommes en avril 1994. Elles disposaient surtout d’armes blanches (machettes, couteaux, massues cloutées..), mais également d’armes à feu, même si de nombreux responsables français ont fait observer que leurs cadres avaient évité de les doter de telles armes. Selon le témoignage du Lieutenant-Colonel Jacques Hogard devant la Mission, les milices s’en prenaient à la population civile tutsie, mais également hutue pour peu qu’elle ne soit pas de leur sensibilité.

Un génocide prévisible ?

Au vu de tous ces éléments, la reconnaissance d’un génocide au Rwanda, après le 6 avril 1994, commis à l’encontre des Tutsis s’impose comme une évidence, que la communauté internationale a mis quelque temps à vouloir reconnaître. Il reste la question de savoir si ce génocide était prévisible.

Tout concorde pour dire que l’extermination des Tutsis par les Hutus a été préparée de longs mois à l’avance, à la fois en termes d’idéologie, par la manipulation de la population avec l’aide des médias notamment, et en termes d’instruments du génocide, par la distribution systématique d’armes, l’utilisation de caches et la formation des milices. Ces faits étaient pour l’essentiel connus au moins depuis décembre 1993, comme l’a rappelé M. Eric Gillet lors de son audition devant la Mission.

M. Georges Martres a estimé que le génocide était prévisible dès octobre 1993 " sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité ". Il a du reste ajouté que " le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis ". Avec une telle clairvoyance, qui n’apparaît pas toutefois aussi nettement dans les dépêches diplomatiques, on ne peut que s’interroger sur l’inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes.

M. Eric Gillet, de son côté, a répondu à la Mission que " à titre personnel, il n’avait pas vu venir le génocide, dans les mois qui l’ont précédé. Certes, les organisations de défense des droits de l’homme étaient alertées par leurs correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d’Arusha n’entraient pas en vigueur, que des opposants politiques capables d’incarner une alternance politique étaient assassinés et que les partis d’opposition se divisaient ". Cependant, " lui-même n’avait pas envisagé un massacre de cette ampleur ".

D’avoir été tant de fois annoncée depuis 1990, l’hypothèse d’un génocide était, au début de l’année 1994, devenue plausible mais non probable.

La réponse du Gouvernement français au télégramme du chargé d’affaires français à Kigali le 12 janvier 1994 est un bon exemple de ce sentiment. Intitulé " menaces de guerre civile ", ce télégramme précisait que M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, avait informé les chefs de mission de la Belgique, des Etats-Unis et de la France, de menaces de déclenchement à bref délai d’une guerre civile par la milice " Interahamwe " de l’ancien parti unique MNRD. Le chargé d’affaires concluait ainsi sa présentation : " ces informations sont graves et plausibles. (...) Toutefois on ne peut écarter l’hypothèse d’une manoeuvre d’intoxication destinée à discréditer le Gouvernement au moment où devraient se mettre en place les nouvelles institutions ".

Selon les informations recueillies par les rapporteurs de la Mission, Paris aurait répondu en mettant en garde contre une tentative d’intoxication et en priant l’ambassadeur de France de demander au Président Juvénal Habyarimana de faire tout son possible pour prévenir toute activité risquant de mettre en cause les applications des accords de paix. Cette réaction s’explique par le caractère récurrent d’avertissements alarmistes, considérés au fil du temps comme des prophéties de Cassandre. C’est ce qu’a exprimé M. Jean-Michel Marlaud devant la Mission : " Ces informations ne constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le début d’un massacre ". Selon M. Jean-Michel Marlaud, " il serait excessif de dire que les services de l’ambassade étaient conscients (...) du risque de génocide ".

Cette même attitude se retrouve à travers l’absence de réaction de l’ONU durant le génocide.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr