Le constat d’une impuissance

L’attentat du 6 avril 1994 a entraîné, ainsi que l’a rappelé le Secrétaire général de l’ONU dans sa lettre du 29 avril 1994 adressée au Président du Conseil de sécurité, deux effets principaux : tout d’abord, la rupture du cessez-le-feu et la reprise des combats entre FAR et FPR ; ensuite, le déclenchement de ce qui est encore présenté comme des " massacres à grande échelle de civils innocents ".

Dès lors, la mission de la MINUAR, telle qu’elle était définie par la résolution 872, devenait totalement inadaptée à l’évolution de la situation. Du fait de la reprise des hostilités, il n’y a plus de cessez-le-feu à superviser ni de conditions générales de sécurité à maintenir, et encore moins d’institutions provisoires à mettre en place.

La décision du Gouvernement belge, annoncée le 12 avril, de retirer son contingent (retrait effectif dès le 13) à la suite de l’assassinat le 7 avril de dix casques bleus belges chargés d’assurer la protection du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana, a du reste déstabilisé totalement l’organisation de la MINUAR. Ce constat pessimiste est celui du Secrétaire général de l’ONU dans une lettre en date du 13 avril 1994, dans laquelle il avertit le Président du Conseil de sécurité que la MINUAR ne pourra s’acquitter de son mandat si le contingent belge n’est pas remplacé par un autre contingent aussi bien équipé que lui ou si le Gouvernement belge ne revient pas sur sa décision.

Cette mise en cause de l’attitude belge, qui n’est pas dans les usages de l’ONU, a suscité en retour une lettre du Représentant permanent belge au Conseil de sécurité, en date également du 13 avril 1994, dans laquelle il soulignait que le processus d’Arusha, qui fondait la présence de la MINUAR au Rwanda, était interrompu et que, dès lors, le cadre de son mandat était devenu sans objet. C’est la raison pour laquelle, argumentait-il, le Gouvernement belge était d’avis de prononcer sans délai la suspension des activités de cette mission en attendant que les conditions fussent réunies pour reprendre le processus de paix.

De son côté, le Gouvernement du Bangladesh, le principal fournisseur de troupes de la MINUAR -900 hommes- demandait au Secrétaire général, dans une lettre datée du 15 avril 1994, de s’assurer la sécurité des casques bleus et, si cela était impossible, d’envisager le retrait de son contingent.

Ainsi sollicité, le Secrétaire général de l’ONU dans son rapport du 20 avril 1994 estimait qu’au regard de l’évolution des événements, il était " devenu impossible à la Mission de continuer à s’acquitter des tâches qui lui avaient été confiées ".

Les actions de la MINUAR

Les jugements portés sur l’action de la MINUAR à partir du 6 avril 1994 sont généralement d’une grande sévérité. M. Michel Roy a comparé l’attitude de l’ONU pendant les événements " à de la non-assistance à population en danger ". M. Jean-Hervé Bradol a regretté que " la MINUAR n’ait rien fait pour empêcher les assassins de tuer ". Cette attitude est conforme à ce qu’avaient annoncé les responsables de la MINUAR puisque le 15 mars 1994 le Colonel Marchal, en charge pour la MINUAR de la sécurité du secteur de Kigali, avait averti le Colonel Bernard Cussac qu’il n’y aurait pas d’interposition de la MINUAR en cas de reprises des combats.

Que fait donc la MINUAR après le 6 avril 1994 ? Le Secrétaire général retrace ainsi ses actions dans son rapport du 20 avril :

" Pour faire face à cette situation de profonde insécurité et de crise humanitaire, la MINUAR, s’est employée à :

a) Obtenir un accord sur un cessez-le-feu, devant être suivi de négociations politiques entre les deux parties afin de relancer le processus de paix prévu par l’accord d’Arusha ;

b) Protéger, dans la mesure du possible, le personnel civil des Nations Unies ;

c) Protéger, dans la mesure du possible, le reste de la population civile, qu’il s’agisse d’étrangers ou de nationaux rwandais ;

d) Négocier une trêve entre les deux parties afin de permettre l’évacuation des étrangers ;

e) Faciliter l’évacuation des civils étrangers, qu’ils relèvent ou non de l’ONU, en fournissant des escortes aux convois d’évacuation organisés en direction des frontières ou de l’aéroport, et assurer la coordination avec les forces d’intervention belge et française dépêchées sur place à cet effet ;

f) Secourir les particuliers et les groupes encerclés par les combats ;

g) Fournir une assistance humanitaire à des groupes importants de personnes déplacées mises sous la protection de la MINUAR. "

Il ajoute immédiatement après cette énumération : " De toutes ces tâches, la première était la plus urgente : obtenir un accord de cessez-le-feu en se mettant en rapport avec des représentants des forces armées et du FPR, dans l’espoir que s’ensuivraient des initiatives politiques en vue de relancer le processus de paix prévu par l’accord d’Arusha ".

Cette dernière remarque montre à quel point le schéma de pensée qui prévaut à l’époque au sein de l’ONU est en total décalage avec la réalité. Le Secrétaire général estime à l’évidence que les massacres ne sont que la conséquence de la reprise des combats alors même qu’ils les ont précédés et qu’ils obéissent à leur propre logique, celle d’un génocide. Il est pour le moins étonnant de voir le Secrétaire général continuer d’analyser la situation comme un retard supplémentaire dans la mise en oeuvre du processus d’Arusha alors même qu’elle a fondamentalement changé de nature. Il est au reste assez choquant de lire que l’action politique est la véritable priorité alors que l’urgence, à l’évidence, consistait en la préservation de la vie des personnes.

La MINUAR, c’est vrai, a protégé et a sauvé la vie des milliers de Rwandais venus se réfugier dans les endroits placés sous sa protection (au stade notamment) et en assurant l’escorte de convois vers l’aéroport (comme en témoignent Pierre et Yvonne Galinier). M. Jean-Hervé Bradol a rapporté devant la Mission que si la MINUAR ne semblait pas avoir de consigne pour s’opposer aux assassins et qu’elle ne le tentait pas (voir également en annexe le témoignage de Mme Jeanne Uwimbabazi), elle apportait son aide à l’évacuation des blessés : " ce fut notamment le cas, a-t-il précisé, le 19 avril pour une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de front entre les FAR et le FPR ".

M. Jean-Bernard Mérimée s’est refusé à commenter cette attitude devant la Mission, tout en faisant remarquer qu’elle était fondée juridiquement. La MINUAR étant placé sous chapitre VI et non sous chapitre VII, M. Boutros-Ghali a confirmé a posteriori que la cessation des massacres, qui bien sûr aurait entraîné l’utilisation de la force, n’entrait pas dans le mandat de la MINUAR.

L’actuel Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, qui était à l’époque le directeur du département des opérations de maintien de la paix, a conforté cette analyse en répondant par écrit à une question de la Mission que " les opérations de maintien de la paix, ou les opérations dites du chapitre VI ne sont pas des missions de combat. L’usage de la force y est interdit, sauf en cas de légitime défense et en dernier recours. Dans la pratique des opérations des Nations Unies, la légitime défense se définit comme la défense de soi-même, d’une autre personne, de son unité, d’un poste, d’un convoi, de locaux, de matériel ou d’armes. L’interprétation du concept comprend également la résistance aux tentatives armées qui visent à empêcher les forces de maintien de la paix de remplir leur mission. Toutefois la légitime défense ne comprend pas le droit, ni d’ailleurs l’obligation, d’intervenir militairement pour protéger une population civile, à moins évidemment que cette obligation ne soit spécifiée dans le mandat "(55).

Les rapporteurs de la Mission sont d’avis que ce débat juridique est un peu vain et que si une volonté politique avait existé, on aurait su trouver dans le texte de la résolution 872 le fondement nécessaire à une action. L’argument juridique ne peut servir que de prétexte à une réalité honteuse. C’est ce qu’a exprimé dans un langage un peu plus militaire le Général Christian Quesnot devant la Mission : même sans mandat, le Général Roméo Dallaire aurait dû intervenir, car dans certains cas, " l’honneur d’un militaire était de savoir désobéir ".

Il ne faut pas toutefois oublier, d’un point de vue purement militaire, la faiblesse logistique de la MINUAR, qui a déjà été soulignée. La faiblesse en munitions, en combustibles, en vivres et en médicaments rendait très difficile d’envisager des mesures offensives. La MINUAR ne disposait par exemple d’aucun sac de sable pour ériger des dispositifs de protection et d’aucune ambulance. Le Général Roméo Dallaire, appelé en témoin devant une cour militaire belge, a été très clair : " dans mon évaluation de la situation, les forces dont disposait la MINUAR n’étaient pas capables de mener une opération de sauvetage. La mission de la MINUAR était une opération de maintien de la paix. Elle n’était ni équipée, ni entraînée, ni dotée de personnel pour mener des opérations d’intervention. Même dans le contexte du mandat de maintien de la paix lui-même, les forces fournies par les nations participantes étaient sérieusement limitées ".

L’actuel Secrétaire général l’a clairement indiqué, en réponse à une question de la Mission : " Au Rwanda, où le problème consistait à intervenir massivement dans tous le pays pour protéger des centaines de milliers de civils, non seulement la MINUAR n’était pas habilitée à faire usage de la force, mais elle n’avait pas, de surcroît, la capacité militaire de le faire. Cela tenait en partie au retrait sans préavis de son contingent le mieux équipé et au fait que la communauté internationale ne lui avait pas fourni les hommes et le matériel supplémentaires qui auraient donné un sens à la faculté d’employer la force. "

Du fait du départ du contingent belge et du personnel non essentiel des autres contingents, les effectifs de la MINUAR s’établissaient à 1 515 personnes le 20 avril 1994. Le Général Roméo Dallaire aurait estimé à l’époque, au cours d’un entretien téléphonique, le 10 avril, avec un conseiller du Secrétaire général, qu’un mandat clair et un effectif de 5 000 soldats lui étaient nécessaires pour faire cesser les massacres. D’autres généraux, dont le Général Philippe Mercier ont fait état devant la Mission, d’un effectif minimum de 40 000 soldats.

Là encore, les rapporteurs de la Mission estiment que ce débat technique, aussi important soit-il, parce qu’il met en jeu la vie et la sécurité des Casques bleus, ne doit pas cacher la question essentielle : pourquoi le Conseil de sécurité n’a-t-il pas décidé de renforcer la MINUAR et lui permettre d’employer la force ?

Mme Alison Des Forges a estimé devant la Mission que " sans envoyer de soldats, la communauté internationale aurait pu également mener par exemple des actions pour interrompre la radio RTLM". C’est à cette passivité de la MINUAR face au drame qui se déroulait sous ses yeux que l’on mesure l’absence de volonté politique à New York. Comme l’a indiqué M. Kofi Annan en réponse à une question de la Mission " ce n’est qu’en février 1995, après de longues tractations avec le Gouvernement pour se faire attribuer des fréquences, que la MINUAR a mis en service une station de radio dont les émissions couvraient la majeure partie du territoire rwandais. ". Faute d’avoir disposé d’un tel outil plus tôt, la MINUAR a été dans l’incapacité de contrer la propagande haineuse de RTLM en appelant la population rwandaise à la raison. C’est donc avec raison que le Groupe des Nations Unies sur les enseignements tirés des missions, a recommandé qu’à l’avenir " la planification des missions de maintien de la paix comprenne dès le départ un élément et une stratégie d’information ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr