Les hésitations du Conseil de sécurité
Le groupe africain des Nations Unies demande, le 12 avril, dans une lettre au Président du Conseil de sécurité, l’augmentation des effectifs et l’extension du mandat de la MINUAR. Le Président Museveni lui-même intervient auprès du Secrétaire général pour le maintien de la MINUAR, par téléphone le 19 avril, puis par lettre le 21 avril. Le même jour, le Secrétaire général de l’OUA écrit dans ce sens au Secrétaire général de l’ONU. De son côté, le représentant du Gouvernement intérimaire rwandais demande le maintien de la MINUAR le 13 avril, c’est-à-dire le lendemain du jour où, devant l’avancée du FPR, le Gouvernement intérimaire a décidé de quitter Kigali pour Gitarama.
Dans son rapport présenté le 20 avril 1994, le Secrétaire général a soumis trois options au Conseil de sécurité : un renforcement immédiat et massif de la MINUAR, dont le mandat serait modifié pour lui permettre de contraindre les parties à un cessez-le-feu et de tenter de rétablir l’ordre public ; la réduction de la force à un petit groupe qui resterait à Kigali pour s’efforcer d’obtenir un cessez-le-feu par médiation ; ou enfin le retrait pur et simple de la force. Le Secrétaire général indiquait dans son rapport qu’il n’appuyait pas cette troisième solution. Il ressort de la lecture des dépêches diplomatiques qu’il soutenait la deuxième solution, celle qui sera finalement retenue.
Par sa résolution 912 adoptée à l’unanimité le 21 avril 1994, le Conseil de sécurité décidait de réduire les effectifs de la MINUAR à 270 personnes et de lui confier la mission suivante :
" a) Agir comme intermédiaire entre les parties pour essayer d’obtenir leur accord à un cessez-le-feu ;
b) Faciliter la reprise des opérations de secours humanitaire dans la mesure du possible ;
c) Suivre l’évolution de la situation au Rwanda, et faire rapport à ce sujet, y compris en ce qui concerne la sécurité des civils qui ont cherché refuge auprès de la MINUAR. ".
M. Jean-Bernard Mérimée, Ambassadeur de France à l’ONU, de mars 1991 à août 1995, a expliqué ce vote -bien qu’il ait été obtenu également avec la voix de la France- par la lâcheté et le cynisme : " lâcheté, parce que les gens avaient peur d’y aller, des soldats belges avaient été massacrés et les Américains étaient sous le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence internationale était considérée par la plupart des membres du Conseil de sécurité comme un obstacle au progrès du Front patriotique. "
L’attitude des membres du Conseil de sécurité
Si l’on en croit la lecture des dépêches diplomatiques résumant les débats du 21 avril ainsi que les entretiens des rapporteurs de la Mission à l’ONU, les pays dits " non-alignés " et plus précisément, le Nigeria, Djibouti et Oman, ont déclaré qu’ils auraient, en ce qui les concerne, préféré l’option d’une présence renforcée des Nations Unies et qu’ils avaient accepté de voter la résolution 912 parce qu’on leur avait laissé espérer que le Conseil réviserait sa position dès que les circonstances le permettraient.
Les Etats-Unis étaient, au départ, favorables à un retrait total de la MINUAR dès lors que la sécurité de la force n’était plus assurée et l’exécution de son mandat devenue impossible.
La Russie et la Grande-Bretagne étaient favorables à l’option deux, présentée par le Secrétaire général, de même que la France. Dès le 14 avril, Paris envoyait des instructions à New York selon lesquelles la France devait se montrer favorable au maintien de la présence de la MINUAR aussi longtemps que ceci s’avérera possible et marquer sa préférence pour une réduction significative de la force. M. Jean-Bernard Mérimée a justifié cette position en estimant que " le Gouvernement français, à l’époque, ne pouvait pas faire grand chose, soupçonné a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses troupes, qui auraient évidemment arrêté les massacres mais qui auraient surtout été un obstacle pour le Front patriotique ". M. Edouard Balladur a déclaré également devant la Mission que la France ne pouvait à l’époque prendre aucune initiative, qui aurait été interprétée comme une " manière de stopper l’avance des troupes du FPR " et qui serait apparue rapidement " comme une opération de type colonial ".
Le retrait des effectifs de la MINUAR s’est effectué avec rapidité, puisque le 25 avril 1994, elle ne comprenait plus que 460 hommes à Kigali.
Le Père Guy Theunis a établi devant la Mission un parallèle entre le calendrier des décisions de l’ONU et celui du génocide, estimant " que le retrait des casques bleus avait, d’une part, laissé libre cours à la participation populaire aux massacres et avait, d’autre part, favorisé leur extension à l’ensemble du pays ".
En prétendant que la continuation du processus d’Arusha était encore possible, l’ONU était fort logiquement conduite à légitimer les deux parties, dont il devenait pourtant de plus en plus évident au fil des jours et des informations recueillies, que l’une d’entre elles était à l’origine du génocide en cours. En réponse à une question de la Mission, M. Kofi Annan a d’ailleurs précisé que " le Conseil de sécurité, par l’entremise du Représentant spécial du Secrétaire général et du Commandant de la force, a maintenu des contacts avec le Gouvernement intérimaire dans le contexte de ses efforts répétés en vue d’assurer un cessez le feu ". Il est vrai également que le représentant dudit Gouvernement était présent au sein du Conseil de sécurité puisque le Rwanda y siégeait pour deux ans depuis le 1er janvier 1994 en tant que membre non-permanent.
Le FPR refusait de son côté tout contact avec le Gouvernement intérimaire, qu’il a très tôt dénoncé comme l’instigateur du génocide.
Voulant faire négocier des parties qui ne se reconnaissaient plus, l’attitude du Conseil de sécurité conduisait alors inéluctablement à une impasse, ce que reconnut finalement le Secrétaire général. Dans une lettre datée du 29 avril adressée au Président du Conseil de sécurité, M. Boutros Boutros-Ghali affirmait qu’" il est aujourd’hui clair que ce mandat ne permet pas à la MINUAR de prendre des mesures efficaces pour mettre fin aux massacres ". Il demandait au Conseil de " réexaminer les décisions qu’il a prises dans sa résolution 912 et d’examiner à nouveau quelles mesures, y compris le recours à la force, il pourrait prendre ou pourrait autoriser les Etats à prendre, afin de rétablir l’ordre public et de mettre fin aux massacres ". Il ajoutait également : " en faisant cette recommandation, je suis bien entendu conscient que de telles mesures nécessiteraient des Etats membres qu’ils y consacrent des ressources humaines et matérielles, d’une importance telle qu’ils se sont montrés jusqu’ici peu disposés à y songer ".
La suite des événements devait lui donner raison. Le 6 mai 1994, le Président du Conseil de sécurité demande au Secrétaire général de lui faire des suggestions. Le 13 mai, ce dernier propose l’augmentation des effectifs de la MINUAR à 5 500 (ils sont descendus sur le terrain à 444) et un mandat centré sur la protection des civils et l’aide humanitaire. Il ne propose pas toutefois pour ce faire de placer la MINUAR sous chapitre VII, car il estime que l’efficacité de la force doit d’abord reposer sur la dissuasion.
C’est là une conception qui suscite l’opposition de la France. Dans un télégramme adressé au Représentant permanent de la France au Conseil de sécurité le 13 mai 1994, le Ministère des Affaires étrangères exprime clairement sa position : " le département vous demande de marquer de la manière la plus nette que nous estimons le recours au chapitre VII nécessaire dans cette affaire. Nous n’entendons pas en faire un motif de blocage, mais nous voulons prendre date et placer le Conseil devant ses responsabilités. On ne peut à la fois demander à la MINUAR d’assurer des conditions sûres pour des personnes déplacées et lui refuser les moyens de se préparer, à l’avance, de manière efficace et systématique, à un usage de la force pour dissuader ou repousser militairement sur le terrain ceux qui assailliraient les réfugiés pour les massacrer. Placer la MINUAR sous chapitre VI risque, au nom du réalisme, d’accroître encore la déception de ceux qui estiment que les Nations Unies doivent être en mesure de remplir pleinement leur mandat ".
Cette position a été toutefois minoritaire au sein de Conseil de sécurité, car les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la Russie et la Chine notamment, ont exprimé les plus fortes réserves sur ce recours au chapitre VII en évoquant l’exemple négatif de la Somalie. Seuls la Nouvelle-Zélande et Djibouti ont soutenu la position française. En conséquence de quoi, la résolution 918 adoptée sans vote formel le 17 mai 1994 reprend les propositions du Secrétaire général et ne place sous chapitre VII que les dispositions relatives à l’instauration de l’embargo sur les armes.
La rédaction même de la résolution est pour le moins complexe, pour ne pas dire étrange.
Une partie A est consacrée à l’extension du mandat de la MINUAR qui est désormais de :
" a) Contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones humanitaires sûres ;
b) Assurer la sécurité et l’appui de la distribution des secours et des opérations d’assistance humanitaire. "
Dans les visas de cette partie A, le Conseil exprime sa crainte que " la prolongation de la situation au Rwanda ne constitue une menace pour la paix et à la sécurité dans la région ". C’est dire qu’elle n’en constitue pas une pour le moment et c’est implicitement justifier le non-recours au chapitre VII. Concession des négociations, le Conseil se déclare conscient toutefois que " la MINUAR peut se voir contrainte d’agir dans l’exercice de la légitime défense contre des personnes ou des groupes qui menacent des secteurs ou populations protégés ".
Dans la partie B de la même résolution consacrée cette fois à l’embargo sur les armes, objet pour lequel les actions de coercition ont été acceptées, un visa admet que " la situation au Rwanda constitue une menace à la paix et à la sécurité dans la région ". Ce qui n’était qu’hypothèse pour le futur dans la partie A devient, on ne sait pourquoi, une réalité présente dans la partie B.
Ce contorsionnisme juridique ne fait qu’illustrer cruellement la position attentiste qui demeure dans les faits celle de la communauté internationale, en dépit de sa mauvaise conscience. Plusieurs semaines après son adoption, la résolution n’était toujours pas appliquée en raison de la difficulté à trouver des pays prêts à fournir les soldats et le matériel nécessaires. Les pays africains, qui s’étaient mobilisés lors d’une réunion de l’OUA à Tunis, avaient fait des offres assorties de telles conditions relatives à la fourniture d’équipements complets, qu’elles étaient demeurées sans effet. De leur côté, les pays occidentaux appelés à fournir une assistance logistique multipliaient les atermoiements. Dans une lettre en date du 19 juin 1994, le Secrétaire général écrivait au Président du Conseil de sécurité : " il est possible que la MINUAR ne puisse, pendant à peu près trois mois, s’acquitter pleinement des tâches qui lui ont été confiées ". Un tel constat va conduire la France à proposer l’opération Turquoise.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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