Si la France a quitté le Rwanda le 14 avril, elle ne s’est pas désintéressée de la situation et, au cours des deux mois qui ont suivi l’attentat contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana, elle a poursuivi plusieurs objectifs : le plus immédiat et le plus urgent a consisté à alléger les souffrances des populations, en déployant avec l’aide des ONG et des organisations internationales, des moyens humanitaires de grande ampleur -40 millions de francs ont été engagés- tant au Rwanda que dans les pays voisins (en Tanzanie et au Burundi) où une équipe du SAMU médical a installé une antenne pour les interventions chirurgicales d’urgence, des rotations aériennes assurant la livraison de vivres et de médicaments.

A l’ONU, la France s’est par ailleurs battue, mais sans succès, pour que la MINUAR, renforcée jusqu’à 5 500 hommes, soit placée sous chapitre VII (cf. infra).

Sur le plan diplomatique, la France est le premier pays, le 15 mai, à avoir qualifié le drame rwandais de génocide en même temps qu’elle a condamné les massacres perpétrés tant par les milices " Interahamwe " que par le FPR. Enfin, insistant plus particulièrement sur le génocide commis par les milices dans la zone gouvernementale, la France a demandé que les responsables de ces massacres soient sanctionnés et a soutenu l’enquête internationale décidée par la Commission des droits de l’homme des Nations-Unies les 24 et 25 mai.

Punition des coupables, mais également arrêt des massacres : la France continue de considérer que rien de solide et de durable ne pourra être obtenu, même avec l’aide de la communauté internationale, sans un minimum d’accord des parties.

Il est, selon la France, indispensable de poursuivre la recherche d’un cessez-le-feu et de continuer à soutenir une solution politique respectant l’esprit des accords d’Arusha qui prévoient un réel partage du pouvoir et une victoire des modérés. Telle est la politique défendue, dont la logique apparaît clairement à la lecture des différentes notes établies par la Direction des affaires africaines du quai d’Orsay.

C’est avec une constance sans faille que la Direction des affaires africaines du quai d’Orsay rappelle, dans une note du 13 avril : " les événements ont ainsi fort ébranlé les accords de paix d’Arusha ; il faut pourtant qu’ils restent la référence dans la mesure où ils prévoient un partage du pouvoir, seule solution politique possible " puis, dans une note du 18 avril : " les FAR semblent décidées à résister au FPR... Les menaces politico-ethniques vont probablement continuer... La sortie de la crise passe par un compromis qui ne se dessinera cependant que dans un relatif équilibre des forces... Bien que le FPR refuse le retour aux positions du cessez-le-feu et un accord politique avec les partisans d’Habyarimana, les accords d’Arusha doivent demeurer la référence dans la recherche d’une solution à la crise actuelle ". Quelques jours plus tard, le 1er mai, " des discussions se sont ouvertes lundi 30 avril entre des représentants des FAR et du FPR à Kigali, sous l’égide de la MINUAR, en vue de la conclusion d’un cessez-le-feu. Il faut persévérer dans cette voie... Le projet de sommet régional que nous envisagions et pour lequel l’Ambassadeur de France au Rwanda avait été envoyé en mission dans les pays voisins du Rwanda, a été repris par le Kenya... Il est essentiel que les Etats concernés au premier chef et susceptible de faire pression sur les parties en conflit montrent leur volonté d’agir ensemble ". Une note du 9 mai indique que " sur le plan politique, tout en se prévalant de " l’esprit d’Arusha ", le FPR refuse les dispositions des accords relatifs au partage du pouvoir... Pour que la solution à la crise s’avère durable, il faudra que l’ensemble des forces politiques, y compris donc le MRND du Président Juvénal Habyarimana, y participent ". Enfin, le 16 juin, il est rappelé que " nous encourageons les pays de la région à jouer un rôle actif " et que " nous travaillons pour que les modérés l’emportent dans l’esprit des accords d’Arusha qui prévoient un réel partage du pouvoir ".

C’est dans le droit fil de cette politique que se situe notamment la rencontre le 29 avril avec le Président Museveni pour tenter d’obtenir un règlement du conflit au niveau régional ; il est demandé au président ougandais de faire pression sur les belligérants. La France considère, en effet, que le soutien du FPR en hommes comme en armements et munitions dépend pour une large part de l’Ouganda et elle estime qu’elle doit appeler l’attention du Président Museveni sur les risques d’instabilité au Rwanda si une solution politique équilibrée n’est pas trouvée.

L’ambassadeur à Kigali, M. Jean-Michel Marlaud, effectue une mission dans les pays de la région. Après être allé tout d’abord à Arusha les 3 et 4 mai pour essayer, en vain, d’obtenir des parties en conflit la signature d’un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres, il s’est ensuite rendu au Burundi, au Zaïre et en Tanzanie. Son compte rendu de mission en date du 13 mai, dont il est fait état dans son audition, précise très clairement : " notre pays doit rester animé par les principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit : refus de la logique de guerre et appui à une solution politique négociée, soutien aux efforts des pays de la région, au premier rang desquels la Tanzanie, en faveur d’un règlement politique, mobilisation de la communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le 6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables de ces massacres ".

M. Bruno Delaye, lors de son intervention devant la Mission, confirme l’engagement français en déclarant : " nous avons également considéré, à tort ou à raison, qu’il fallait rechercher un cessez-le-feu tout d’abord sous l’égide des Etats de la région, démarche qui a donné lieu à la mission Marlaud, puis sous l’autorité de l’OUA, lors du Sommet de Tunis où une délégation française s’est rendue le 12 juin "

A Paris, la France continue d’entretenir des contacts avec tous les protagonistes " aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion d’un cessez-le-feu " pour reprendre les propos de M. Hubert Védrine devant la Mission.

C’est dans ce contexte que se déroule, le 27 avril, la rencontre avec M. Jean Bosco Barayagwiza, Chef de la CDR, et Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires étrangères, qui seront reçus à l’Elysée et à Matignon.

M. Faustin Twagiramungu, qui sera Premier Ministre du Rwanda de juillet 1994 à août 1995, est reçu, quant à lui, à deux reprises, les 19 et 26 mai. Il ressort des entretiens qu’il a eus au ministère des Affaires étrangères que, M. Faustin Twagiramungu, après avoir salué la reconnaissance du génocide par la France, insiste sur la nécessité de faire pression sur les belligérants. Il estime qu’un Gouvernement excluant le FPR est inconcevable, mais que ni l’armée rwandaise seule, ni le FPR seul ne pouvant apporter de solution, le partage du pouvoir est indispensable. M. Faustin Twagiramungu fait part de son souci de rassembler autour de lui les modérés et souhaite montrer que le Rwanda ne se limite pas au face à face Gouvernement intérimaire-FPR.

La démarche de la France, consistant à maintenir le dialogue politique avec les représentants de toutes les parties au conflit, s’inscrit bien dans la continuité de sa politique diplomatique visant à amener les belligérants à la conclusion d’un accord négocié.

Cette approche suppose toutefois que l’on se trouve dans une logique classique de guerre ou d’affrontements. Or, en la circonstance, on peut s’interroger sur l’opportunité d’avoir, certes dans la perspective louable de la conclusion d’un cessez-le-feu, reçu, le 27 avril, le représentant du parti extrémiste hutu de la CDR, exclu des institutions d’Arusha, et le Ministre des Affaires étrangères d’un Gouvernement intérimaire, sous la responsabilité duquel se déroulaient des massacres à grande échelle qui seront, quinze jours plus tard, qualifiés officiellement par la France de génocide.

Comme l’a souligné Mme Alison Des Forges dans un entretien particulier, toutes les rencontres n’ont pas la même valeur symbolique et il aurait fallu davantage s’interroger sur le bien fondé de la démarche consistant à placer sur un pied d’égalité le représentant de la CDR et les représentants du FPR.

Sur ce point, le Général Christian Quesnot a souligné, au cours de son audition, qu’il avait personnellement toujours douté très fortement de la possibilité d’arriver, à ce stade, à la conclusion d’un cessez-le-feu et à l’établissement d’un Gouvernement provisoire avec les Hutus modérés. Il a d’ailleurs rappelé qu’il avait établi une note au Président de la République, où il disait : " le processus est désormais irréversible, M. Paul Kagame veut avoir la victoire militaire totale ".

La France, considérant que seul un accord politique fondé sur un partage du pouvoir peut constituer une solution durable, estime qu’il faut donc amener toutes les parties à négocier, mais constate néanmoins que, sur le terrain, seule prévaut la logique militaire. La Direction des affaires africaines du Ministère des affaires étrangères admet d’ailleurs, dans une note du 9 mai, " qu’une victoire militaire du FPR est envisageable ".

La progression militaire du FPR faisait effectivement s’évanouir les chances réelles d’un cessez-le-feu et la continuation des massacres conduira la France à décider l’opération Turquoise.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr