Les ordres d’opération sont établis le 22 juin 1994 à 10 h 16. La mission des forces de Turquoise est clairement définie ; il s’agit de " mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ". Cette dernière précision découle directement des termes mêmes de la Résolution 929 qui autorise l’emploi de tous les moyens nécessaires, y compris la force, pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés.

L’arrêt des massacres conduit à poser les règles de comportement suivantes :

 adopter une attitude de stricte neutralité vis-à-vis des différentes factions en conflit. Cet impératif signifie qu’il s’agit de faire cesser tant les massacres des Tutsis par les milices que les exactions commises par le FPR en représailles à l’encontre des Hutus ;

 insister sur l’idée que l’armée française est venue pour arrêter les massacres mais non pour combattre le FPR, ni soutenir les FAR afin que les actions entreprises ne soient pas interprétées comme une aide aux troupes gouvernementales. L’expérience montrera qu’il était plus aisé de persuader le FPR que la France n’était pas de retour au Rwanda pour le combattre que de faire comprendre aux FAR que ce retour ne signifiait plus une aide ou un soutien ;

 affirmer le caractère humanitaire de l’opération, en liaison, chaque fois que possible, avec les ONG. Ce point est important car il qualifie l’opération en même temps qu’il préfigure le concept d’intervention militaro-humanitaire.

La possibilité reconnue de recourir à la force nécessite la définition de règles d’engagement de la force en se fondant sur la notion de légitime défense élargie. L’emploi de la force est admis dans ce cadre lorsqu’il y a :

 menace sur les forces françaises ;

 menace dans la mission de protection des personnes, soit contre les forces françaises, soit contre les populations protégées ;

 obstruction dans l’exécution de la mission des forces françaises ; dans ce cas, l’accord du COMFORCE (Commandant de la force) sera recherché.

Pour affirmer la détermination de la France à agir dans un cadre humanitaire et de façon neutre, il est demandé d’installer une plate-forme des forces de Turquoise à Goma et à Kisangani et de déployer à Bukavu les forces nécessaires à la protection du camp de réfugiés tutsis de Cyangugu, en faisant valoir l’aspect humanitaire de l’opération.

Le principe de l’installation des forces françaises en territoire zaïrois est donc confirmé. En effet, il a été jugé inenvisageable, sauf à déclencher une bataille avec le FPR -ce qui était exclu- d’atterrir à l’aéroport de Kigali. Le passage par le Burundi est apparu trop déstabilisant pour le pays. Celui par la Tanzanie donnait accès à la zone FPR. Quant à l’Ouganda, il y avait peu de chances d’y obtenir un droit de transit. Le Zaïre est donc apparu assez rapidement comme la seule solution possible et la France a obtenu l’accord des autorités zaïroises.

Les forces de Turquoise ont été en partie constituées d’éléments précédemment en poste au Rwanda, ce qui a accru la difficulté de l’exercice pour les soldats et a sans doute ajouté à la confusion puis au désarroi parmi les FAR. Comme l’a d’ailleurs reconnu le Général Jean-Claude Lafourcade, " le Gouvernement a successivement demandé aux mêmes officiers, dans un premier temps de contribuer à la formation des militaires rwandais contre le FPR, puis, brutalement, d’engager l’opération Turquoise sur des bases d’impartialité totale, dans un contexte où il n’y avait plus d’ennemi et où il fallait éventuellement discuter avec le FPR ".

Il faut reconnaître qu’en faisant participer à l’opération Turquoise certains militaires engagés précédemment dans des opérations de coopération militaire au profit des FAR, la France a indiscutablement créé une source d’ambiguïté et suscité la méfiance ou le scepticisme dans les esprits.

Les ordres d’opérations prévoyaient, dans un deuxième temps, la réalisation de deux opérations complémentaires.

Il s’agissait tout d’abord " d’être prêt ultérieurement à contrôler progressivement l’étendue du pays hutu en direction de Kigali et au Sud vers Nianzi et Butare et intervenir sur les sites de regroupement pour protéger les populations ".

En second lieu, il était demandé aux forces de Turquoise " d’affirmer auprès des autorités locales rwandaises, civiles et militaires, notre neutralité et notre détermination à faire cesser les massacres sur l’ensemble de la zone contrôlée par les forces armées rwandaises, en les incitant à rétablir leur autorité ".

Il convient dès lors, au regard de l’objectif humanitaire, d’analyser le sens de ces deux missions, l’une visant au contrôle d’un territoire, l’autre tendant à l’instauration d’une autorité, celle de l’armée rwandaise, qui s’exercerait sur le même territoire.

L’analyse des ordres d’opérations permet de voir que le caractère neutre et humanitaire de l’opération Turquoise ne fait pas de doute. Il n’apparaît pas pour autant possible d’affirmer que Turquoise ne poursuit qu’un objectif exclusivement humanitaire, alors que filtre indirectement, non pas, comme certains ont voulu le dire, le désir de la France de permettre la reconquête du pouvoir par les FAR, mais bien au contraire son souci de préserver les conditions d’une négociation politique fondée sur le partage du pouvoir. Sur le plan diplomatique, cette solution venait d’échouer. Sur le plan militaire la France ne pouvait pas l’évoquer compte tenu de ses engagements passés.

Il est instructif à cet égard de confronter les ordres d’opérations établis le 22 juin aux règles de comportement rappelées en annexe du rapport de fin de mission établi par le Général Jean-Claude Lafourcade. Dans ce dernier document, il est indiqué cette fois que " l’opération est à forte dominante humanitaire " et que " le but politique recherché est la remise en oeuvre des accord d’Arusha appuyés avec détermination par la France. L’arrêt des massacres et l’observation d’un cessez-le-feu sont les conditions sine qua non de la reprise d’un dialogue entre les parties, initié à Arusha, comme seule solution possible du conflit. La France est déterminée dans son soutien à ce processus, donc à faire cesser les exactions ".

Malgré les objectifs ainsi fixés, il semble qu’à l’épreuve du terrain, face à l’avancée militaire inexorable du FPR, que l’objectif de Turquoise n’était pas de contrecarrer, l’opération à forte dominante humanitaire soit devenue exclusivement humanitaire.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr