La poursuite des combats rend à brève échéance la situation incontrôlable sur le plan humanitaire. L’extension des affrontements au sud vers Butare et à l’ouest en direction de Kibuye entraîne la fuite de dizaines de milliers de personnes et accroît, dans la confusion, les risques de massacres ethniques.

Devant cette évolution, la France demande le 2 juillet, à son ambassadeur à l’ONU, d’alerter le Secrétaire général des Nations Unies sur cette situation, rappelant les éléments suivants :

" L’arrêt des combats est en effet le seul moyen véritablement efficace pour stabiliser la situation humanitaire et ouvrir la voie à une reprise des discussions avec l’aide des pays de la région en vue d’un règlement politique, à partir des accords d’Arusha, dont bien entendu doivent être exclus les responsables des massacres et notamment des actes de génocide.

" Si le cessez-le-feu ne pouvait être obtenu immédiatement, la France se trouverait confrontée au choix suivant :

" - soit se retirer en dehors du territoire rwandais, en s’efforçant, ce qui serait extrêmement difficile et limité, de sauver par des actions ponctuelles, des vies humaines.

" - soit en s’appuyant sur les résolutions 925 et 929, organiser une zone humanitaire sûre où les populations seraient à l’abri des combats et des conséquences dramatiques qui en découlent dans ce pays. Les forces franco-sénégalaises veilleraient, dans le cadre du mandat qui est le leur, à ce que ne s’exerce dans cette zone ou à partir de cette zone, aucune activité de nature à porter atteinte à la sécurité de ces populations. Cette zone devrait être centrée sur la région où les problèmes humanitaires sont les plus aigus, suffisamment vaste compte tenu du nombre de personnes concernées et d’un seul tenant pour stabiliser les populations sur place et faciliter l’acheminement des secours humanitaires.

" Sur la base des informations en notre possession, cette zone devrait comprendre les districts de Cyangugu, Gikongoro et la moitié sud de celui de Kibuye, incluant l’axe Kibuye-Gitarama jusqu’au col de N’Daba compris.

" La France estime que, sur la base des résolutions 925 et 929, elle est autorisée à organiser cette zone humanitaire sûre. Elle souhaiterait néanmoins que, par votre intermédiaire, l’organisation des Nations Unies exprime son accord pour la création d’une telle zone. "

Par la voix de son porte-parole, le 6 juillet, le Secrétaire général de l’ONU donne publiquement son appui à l’initiative française en se référant au paragraphe 4 de la résolution 925.

Les modalités de la mise en oeuvre de la zone humanitaire sûre (ZHS) sont discutées entre le Général Raymond Germanos et le Général Roméo Dallaire, mandaté par le Général Paul Kagame. Elles reprennent les propositions françaises.

Majoritairement, la communauté internationale soutient ces propositions. L’Europe, l’Irlande et le Royaume-Uni sont plus réservés, ainsi que la Tunisie et l’Algérie. L’Ethiopie et le Secrétariat général de l’OUA font connaître leur désapprobation.

A l’ONU, les préoccupations exprimées portent sur deux points : d’une part, la nécessité de désarmer les milices, d’autre part, l’arrestation et la détention des auteurs des massacres.

Sur le plan politique le FPR annonce son intention de former un Gouvernement d’union nationale dirigé par un Hutu. Son représentant, M. Gahina, fait parvenir le 8 juillet les exigences du FPR relatives à la ZHS. Celle-ci devrait être strictement réservée aux civils, les forces et les miliciens s’y trouvant devraient être désarmés et les responsables des massacres appréhendés.

La création de la ZHS donne aux forces Turquoise la possibilité de s’implanter de façon plus permanente en territoire rwandais, condition jugée indispensable pour protéger efficacement les populations menacées, dont il n’était pas possible de concevoir le départ en masse vers le Zaïre.

Les forces françaises de Turquoise, présentes du 6 juillet au 22 août dans la ZHS, se sont donc efforcées, d’une part de maintenir son inviolabilité face à quelques incursions du FPR, d’autre part, d’y garantir la sécurité en désarmant ceux qui y pénétraient, enfin d’y instaurer une administration provisoire pour créer des règles et des conditions de vie minimum indispensables au maintien sur place.

Interrogé sur la façon dont les soldats français de Turquoise avaient pu assurer l’administration et la sécurisation de la zone, le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard a indiqué, lors de son audition, qu’il fallait distinguer deux périodes :

 au cours de la première période, de l’arrivée des forces jusqu’au 17 juillet, date du départ définitif du Rwanda des derniers représentants du régime rwandais, les autorités françaises avaient pris contact avec les autorités établies de ce régime (autorités civiles, préfets ou sous-préfets, ou autorités militaires ou forces de l’ordre, comme la gendarmerie) pour fixer les règles de sécurisation de la zone. Il a ajouté qu’il avait fallu être clair et que lui-même, lors de sa première rencontre avec le préfet de Cyangugu, M. Bagambiki, lui avait expliqué qu’ils allaient poursuivre leurs entrevues de façon très fréquente, tous les jours si nécessaire. Il lui avait alors présenté le mandat de la force, et exposé les actions qu’elle allait mener. Il lui avait également indiqué que la Force allait déterminer un certain nombre de règles, procéder au désarmement des individus, établir des points de contrôle et sillonner le pays de jour comme de nuit, surtout de nuit eu égard à ce qui s’y passait ;

 à partir de l’effondrement du régime, la force avait dû suppléer à tout : dans son secteur, le moindre fonctionnaire rwandais était parti ; l’usine d’épuration des eaux de Cyangugu a cessé du jour au lendemain de fonctionner. La force a dû assurer le maintien des infrastructures existantes, d’électricité, d’épuration des eaux, soucieuse d’éviter à tout prix les ravages du choléra et de la dysenterie comme à Goma.

Le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard a ajouté, devant la Mission, que le groupement avait été amené aussi à faire du maintien de l’ordre, et qu’il avait utilisé dans ce but le procédé militaire du contrôle de zone, qui consiste à répartir des détachements sur le terrain et à leur donner des axes et des villages à contrôler ainsi que des patrouilles à effectuer de jour et souvent de nuit. Il avait dû aussi prendre en compte un certain nombre de points sensibles de façon à permettre un minimum d’activités civiles sur l’emprise qui lui était confiée.

Intervenant sur le même sujet, le Colonel Patrice Sartre a indiqué que " dans les grandes lignes, il avait eu à procéder de la même façon que le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, sachant que la zone dont il avait la responsabilité avait connu moins de défections parmi les fonctionnaires dans la mesure où elle était séparée du Zaïre par le lac Kivu et que les infrastructures avaient pu y être maintenues en fonctionnement beaucoup plus facilement. "

Il a précisé que " la particularité la plus notable de sa zone avait été la personnalité du préfet de Kibuye, M. Clément Kayishema, qui, après lui être d’abord apparu comme un personnage antipathique, s’était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant, et s’était enfui très vite au Zaïre, au contraire d’une partie de son administration, qui était restée. " Il a ajouté que " cet individu était actuellement jugé par le tribunal d’Arusha. "

Le Général Jacques Rosier a, quant à lui, ajouté devant la Mission qu’il avait eu l’impression que l’administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout ce qui s’était passé. Il avait constaté partout que les véritables responsables avaient tous disparu et qu’il ne restait en place que des adjoints qui n’étaient pas compromis dans les massacres. Il a précisé que ses hommes étaient accueillis à bras ouverts par les autorités, durant les premiers jours, mais que, par la suite, les populations prenant confiance, ils commençaient à recevoir des informations et ils apprenaient que tel bourgmestre ou tel préfet avait disparu dans la nuit.

Le système administratif rwandais instauré dans la ZHS par les officiers de l’opération Turquoise s’est toutefois heurté à la vive opposition du FPR, qui considérait que cette administration n’avait aucune raison d’être, comme le montre un télégramme diplomatique du 4 août 1994 établi par M. Jean-Christophe Belliard, Représentant de la France en qualité d’observateurs aux négociations d’Arusha. Faisant état de la rencontre entre le Colonel Patrice Sartre et le nouveau préfet de Kibuye, nommé par le Gouvernement de Kigali, il indique que le préfet tutsi a tenu le discours suivant : " L’administration mise en place par la France n’est pas reconnue par Kigali (...) Il convient de punir tous ceux qui ont participé aux massacres (...) Kigali souhaite récupérer les armes que la France a confisquées aux FAR (...) Le Gouvernement rwandais exige le démantèlement par la France des camps d’entraînement des FAR qui se trouvent dans la zone humanitaire sûre. "

Cet exemple illustre bien, si il en était besoin, les grandes difficultés, voire l’impossibilité, de faire accepter par le FPR que l’intervention des forces Turquoises avait un but exclusivement humanitaire.

S’agissant des incidents survenus avec le FPR, le Général Jean-Claude Lafourcade a estimé devant la Mission que " si quelques incidents avaient pu avoir lieu ensuite entre le FPR et Turquoise, ils étaient dus à des manques de précision dans la délimitation de la zone et que cela restait anecdotique ".

L’Amiral Jacques Lanxade a, pour sa part, rappelé lors de son audition " que le seul incident vraiment sérieux avec le FPR s’était produit lorsqu’il avait tiré au mortier sur un camp de réfugiés à la frontière, en face de Goma. La France avait répliqué en faisant voler ses avions de combat, basés à Kisangani, et en menaçant de détruire les batteries de mortier du FPR. Il a précisé que le FPR avait dès lors compris qu’il valait mieux en rester là ".

L’Amiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que " des représentants des autorités françaises avaient rencontré des représentants du FPR à Kigali, afin de leur expliquer clairement que l’opération Turquoise répondait à des objectifs strictement humanitaires qui conduisaient à interdire la zone humanitaire sûre aux combattants. "

Le Général Raymond Germanos a fait état, dans son intervention devant la Mission, d’accrochages qui s’étaient produits à Kibuye, au milieu de la zone sûre, lorsque le FPR avait essayé d’y pénétrer pour venir chercher les soldats présents et qu’un Français avait été blessé à cette occasion.

Un télégramme de M. Jean-Christophe Belliard, du 6 août 1994, soit un mois après la création de la ZHS relate que : " La barge assurant la liaison entre Goma et Kibuye, qui transporte indifféremment du fret humanitaire et du matériel militaire destiné à la zone humanitaire sûre, a été bombardée par des obus de mortiers. L’objectif n’a pas été atteint. Après avoir en quelque sorte revendiqué ce bombardement, en accusant la France de violer les eaux territoriales rwandaises, le Gouvernement de Kigali a, maladroitement, accusé les FAR d’en être responsables. Le Général Jean-Claude Lafourcade a émis une protestation, via le Général Roméo Dallaire. "


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr