Ce sont bien des Rwandais qui pendant plusieurs semaines ont tué d’autres Rwandais, qui ont été capables, machette à la main d’exterminer dans des conditions d’extrême cruauté et de grande barbarie celles et ceux qui étaient leurs voisins, leurs anciens amis, quand ce ne fut pas leur famille ou leurs propres enfants issus d’un mariage mixte et désormais considérés comme incarnant le mal parce que tutsi.

Le rappel de cette évidence n’a de sens que si ce sinistre constat est dépassé et que s’ouvre un travail de réflexion. Deux questions se posent toujours avec la même acuité, celle du pourquoi et celle du comment.

Le pourquoi d’un tel déchaînement de violence conduit à s’interroger sur les causes qui ont créé un climat propice au génocide.

Le comment de cette tragédie amène à réfléchir au passage à l’acte de plusieurs milliers de Rwandais et à la faisabilité du génocide. Ce dernier aspect renvoit à la détermination des responsabilités respectives de l’Etat rwandais, ordonnateur du génocide, et des Rwandais eux-mêmes, exécutants des massacres.

Les facteurs à l’origine du génocide

Les précédents développements tendent à montrer comment cet événement tragique s’inscrit dans l’histoire rwandaise et comment, en même temps, il est exceptionnel et relève d’une autre nature que les massacres qui se sont succédé. Seule cette double grille de lecture -des causes historiques qui se rattachent au temps de l’histoire rwandaise et l’existence d’un catalyseur qui a permis la conjonction de ces causes- permet de rendre compte d’un événement à proprement parler inconcevable.

A l’heure actuelle, deux écoles, l’une qui s’inspire d’une théorie intentionnaliste et les tenants d’une théorie fonctionnaliste, proposent une explication du génocide58.

D’un côté, un courant essentialiste qui voit, dans le régime mis en place au Rwanda au tournant de l’indépendance, la cause originelle d’un drame : ce régime s’est construit sur la haine du Tutsi et n’a pu que conduire à un génocide. Les violences de 1959 -massacres de Tutsis, fuite des populations menacées, instauration de quotas, etc.- participent de cette logique, qui s’est accompagnée d’explosions sporadiques.

M. Jean-Pierre Chrétien, entendu par la Mission, défend cette interprétation. Il estime que la peur du Tutsi inculquée aux populations par les autorités deviendra à partir de 1959 le ressort tactique essentiel de la mobilisation populaire.

De l’autre côté, un courant d’interprétation de type fonctionnaliste, met l’accent sur une nécessaire périodisation de l’histoire du Rwanda indépendant et distingue, du point de vue de la question ethnique, la période Kayibanda, la période Habyarimana jusqu’au milieu des années 1980, puis la deuxième période Habyarimana. Les tenants de cette interprétation s’attachent à montrer comment la dégradation de la situation économique et du contexte sociopolitique permet l’explosion de la violence. Pour eux, c’est l’agression du FPR, qui aurait été le catalyseur de la crise, et qui, conjuguée à une situation économique et sociale fortement dégradée et à la compétition croissante des élites, aurait provoqué une sorte de condensation de la crise et l’explosion de la violence.

En fait, ces deux thèses ne s’opposent pas radicalement si l’on distingue les causes structurelles des causes directes. L’intérêt de la thèse fonctionnaliste est toutefois de montrer que les événements de 1994 ne constituent pas un massacre de plus, mais un phénomène d’une autre nature que les violences précédentes.

Pour résumer, on peut dégager comme causes conjoncturelles ou directes les conditions économiques (effondrement des cours du café, chute du PIB, dévaluation, baisse du revenu...) et les conditions politiques (le rôle de la propagande et de la terreur politique).

La mise en évidence de ces différents facteurs explicatifs ne suffit cependant pas à expliquer la réalisation du génocide.

Dans un contexte aussi dégradé, l’autorité publique est intervenue directement non pas pour apaiser mais pour exacerber et exploiter les tensions et organiser les massacres. Dans cette société très fortement encadrée par l’Etat, la parole de l’autorité publique joue un rôle de premier plan. Non seulement elle est écoutée, mais en plus elle est obéie. D’où le poids de la propagande extrémiste et de l’administration.

L’État rwandais ordonnateur du génocide

Fortement centralisé par tradition, l’Etat rwandais n’a guère eu de difficultés, via les bourgmestres et les différentes autorités locales à regrouper les populations, à un échelon très décentralisé, dans des structures d’autodéfense civile dont la formation était faite par les FAR. Dans un pays, où, par ailleurs, la lecture des journaux n’était pas une pratique très développée, la radio s’est révélée être le moyen idéal de diffusion d’une propagande raciste.

Il a été ainsi mis en place un dangereux maillage de la société qui n’a guère suscité de réactions de la part de l’Eglise rwandaise, cet autre Etat dans l’Etat, devenu une " Eglise du Silence ".

La lettre des évêques de la conférence épiscopale du Rwanda du 11 mars 1994 a pourtant dénoncé les fauteurs de troubles et condamné les tueries et les pillages commis sous l’uniforme militaire ainsi que l’escalade de la violence en demandant aux autorités publiques de réagir mais, en vain, car les représentants de l’Eglise catholique rwandaise subissaient, eux aussi, le poids culturel de leur ethnie.

Pas plus que les principaux dignitaires de l’Eglise, les responsables militaires rwandais qui n’étaient pas impliqués dans la préparation des événements n’ont réagi.

Avec l’aide des médias extrémistes, l’Etat rwandais renforce les rouages qui vont conduire au génocide, tandis que se mettent en place les milices. Il n’est pas utile d’insister davantage sur le rôle joué par la Radiotélévision Libre des Milles Collines (RTLM). Radio privée, créée en avril 1993, elle lance en automne 1993 des appels à la haine, soutenue en coulisses par le pouvoir. Elle rythmera les journées du génocide à partir du 6 avril 1994 en multipliant les appels à l’extermination.

Les rwandais auteurs des massacres

Le génocide commence dans la nuit du 6 avril 1994, dure quatre mois, fait un nombre de victimes de l’ordre de 800 000. Il est couvert ou organisé par des membres du gouvernement intérimaire mis en place après la disparition d’Habyarimana, mais aussi par des responsables militaires, ainsi que les membres de la CDR, du MRND et leurs milices. Une responsabilité lourde pèse sur eux, et notamment sur le Colonel Bagosora, directeur des services du ministère de la Défense, Augustin Bizimungu, Ministre de la Défense, et de nombreux responsables militaires et civils qui ont coordonné le génocide. Ceci rappelé, une question se pose toujours : comment Monsieur tout-le-monde est-il devenu un tueur ? Car ce sont les Rwandais, et non pas seulement l’abstraction " Etat rwandais " qui ont commis ce génocide. Cette question doit être posée.

Il ne s’agit donc pas pour la Mission d’invoquer un quelconque atavisme qui voudrait que la violence soit naturellement plus facilement acceptée qu’ailleurs, que les Rwandais obéissent, par nature, aux ordres qui leur sont donnés, y compris quand il s’agit de tuer.

Qu’il y ait eu en revanche une construction politique, fondée sur une organisation de type autoritaire et sur des outils de propagande structurée, qui a créé un climat favorable à la mise en œuvre d’un génocide, ne semble pas pouvoir être contesté. C’est sous cette pression que les Rwandais ont acquis la conviction intime que le meurtre des Tutsis était la seule solution pour eux, qu’il fallait tuer pour ne pas être tué. Le meurtre systématique de l’autre, l’éradication de l’ennemi intérieur, comme solution préventive : ce ressort du génocide a été clairement mis en lumière dans d’autres génocides, notamment pour la Shoah.

Les personnalités d’exception qui ont tenté de résister en n’obtempérant pas aux ordres de massacres du début avril, comme le préfet de Butare ont été limogés puis tués et remplacés par des individus plus dociles.

Les témoignages, nombreux, que la Mission a reçus ou entendus, mettent en avant l’ampleur et la brutalité du génocide et la proximité entre les tueurs et les victimes.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr