La situation rwandaise a été analysée à travers une grille de lecture traditionnelle, héritée de la décolonisation belge, qui fait du critère ethnique le critère explicatif principal des rapports sociaux et politiques.

C’est ainsi que le Président de la République, dans un entretien accordé le 9 septembre 1994, répondait lorsqu’on l’interrogeait sur le soutien de la France au Président Juvénal Habyarimana : " Son pays était à l’ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 % majoritaire. Il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C’est la France, au contraire, qui a facilité la négociation entre les deux ethnies ".

M. Juvénal Habyarimana n’a rien d’un élu du peuple, puisqu’il prend le pouvoir par un coup d’Etat, en juillet 1973. A ses débuts, il se présente comme voulant se placer en dehors de la problématique ethnique, estimant que l’avenir de son pays se trouve dans le dépassement des luttes entre Hutus, Tutsis et Twas. Les observateurs et spécialistes de la région s’accordent à reconnaître qu’à cette époque les Tutsis sont traités avec bienveillance, même si le régime des quotas institué par Kayibanda est maintenu et si l’armée reste et restera jusqu’au bout mono-ethnique et dominée par les Hutus du Nord. Les choses se gâtent au fil du temps.

Tout d’abord sur un plan politique, le régime du Général Habyarimana n’a jamais été une démocratie. Le Président dirige le pays sans partage. Le caractère peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a suscité un mécontentement certain dans les villes. Chef du parti unique, Juvénal Habyarimana est aussi en même temps Chef de l’Etat et du Gouvernement. Le pays traverse de surcroît, à la fin des années 1980, une crise économique. L’offensive du 1er octobre 1990 donne alors au Président rwandais l’occasion d’exploiter la situation. M. Jean-Pierre Chrétien souligne à ce propos comment le clivage Hutus/Tutsis a été savamment utilisé par les autorités politiques pour accentuer et développer les sentiments de haine et de violence de la population hutue à l’égard des Tutsis. Cette réactivation des antagonismes ethniques a permis de présenter le conflit comme celui de deux communautés, alors qu’il s’agissait d’abord d’un antagonisme politique derrière lequel se cachait la course au pouvoir. Le Président Habyarimana profite de l’invasion du 1er octobre pour arrêter de nombreux opposants hutus et tutsis et mobiliser le " peuple hutu " contre la menace " Hima-Tutsi ". Sur le plan extérieur, il prend soin de mettre l’accent sur le risque de déstabilisation causé par cette agression étrangère pour demander une aide. C’est au nom de ce risque de destabilisation que la France intervient, mais aussi, selon Mme Edith Cresson, ancien Premier Ministre, s’exprimant devant la Mission pour " prôner avec vigueur auprès des pouvoirs en place l’ouverture démocratique et le dialogue avec les opposants ".

De fait, la démocratisation viendra davantage de la vitalité des mouvements d’opposition au régime plutôt que des pressions exercées par la France. La priorité est en réalité ailleurs, dans la prévention d’un conflit régional, et si le pouvoir en place n’est pas un modèle de vertu et de démocratie, il présente, pour le Quai d’Orsay, comme l’a souligné au cours de son audition le Ministre Roland Dumas, " l’avantage de maintenir le pays dans une certaine stabilité ".

M. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, a, pour sa part, souligné devant la Mission que le " Président François Mitterrand considérait que seul un Etat structuré avec un exécutif fort pouvait éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné aux yeux de François Mitterrand par Juvénal Habyarimana ".

Lors de son intervention, M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de la République française, son entourage immédiat, le Ministre des Affaires étrangères, ont toujours eu la conviction que " le Président Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine mesure, le début d’un bien ". M. Paul Dijoud a considéré que de ce point de vue il n’était sans doute pas approprié de recourir, au Rwanda, à la procédure d’une conférence nationale au motif qu’une telle procédure donnant lieu à des critiques en règle de celui qui avait gouverné précédemment, personne n’était en mesure de remplacer le Chef d’Etat mis en cause. Le Président Habyarimana a donc bénéficié du respect dû aux Chefs d’Etat en place.

Compte tenu des faibles progrès enregistrés sur la voie de la démocratisation, la France aurait pu s’interroger davantage sur la cohérence de sa politique consistant à inciter le Président Habyarimana à démocratiser un régime qui pratiquait des atteintes répétées aux droits de l’homme, tout en l’assurant de notre indéfectible soutien militaire et diplomatique.

La France, qui s’est montrée sensible à la menace de guerre et aux risques liés à l’insécurité, a été piégée par cette situation. Elle a justifié sa présence militaro-humanitaire comme un moyen de mettre sous le boisseau les violences latentes, et conditionné l’octroi de son aide économique à l’engagement de réformes démocratiques. Tout en privilégiant une politique incitant les partis à la conclusion d’un accord, la France n’a pas porté un regard suffisamment critique sur les réalisations et la politique du Président Habyarimana et de certaines forces politiques rwandaises.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr