Le retrait progressif des forces françaises

Dès le premier trimestre 1993, la France entre dans une stratégie de désengagement, même si, sur le terrain, sa présence est forte jusqu’à la fin mars 1993, date à laquelle elle décide de saisir l’ONU.

La signature des accords d’Arusha permet d’achever de mettre en pratique cette décision. Fin mars, les compagnies de Noroît arrivées en renfort après l’offensive du 8 février se retirent ; en octobre, après un renforcement au cours de l’été 1993, les effectifs du DAMI sont ramenés à une trentaine et, en décembre 1993, seuls 24 assistants militaires techniques restent sur place.

L’absence de liens avec les milices

Dans le même temps que la présence française s’amenuise, les tensions redoublent et les difficultés s’accroissent. Loin de vouloir s’engager, la France se retire progressivement et laisse place à la MINUAR.

Face à cette montée et à cette organisation de la violence et des massacres, la France n’a en aucune manière incité, encouragé, aidé ou soutenu ceux qui ont orchestré le génocide et l’ont déclenché dans les jours qui ont suivi l’attentat.

Abordant la question de la violence politique au Rwanda au cours de son audition, M. James Gasana, Ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, a souligné que, dans son étude sur le développement des organisations de jeunesse des partis politiques, la France " n’était nullement mentionnée " car elle n’avait jamais rien eu à voir avec les milices. A ce sujet, il a estimé, contrairement à d’autres observateurs, que le terme de milices utilisé avant la fin de l’année 1993 constituait un abus de langage, car cette appellation suppose d’avoir un minimum de formation, d’équipement et d’organisation militaires, ce qui n’était pas le cas, selon M. James Gasana, des organisations politiques de jeunesse.

La participation de la France à la formation et l’encadrement des milices reste une accusation que les responsables rwandais, rencontrés par les rapporteurs lors de leur mission à Kigali, portent encore contre la France. A l’appui de cette accusation, la Mission n’a eu connaissance que des faits suivants. Tout d’abord, la déclaration faite par M. Venuste Kayimahe, précédemment cité lors de l’opération Amaryllis. Celui-ci dit avoir vu les milices entraînées dans Kigali par deux militaires français dont il a cité les noms. Ces deux militaires, qui faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés sur place après le 15 décembre 1993, ont été entendus par la Mission ainsi que leurs chefs hiérarchiques. Il est alors apparu que le témoignage de M. Venuste Kayimahe était en contradiction avec ce qu’ont déclaré ces derniers. Le fait qu’une des deux personnes citées ait, pendant quelque temps, dirigé l’équipe du DAMI placée auprès de la Garde présidentielle explique sans doute l’amalgame.

De novembre 1991 à février 1993, la garde présidentielle rwandaise a en effet bénéficié de la présence d’un DAMI-Garde présidentielle constitué par une équipe de deux à trois officiers dirigée par le Lieutenant-Colonel Denis Roux. La mission de ce DAMI consistait à faire de la formation physique et sportive, de l’entraînement au tir, de l’apprentissage des techniques de protection de personnalités. Au départ de ce coopérant, il a été décidé de ne pas procéder à son remplacement.

L’autre " pièce à conviction " destinée à confondre la France montre une photo d’un soldat, français selon toute vraisemblance qui court avec, à ses côtés, un groupe de jeunes gens en civil. Cette photo constitue, avec la communication d’une lettre concernant une demande d’enquête sur l’attentat, le seul document incriminant la France que les autorités rwandaises à Kigali ont transmis à la Mission.

Cette même photo est à nouveau citée comme constituant la référence " la plus célèbre " par d’autres personnes venues témoigner et auxquelles les rapporteurs ont demandé de fournir des éléments sur ce point.

Le courrier transmis par le journaliste Patrick May est par ailleurs symptomatique du mélange des faits qui entretient la confusion. Il est question de l’entraînement des milices en même temps que des contrôles d’identité opérés par les militaires français comme un des facteurs constitutifs de la violence des événements.

Si les opérations de contrôle menées par les militaires français en février et mars 1993 appellent des critiques de la part de la Mission, il n’est pas acceptable de présenter cette action, qui a réellement eu lieu, en la mettant sur le même plan qu’une affirmation, jamais sérieusement étayée à ce jour, d’entraînement des milices par les soldats français.

Il est plus sérieux en revanche de s’interroger non pas sur le caractère probant d’une photo prise à une date et dans des circonstances non précisées, mais sur le fait que l’armée française, alors qu’elle avait constaté à plusieurs reprises les comportements déviants de nombreux soldats de l’armée rwandaise, ne semble pas s’être préoccupée de ces dérapages autrement qu’en les constatant pour les déplorer. Fallait-il en d’autres termes décider de poursuivre de juin à octobre 1993 une coopération militaire renforcée -les effectifs du DAMI atteignent à nouveau 70 personnes- auprès d’officiers rwandais incapables d’encadrer leurs troupes ? Etait-il opportun de continuer à inculquer quelques rudiments à des individus dont un bon nombre était manifestement plus préoccupé par les avantages matériels que pouvait leur procurer le fait d’être militaire que par la volonté de se battre et de défendre leur pays, et ce d’autant que le génocide a été perpétré tant par l’administration, que par les milices et une partie de l’armée.

Les difficultés d’application des accords d’Arusha étaient manifestes, la montée des tensions était visible, le délabrement des FAR et l’absence d’éthique de certains de ses responsables n’était pas un secret. Le Colonel Bagosora qui devait être un des responsables du génocide a d’ailleurs été qualifié " d’ordure " par un officier français qui l’avait rencontré régulièrement. Il eût sans doute été préférable de s’abstenir de ce dernier renfort de coopération militaire française durant l’été 1993 qui dans la perspective d’Arusha perdait de son sens et qui, a posteriori, a été exploité contre la France accusée d’avoir formé ceux qui quitteront ensuite l’armée pour rejoindre, encadrer ou recruter les miliciens. Certes, dès octobre 1993, les effectifs du DAMI sont judicieusement ramenés à une trentaine, mais cette décision aurait pu être anticipée. Comme l’a souligné Gérard Prunier au cours de son audition, il ne " s’agissait pas de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis ; en revanche, elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans avoir pris conscience -bêtise ou naïveté- de ce que représentait son action. "

En cette année 1993, la question récurrente reste celle de la connaissance ou non par l’armée française de la constitution de milices " dérivées " des forces armées rwandaises : les milices " Interahamwe " (du MRND) et " Impuzamugambi " (de la CDR), constituées en 1992, de même que le " réseau zéro " et la société secrète " Amasasu " créée au sein des FAR par des officiers extrémistes.

Le Colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé de façon la plus catégorique que jamais au cours des réunions d’état-major auxquelles il avait assisté il n’avait été fait allusion devant lui à un équipement des milices.

La présence française au premier trimestre 1994

Les 24 assistants militaires techniques restés au Rwanda après le 15 décembre 1993 ont poursuivi leurs activités d’assistance technique sans aucun rapport avec les activités d’instruction et de formation des FAR.

Plusieurs d’entre eux ont été interrogés par la Mission et ont décrit leurs activités à cette époque, allant du soutien à l’armement lourd jusqu’au pilotage et à l’entretien du Nord Atlas qui transportait les Ministres et les personnalités du régime rwandais en passant par un travail de conseil et d’assistance des moniteurs qui formaient eux-mêmes des jeunes appartenant au bataillon parachutiste.

Le soutien à l’armement lourd consistait à instruire, sur les matériels en place d’une portée d’environ 14 kilomètres, 25 élèves avec à leur tête un commandant rwandais. Le responsable de cette instruction a déclaré que personnellement il était loin de penser que des événements aussi tragiques pouvaient se passer et que les milices n’étaient pas pour lui une chose connue.

En revanche, un des copilotes du Nord Atlas qui pilotait l’appareil avec un copilote rwandais a indiqué que les militaires rwandais savaient la situation tendue et a souligné que l’armée et les soldats étaient habités par une haine ethnique très vive, surtout parmi les subordonnés.

Cet officier a indiqué qu’on connaissait l’existence de milices " Interahamwe " mais qu’on ne savait pas précisément ce qu’elles faisaient. Il a relevé le " caractère familial " des milices, qui n’étaient pas exclusivement composées de voyous ou de délinquants.

Dans un témoignage écrit transmis à la Mission, le Colonel Damy dit avoir été témoin du passage de camions militaires, avec à bord de jeunes civils, qui se dirigeaient vers l’est du pays. Il estime que l’entraînement de ces milices enrôlées par le MRND a probablement commencé début 1994, ce qui exclurait la participation française à cette instruction, les personnels DAMI ayant quitté le Rwanda.

En conséquence, même si l’existence des milices était connue, il est patent que la présence militaire française au premier trimestre 1994 n’est intervenue en rien, à travers les missions qui étaient les siennes, dans la formation des miliciens.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr