Au cours de ses réunions, la commission a accordé une attention particulière aux éléments politiques qui avaient ou non joué un rôle dans le processus décisionnel du Gouvernement belge. Outre l’aperçu des différentes phases de la prise de décision, la commission a estimé qu’il était tout aussi opportun d’énumérer et d’analyser les motifs et arguments sociaux, politiques et historiques dont le gouvernement avait tenu compte.

L’engagement politique de la Belgique au Rwanda depuis 1916 et les liens résultant d’une évolution historique entre les gouvernements successifs des deux États, y compris au cours de la période post-coloniale, expliquent que les relations bilatérales avec le Rwanda étaient sensibles. Le passé belge dans son territoire sous mandat, le fait que pour nombre de Belges, le Rwanda était devenu une seconde patrie, la position belge lors de la crise de 1990, le soutien aux accords d’Arusha ou la visite du président Juvénal Habyarimana en Belgique en octobre 1993 sont autant de facteurs qui ont vraisemblablement joué un rôle à la table des négociations du Conseil des ministres. La commission tenait dès lors à accorder suffisamment d’attention à ces éléments au cours des auditions.

La commission a cependant constaté que les éléments suivants ont joué un rôle important dans la décision belge de participer à la MINUAR.

L’incidence du passé colonial de la Belgique sur la participation à la MINUAR

Le Conseil de l’ONU a dérogé à une règle non écrite en envoyant au Rwanda des Casques bleus belges. Cette règle prévoit que l’on n’incorpore pas dans une force de maintien de la paix des troupes provenant de pays voisins ou de pays spécialement impliqués dans le pays ou le territoire de destination de la force de maintien de la paix. Cela signifie par exemple que les Casques bleus ne proviendront pas d’un pays susceptible de faire valoir des prétentions territoriales sur le territoire soumis à une opération de " peace-keeping " ou d’une ancienne puissance occupante ou coloniale.

Le Gouvernement était conscient de ce problème. Le Premier ministre Dehaene l’a dit au Sénat, le 22 avril 1994 : " Au moment de prendre la décision, on s’est également demandé, au sein du Gouvernement, s’il était opportun que la Belgique participe à une opération de l’ONU dans un pays avec lequel elle a eu précédemment des rapports coloniaux. "

Le Gouvernement a également motivé son idée initiale de ne fournir que 200 soldats (au lieu des 800 demandés) en arguant du fait que ce serait malsain, compte tenu " des liens actuels et passés ". Voici ce que dit le ministre Delcroix au Sénat de Belgique, le 23 septembre 1993 : " Nous avons cependant demandé aux Nations Unies d’être chargés d’une tâche de moindre importance que celle qui nous était initialement assignée. Plus de la moitié de l’intervention devait en effet être assurée par la Belgique. Nous devons considérer nos relations passées et présentes avec ce pays. "

Le 27 avril 1994, le ministre Claes expliqua également devant la Commission des Affaires étrangères de la Chambre que cette question avait été prise en considération dans le cadre de l’envoi de troupes au Rwanda, et en particulier de la décision de n’envoyer " que " 450 hommes : " Tout d’abord, nous estimions qu’il fallait garder une certaine prudence dans une région où nous avons joué un rôle pendant plusieurs décennies. Deuxièmement, conformément à une règle de l’ONU, il faut éviter, tant que faire se peut, d’intégrer des troupes des pays donateurs qui ont joué un rôle historique ou qui sont considérés comme voisins. "

Tout comme le professeur Suy devant la commission le 11 mars 1997, le ministre Claes annonça que l’ONU avait commencé à déroger à cette règle avant même de constituer la MINUAR : " Vous avez constaté comme moi que, depuis quatre ou cinq ans, l’ONU ne parvient plus à respecter cette règle à cause du manque de candidats prêts à fournir les troupes. "

Ce manque de pays donateurs a sans doute amené l’ONU en ce qui concerne la MINUAR à ne plus appliquer l’ancienne règle à la Belgique.

Les décisions d’octobre 1990

À l’automne de 1990, la problématique rwandaise a fait l’objet d’importantes discussions au sein du Gouvernement belge. Le 1er octobre 1990, des rebelles armés tutsis avaient fait irruption au Rwanda à partir de l’Ouganda. Plusieurs centaines de citoyens rwandais avaient cherché à rejoindre les milices dans leur progression. Le 3 octobre, le FPR n’était plus éloigné que de 60 kilomètres de la capitale Kigali. Bien que l’invasion fût généralement considérée comme une tentative de Tutsis exilés de reprendre le pouvoir, le FPR affirma poursuivre un objectif plus noble. Il se présenta comme une alternative de rechange au régime en place à Kigali, qui était accusé de corruption, de népotisme et de violations graves des droits de l’homme. Le 4 octobre, ils arrêtèrent leur progression à l’entrée de la capitale. Très vite, les premières fusillades se firent entendre à Kigali.

Le Gouvernement belge fut saisi du problème à ce moment. Jusque là, selon la déclaration du Premier ministre Martens devant la commission, " le Rwanda ne constituait pas un problème pour la Belgique ". Il était " considéré comme un pays politiquement stable et en cours d’évolution positive et efficiente vers la démocratie " (58a).

Plusieurs éléments intervenaient dans le débat qui se noua à l’époque quant à l’éventuelle intervention de la Belgique au Rwanda :

le 3 octobre, le président rwandais Habyarimana fut reçu par le Roi Baudouin et le Premier ministre. Il demanda un appui militaire et des troupes pour venir en aide à son gouvernement. " Le 5 octobre, on décida d’envoyer 500 paras à Kigali. Ils avaient pour mission de protéger les 1 600 Belges et de procéder éventuellement à leur évacuation. Leur objectif était d’occuper l’aéroport de Kigali. On décida également de livrer au Rwanda les munitions commandées auparavant à la FN. Nous avons fourni un avion pour livrer ces munitions " (59a) ;

la présence de 1 600 Belges qui risquaient de devoir être évacués ;

" les liens historiques étroits de notre pays et le problème des réfugiés " (60a) ;

de multiples dénonciations de violations des droits de l’homme.

Une question annexe provoqua un débat important au Parlement ; une lettre du Roi au Premier ministre, lui demandant de donner un soutien explicite au gouvernement Habyarimana fut dévoilée au public par un journaliste. La commission n’a pas pu découvrir quelle était la source de cette fuite qui avait découvert la couronne.

À ce sujet M. Wilfried Martens a répondu : " Je ne souhaite pas m’exprimer sur la façon dont le Roi est intervenu. Le Roi a le droit de mettre en garde, mais bénéficie quant au reste d’une immunité absolue. En cabinet restreint, j’ai lu une lettre du Roi avec son assentiment formel " (61a).

Le Gouvernement décida :

1º d’accélérer la livraison de munitions commandées précédemment à la FN, et de mettre un avion de transport C 130 à disposition pour assurer le transport ;

2º de mettre sur pied une mission humanitaire afin d’assurer la protection de nos concitoyens (62a). Le Premier ministre a souligné " le caractère humanitaire de la décision du Gouvernement ". " Cette action a pris la forme d’envoi de troupes à Kigali " (63a). 500 hommes du régiment paracommando furent envoyés à Kigali.

3º " de tout mettre en oeuvre pour que les compatriotes qui le souhaitent, et en priorité femmes et enfants, puissent momentanément quitter le Rwanda " (64a).

Bientôt affluèrent des informations contradictoires sur les combats et le comportement des troupes. On fit état de brutalités et de massacres commis par l’armée régulière rwandaise.

La neutralité de la mission de nos troupes paraissait difficile à maintenir.

Le monde politique belge, tant l’opposition que certaines composantes de la majorité, s’émut de cette situation.

Des dissensions se firent jour au Gouvernement. De vives discussions eurent lieu, après la décision gouvernementale, au Parlement (65a).

En résumé :

L’intervention des troupes belges devait être basée exclusivement sur la protection de l’ensemble des résidents belges au Rwanda ;

L’intervention de la Belgique au Rwanda ne pouvait être interprétée comme un soutien à la répression en cours dans ce pays ;

Nos troupes devaient donc pouvoir assurer leur mission en toute neutralité ;

Elles ne pouvaient pas non plus devenir une force d’interposition entre l’armée régulière et le FPR ;

L’envoi de troupes devait être accompagnée d’une initiative diplomatique de la Belgique, visant à favoriser un règlement négocié au conflit.

Le 11 octobre 1990, le Gouvernement décida de supprimer l’aide militaire supplémentaire au Rwanda et, le 12 octobre 1990, une seconde livraison de munitions fut suspendue.

Il fut sursis à la décision de retrait des troupes, pour ne pas compromettre la recherche d’une solution pacifique au conflit (66a).

La décision de suspension de la livraison de munitions laissera des traces importantes dans la relation entre les deux pays.

" Dans un entretien avec M. A. Geens, à l’époque soit en novembre 1990 secrétaire d’État à la Coopération au développement, M. Habyarimana s’est plaint du refus d’une seconde livraison de munitions. Dans une lettre qu’il m’a adressée en mars 1991, M. Habyarimana me remercie de mes actions diplomatiques mais ne se plaint plus à ce sujet. " (67a)

Pour sortir de l’impasse, le Premier ministre décida d’envoyer une mission de négociation à Nairobi pour y créer un cadre diplomatique permettant de retirer les paras à brève échéance.

Le 14 octobre 1990, le Premier ministre Martens partit pour Nairobi en compagnie des ministres Eyskens et Coëme. M. Martens nota dans son agenda trois points d’action : un armistice, une ouverture politique entre le gouvernement rwandais et le FPR et une conférence régionale pour les réfugiés.

Le 17 octobre 1990, dans la ville tanzanienne de Mwanza, on put amener Habyarimana à engager avec l’opposition un dialogue politique, qui se concrétisa un peu plus tard dans les accords de Mwanza. De Nairobi, M. Coëme, le ministre de la Défense nationale de l’époque, put, au nom du Gouvernement belge, donner son accord pour le retour des troupes belges.

Le 1er novembre 1990, les paras quittèrent Kigali. Selon le professeur Reyntjens, notre Gouvernement a dès lors été beaucoup moins actif.

Les bonnes relations traditionnelles entre la Belgique et le Rwanda s’envenimèrent. Un certain nombre de témoins ont déclaré devant la commission que les décisions prises par la Belgique en ce qui concerne les livraisons d’armes étaient une épine dans le pied de bon nombre de Rwandais. " ... de antipathie en ontgoocheling die men had teweeggebracht, door het feit dat men in 1990 de wapens en munitie waarvoor men had betaald, niet had geleverd ... " (68a). Cette explication de Mme De Backer avait déjà été fournie précédemment par le colonel Vincent, qui, dans son témoignage devant la commission, avait précisé qu’il régnait effectivement, avant 1993, un sentiment antibelge qui " était dû à la non-livraison d’armes et de munitions pourtant payées en 1990. " (69a) Dans le cadre des missions qu’elle accomplissait au Rwanda en tant que journaliste, Mme De Temmerman a fait état d’expériences similaires : " ... tijdens één van mijn eerste gesprekken met Rwandezen werden de Belgen verantwoordelijk gesteld voor de inval van het RPF, want wij Belgen hadden niets gedaan om het RPF tegen te houden... Dat was er eigenlijk al van in 1990. " (70a)

Enfin, le Premier ministre Dehaene a fait savoir que, durant la période qui a précédé la décision de participer à la MINUAR, son ministre des Affaires étrangères, M. Willy Claes, avait bien dit " qu’il y avait certaines réactions et frustrations nées des événements de 1990, mais que l’on ne peut pas parler d’un climat antibelge généralisé " (71a).

Le fait que les événements de 1990 n’avaient pas encore été digérés au Rwanda et ont provoqué une certaine hostilité a également été confirmé par le major Podevijn, le capitaine Claeys et Eric Gillet. Même le général Rusatira, pourtant considéré comme appartenant à l’aile modérée, a reconnu devant la commission que, tout comme beaucoup d’autres Rwandais, il était mécontent de la non-livraison des armes et du retrait de la Belgique en 1990.

La commission constate que le Gouvernement était conscient de ce problème mais a estimé que ce n’était pas une raison suffisante pour ne pas participer à la MINUAR puisque les parties rwandaises concernées avaient insisté pour que la Belgique participe.

Le soutien aux accords d’Arusha

La décision du Gouvernement belge de participer à la MINUAR était basée en grande partie sur la confiance qu’avait le Gouvernement dans la possibilité d’exécuter les accords d’Arusha.

La commission a retenu en particulier les témoignages des hommes politiques qui avaient pris le 19 novembre 1993 la décision de fournir des troupes à l’opération de paix des Nations unies au Rwanda.

L’ambassadeur Swinnen, qui était à l’époque un observateur privilégié de l’élaboration des accords d’Arusha, a affirmé que les accords : " devaient répondre au difficile défi auquel le Rwanda était confronté, à savoir la réalisation d’un processus de réforme interne axé sur la mise en place d’une société démocratique et pluraliste. Pour la Belgique, les accords s’inscrivaient dans la logique de paix pour laquelle elle avait plaidé depuis octobre 1990. Il s’agissait d’une politique volontariste par laquelle nous entendions marquer notre solidarité avec un peuple ami. C’est ce peuple que notre pays a choisi résolument, non une des parties au conflit. Notre politique se caractérisait par la neutralité en raison, non pas des liens historiques, mais bien de notre foi dans le potentiel de ce pays. Il s’agissait d’une politique nuancée, équitable, objective et critique d’engagement et de solidarité. Il ne faut donc pas s’étonner que notre pays se soit déclaré prêt à participer à l’exécution des accords d’Arusha. La décision de participer à la MINUAR s’inscrivait dans le cadre de cette politique " (72a).

Le soutien aux accords d’Arusha était, d’un point de vue politique, incontestablement la raison principale pour laquelle la Belgique avait accepté que des militaires belges participent à la MINUAR. Le professeur Reyntjens l’a résumé comme suit : " La politique belge reposait sur trois piliers : le respect des droits de l’homme, le soutien au processus démocratique et l’appui aux accords d’Arusha. Cette politique belge de 1990 au 7 avril 1994 fut une bonne politique, neutre et équilibrée. La décision de la Belgique de collaborer était donc correcte. C’était également la conséquence de notre soutien volontariste aux accords d’Arusha. Les deux parties rwandaises demandaient d’ailleurs une participation belge. Le FPR a toutefois opposé son véto à la participation des Français (...) Personnellement, j’estimais que la participation à la MINUAR était la conséquence logique du soutien volontariste que notre pays a apporté au processus d’Arusha par le biais de notre ambassadeur Swinnen. " (73a)

Le Premier ministre Jean-Luc Dehaene partageait l’avis de son ancien ambassadeur au Rwanda. Au cours de l’audition du 5 mars 1997, le Premier ministre a analysé la politique du Gouvernement belge pendant la période précédant la décision du 19 novembre 1993 de la manière suivante : " À partir d’octobre 1990, avec les accords de Mwanza comme point de départ, la politique belge visait à trouver une solution politique et non militaire. L’accord de Mwanza fut un premier encouragement à des négociations politiques. Durant tout le processus de négociation, la Belgique a été un observateur actif. Étant donné les efforts constants pour aboutir à un accord politique et concrétiser les accords d’Arusha, c’était le couronnement de nos efforts. La décision de participer à l’opération des Nations unies, prévue dans les accords, était le prolongement logique de cette politique " (74a).

Le fait qu’il n’y avait " aucune divergence de vues au sein du Gouvernement au sujet de la politique à mener " (75a) ressort également de l’exposé que le ministre des Affaires étrangères, Willy Claes, a fait le 3 novembre 1993 au cours de la discussion relative au budget des voies et moyens pour l’exercice 1994.

Dans ses explications relatives aux crédits destinés aux Affaires étrangères, Willy Claes a affirmé : " Les relations avec le Rwanda sont résolument placées sous le signe du soutien que peut apporter la Belgique à la mise en oeuvre des accords d’Arusha "(76a).

Si, au sein du Gouvernement, il régnait un consensus quant au soutien à apporter à l’exécution des accords d’Arusha, l’état-major de l’armée accordait lui aussi beaucoup d’importance à la mise en oeuvre de ces accords.

Le lieutenant-général Charlier : " Donc un premier motif à mes yeux pour que la Belgique participe à la MINUAR était d’accompagner le processus d’Arusha, de donner le plus de chances possibles à ce processus d’aboutir pour que ces modalités concrètes et en particulier ces modalités militaires : la création de la zone démilitarisée, la zone libre d’armes, l’amenée des premières unités du FPR dans Kigali, la fusion des deux armées, l’entraînement à donner à ces deux armées ; bref que tout ce processus ait toutes les chances de réussir puisque la Belgique appuyait le processus d’Arusha, il me semblait normal et il me semble encore normal qu’elle ait essayé d’accompagner ce processus. " (77a)

Néanmoins, le Gouvernement et les hommes politiques disposaient, avant le 19 novembre 1993, d’une série d’indices montrant qu’une hypothèque pesait peut-être sur l’exécution des protocoles d’Arusha.

Le lieutenant-général Charlier dit à ce sujet : " Il n’était en effet pas certain que le processus d’Arusha allait réussir, il existait un certain risque. Dès le début du processus, certaines voix s’étaient d’ailleurs déjà levées contre. La Belgique avait 1 500 ressortissants au Rwanda. Au point de vue militaire et politique, nous avions une responsabilité si le processus d’Arusha échouait. Dès août 1993, on avait annoncé que l’échec risquait de provoquer des violences. Le souci pour la Belgique était donc d’avoir une présence militaire plus forte que la dizaine de coopérants techniques sur place. Au point de vue militaire, nous avions fait l’expérience de la difficulté de mener une opération de rapatriement des coopérants. Le moment le plus critique est d’amener les premiers moyens. En participant à la MINUAR, nous pensions pouvoir éviter cette phase critique de l’opération. Si le processus d’Arusha avait réussi, nous possédions un tremplin pour la coopération future. Par contre, si le processus échouait, nous étions prêts pour assumer en toute sécurité une évacuation " (78a).

Dans une note du SGR du 6 août 1993, l’on signale qu’au sein du noyau hutu, il existait pas mal de mécontentement et d’opposition à ces accords, et que c’était également le cas dans des milieux militaires.

L’ambassadeur Swinnen, lui aussi, a brossé le tableau des obstacles entravant le processus d’Arusha. Au cours de son audition du 12 mars 1997, l’ambassadeur a déclaré que : " Des dissensions avaient déjà surgi au sein du MDR avant la signature des accords d’Arusha. À l’époque, ce parti était considéré comme le principal parti d’opposition en puissance. Les problèmes au sein du MDR et du Parti libéral étaient liés aux accords d’Arusha, mais également à des antagonismes régionaux et individuels. Nous étions convaincus que le centre politique ne résisterait pas à la bipolarisation et à la radicalisation des positions. Le souci de la " mouvance présidentielle " pour disposer d’une minorité de blocage dans les institutions de l’État ne fit que renforcer cette tendance. Les difficultés liées à l’article 11 du protocole concernant l’inculpation du président par l’Assemblée nationale en sont le résultat. " (79a)

Notre ancien représentant diplomatique à Kigali a indiqué l’assassinat du nouveau président burundais Ndadaye le 21 octobre 1993 comme un élément négatif important pour le processus d’Arusha : " Le coup d’État du 21 octobre 1993 au Burundi a fortement hypothéqué les négociations en vue de l’installation du nouveau gouvernement. Au Burundi, nous avons assisté à un processus de démocratisation réussi. Le président Buyoya avait lui-même contribué à la transition vers un régime démocratique. Grâce à lui, des élections démocratiques ont pu avoir lieu quelques mois avant la conclusion des accords d’Arusha. M. Ndadaye, qui appartenait à l’ancien parti de l’opposition, le Frodibu, avait gagné les élections de façon éclatante. Il était ainsi devenu le premier président hutu démocratiquement élu. Il voulait cependant procéder de façon très prudente. Il n’a pas immédiatement fait nommer des gens de son parti.

Le nouveau président fait de nombreuses concessions à l’Uprona et aux Tutsis. L’assassinat du nouveau président a causé au Rwanda une réaction de méfiance vis-à-vis du processus de paix. Le président Habyarimana a réagi de façon très acerbe.

Le président estimait que la communauté internationale lui reprochait de ne pas avoir joué le jeu et d’avoir été trop méfiant par rapport au processus de paix. Or, un président d’un pays voisin a été assassiné, malgré sa politique progressive de réconciliation nationale. Il est difficile d’expliquer aujourd’hui à la population et aux acteurs politiques qu’Arusha est un ensemble d’accords difficiles à appliquer (..). Le processus d’Arusha n’a jamais cessé, mais il y eut d’importants atermoiements. On a toujours continué à négocier malgré les ambiguïtés, les rancunes personnelles et les oppositions entre le nord et le sud " (80a).

Le Premier ministre Dehaene soulignait que les accords d’Arusha constituaient pour le Gouvernement belge, " un point culminant " et un " couronnement ". Il y ajoute : " Nous étions conscients de la complexité de ces accords puisqu’il s’agissait d’un compromis et non pas d’un accord parfait. " (81a)

À la commission, qui lui avait demandé si le Gouvernement savait que certains sabotaient les accords d’Arusha, le Premier ministre a répondu : " Il est absurde de supposer qu’un accord ne sera pas respecté. Les gouvernements qui participent aux opérations des Nations unies s’engagent à exécuter les accords ou à exercer des pressions afin qu’ils le soient. C’est pourquoi toute opération des Nations unies se compose d’un volet militaire et d’un volet politique. Le Gouvernement continuait à croire aux accords d’Arusha comme seule alternative à la violence. " (82a)

Enfin, le 9 avril 1994, dans une interview accordée à De Morgen , le ministre des Affaires étrangères et à l’époque secrétaire d’État à la Coopération, M. Derycke, a déclaré que les concepteurs des accords d’Arusha avaient commis une grosse bévue. Devant la commission, le ministre a affirmé qu’il fallait plutôt considérer sa réaction comme une réaction émotionnelle : " Du point de vue éthique et après toute la misère qui j’avais vue en Afrique, je considérais Arusha comme une solution. Je croyais effectivement aux accords d’Arusha. J’étais convaincu que, si l’on voulait donner un avenir au Rwanda, il fallait transformer le régime unilatéral. Les institutions transitoires étaient composées de manière assez harmonieuse. Le plan pour l’intégration des armées me paraissait réalisable. Je trouvais cependant que le FPR adoptait une attitude ambiguë : d’une part, il souhaitait une participation au pouvoir et, d’autre part, le passé avait laissé des traces profondes et il n’y avait sans doute pas suffisamment de communications avec la base. Mais j’ai cru aux accords d’Arusha jusqu’au 6 avril. " (83a)

Outre les indications venant de l’ambassadeur Swinnen et qui montraient que les accords d’Arusha se vidaient de leur substance, le Gouvernement a reçu des informations supplémentaires montrant un affaiblissement de ces accords de paix.

Eric Gillet, membre du bureau exécutif de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme) et coauteur du " Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 ", a été interrogé le 19 mars par la commission spéciale. Interrogé sur la signification des accords de paix d’Arusha, Eric Gillet a déclaré : " Les accords d’Arusha étaient une bonne chose et il fallait évidemment s’y investir. Tout ce qui pouvait être fait, le fut. La Belgique a bien joué son rôle. Mais ni Habyarimana ni son entourage ne voulaient de cet accord et le président usera de toutes les ficelles pour soutenir la violence et bloquer le processus. Le président conserve le pouvoir réel. Le Premier ministre n’en aura jamais l’usage. Les défenseurs des droits de l’homme, tant rwandais qu’internationaux, ne s’y trompent pas : ils ne pensent pas que celui qui est capable d’organiser des massacres puisse se transformer soudainement en démocrate. Sur le terrain, ils voient ce qui se passe. Les organisations de défense des droits de l’homme communiqueront leurs sentiments et leurs constatations en permanence aux autorités belges. Tout au long des deux ans qu’a duré le processus des accords d’Arusha, tout s’est passé à deux niveaux.

Il y a d’abord le double langage du pouvoir qui ne tient pas le même discours vers l’étranger ou à l’intérieur, en français ou en kinyarwanda ou même en anglais ou en kiswahili. Il y a aussi le double jeu de séduction du président " (84a).

" Après la signature des accords d’Arusha, le 15 novembre, le président Habyarimana déclare qu’il considérait qu’il ne s’agissait que d’un chiffon de papier " (85a).

" L’erreur importante qui a été commise était de croire que les accords d’Arusha allaient facilement s’appliquer alors qu’on laissait se développer sur le terrain une situation tout à fait différente. Il fallait associer les accords d’Arusha aux aspects concernant le respect des droits de l’homme " (86a).

Le professeur Reyntjens fait observer que : " L’assassinat du président Ndadaye a probablement provoqué la mort du processus de paix. D’une part, parce que cet assassinat a fait douter les modérés bien intentionnés et, d’autre part, parce qu’il a donné aux opposants à ce processus des arguments permettant de le bloquer (...) Ensuite, interviennent le coup d’État du Burundi et l’assassinat du président burundais, ce qui a pour conséquence que les Hutus et notamment les Hutus qualifiés de modérés affirment qu’on ne peut pas faire confiance au FPR et, par extension, aux Tutsis eux-mêmes, entrant ainsi dans une logique génocidaire. Cette opinion est renforcée par le fait que certains Tutsis ont jubilé à Kigali lors de l’annonce du coup d’État au Burundi et ont refusé d’assister à la manifestation de soutien au peuple burundais organisée le 23 octobre. Avec le recul, on peut conclure que l’accord d’Arusha est mort avec l’assassinat du président du Burundi. C’est en amplifiant le meurtre du président et en convainquant la population de ce que, si elle ne tue pas les Tutsis, c’est elle qui va être exterminée, qu’on développe l’idéologie et la structure nécessaire à la mise en marche du génocide " (87a).

La visite de Habyarimana en Belgique le 4 octobre 1993

Un autre élément qui a pu jouer un rôle dans la décision belge a été la visite du président rwandais, M. Habyarimana, en Belgique :

Le 4 octobre 1993, le président rwandais Juvénal Habyarimana était l’hôte du palais royal de Laeken. Outre le président, étaient également présents le Premier ministre, Jean-Luc Dehaene, le ministre de la Défense nationale, Leo Delcroix, et le secrétaire d’État à la Coopération au développement, Eric Derycke. Au cours d’un entretien avec la presse, le président avait déclaré espérer l’arrivée imminente de Casques bleus de l’ONU dans son pays pour aider à la mise en oeuvre de l’accord de paix et a également exprimé le souhait que le nombre d’hommes de la MINUAR serait supérieur au nombre de 2 500 comme proposé par le secrétaire général de l’ONU.

Le 6 août 1993, soit deux jours après la signature des accords d’Arusha, le président Habyarimana était accueilli comme chef d’État à l’occasion des funérailles du Roi Baudouin.

Le " Comité pour le respect des droits de l’homme au Rwanda " avait, à l’occasion de cette visite, publié un communiqué mettant en garde la communauté internationale contre les dangers que cette visite représentait. Celle-ci risquait, en effet, de réduire à néant les pressions faites sur le Rwanda pour un retour à la démocratie et pour l’application des accords de paix.

Ce communiqué de presse soulignait également " que le président Habyarimana jouait manifestement un double jeu ".

M. Gasana Ndoba a déclaré devant la commission : " Il était notoirement l’actionnaire majoritaire de la radio des " Mille Collines " (88a). Le retour du président au Rwanda fut suivi de l’assassinat d’une série de personnes qui avaient commis des crimes contre l’humanité. Ces exécutions avaient évidemment pour but de réduire au silence tous les témoins potentiels de la politique présidentielle " (89a).

La visite du président Habyarimana aux institutions belges avait été prévue dans le cadre du soutien que la Belgique devait apporter à la mise en oeuvre des accords de paix. Chacun avait confiance dans les accords d’Arusha et dans l’intention que manifestait le président de les faire respecter, bien que certaines nouvelles inquiétantes indiquassent qu’un noyau dur de l’entourage du président Habyarimana était hostile à ces accords.

Dans une note confidentielle du SGR du 15 avril 1993, les services de renseignements écrivent que le partage prévu du pouvoir suscite peu d’enthousiasme dans l’entourage du président : " Dans son entourage, il existe effectivement un noyau de " durs ", qui sont prêts à tout pour ne pas perdre les privilèges que leur octroyait l’ancien régime. Parmi ces " durs ", il y a certains chefs militaires " (90a). Le Premier ministre Dehaene avait de plus en plus le sentiment qu’Habyarimana souhaitait respecter les accords d’Arusha, mais que le président était sous pression " notamment du fait de la famille de sa femme " (91a).

M. N’Diaye allait, par la suite, déclarer devant la commission : " Les accords d’Arusha représentaient une obligation de partage qu’il (le président) ne voulait pas mettre en oeuvre. Il y avait aussi le refus de voir au-delà des intérêts du clan ... on a sans doute minimisé la duplicité des dirigeants rwandais. Dans leur esprit, partager le pouvoir c’était reconnaître leur défaite.

Chaque tentative de retour des réfugiés tutsis avait été un échec et avait conforté le triomphalisme du pouvoir (...) Manifestement, Habyarimana sabotait les accords " (92a).

L’ancien sénateur de la Volksunie Willy Kuijpers profita de la présence d’Habyarimana à Bruxelles pour lui poser des questions par une lettre ouverte sur l’influence de l’Akazu, que M. Kuijpers qualifie de " puissance occulte ", qui se compose de personnes faisant partie de l’entourage du président et qui organise des meurtres et des échauffourées à caractère politique dans tout le pays.

Dans sa lettre, Willy Kuijpers demande au président de clarifier son rôle dans une série d’affaires criminelles impliquant ce groupement également appelé " Réseau Zéro ". Par ailleurs, M. Kuijpers ne croit pas que le président soit réellement favorable aux accords. Il se demande si Habyarimana n’a pas souscrit à ceux-ci sous la pression de l’opinion internationale (93a).

Habyarimana éluda les questions de M. Kuijpers en les qualifiant d’" affirmations gratuites " (94a).

Le ministre des Affaires étrangères, Willy Claes, a reçu le 28 septembre 1993 une speaking note qui pouvait servir d’éventuelle base de discussion pour la rencontre du 4 octobre 1993 avec le président Habyarimana.

Le texte intégral de cette note est le suivant :

1. Accord de paix d’Arusha du 4 août 1993
1.1. Nous nous félicitons de la signature de l’accord de paix entre le gouvernement et le FPR qui met fin à la guerre.
1.2. Nous félicitons les protagonistes qui ont réussi à surmonter leurs intérêts partisans pour prendre des décisions dans l’intérêt du peuple rwandais en acceptant de trouver des solutions au conflit par la négociation qui implique des concessions mutuelles parfois difficiles.
1.3. Nous invitons toutes les parties concernées à veiller au respect intégral et à la mise en oeuvre effective des accords conclus, dans un climat de réconciliation nationale, de confiance et de tolérance mutuelles. Ces accords doivent contribuer au renforcement de la démocratie et aboutir à des élections libres.
2. La Belgique est prête à donner à cet accord son soutien politique et logistique
2.1. Sur le plan politique
Nous avons sensibilisé nos partenaires de la Communauté européenne pour qu’ils soutiennent le processus de paix et de démocratisation ainsi que la mise en oeuvre de l’accord.
Nous sommes intervenus auprès des membres du Conseil de sécurité des Nations unies en faveur de la constitution d’une FIN, et en particulier auprès des USA.
2.2. Sur le plan logistique
2.2.1. GOMN 1, Délégation à Arusha, Déplacés de guerre.
Nous avons fourni une aide en jeeps au GOMN 1 dès 1992.
Nous avons financé (600 000 francs) les voyages de délégations à Arusha.
Nous avons apporté une aide humanitaire d’urgence (110 millions de francs) aux déplacés de guerre, via des ONG.
2.2.2. GOMN 2, MONUOR
Nous donnons une aide financière au GOMN 2 (3 millions de francs pour 3 mois).
Nous participons au financement de la MONUOR (environ 3 millions de francs pour 6 mois).
2.2.3. FIN, Fusion des armées, Démobilisation, Déplacés de guerre, Élections.
Le Gouvernement examine des actions dans les domaines suivants :
FIN ou MINUAR : envoi d’un contingent de 200 à 300 hommes. L’attention du président pourrait être attirée sur le fait qu’il a tout intérêt à accepter les propositions du secrétaire général de l’ONU sur l’importance (2 500 hommes) de la FIN, étant donné les réticences de certains membres permanents du Conseil de sécurité.
Fusion des armées :
Doublement de la coopération technique militaire (20 instructeurs supplémentaires)
Organisation en Belgique de stages de formation de type court pour militaires.
Envoi d’un magistrat conseiller pour la création d’un auditorat militaire.
Démobilisation :
Étude par la Coopération d’un programme spécial de mesures d’accompagnement socio-économique et réorientation des priorités et des programmes d’aide, pour la reconstruction du nord du pays.
Sensibilisation de la Banque mondiale.
Déplacés de guerre :
Maintien d’une aide immédiate dans les camps, vu les délais de réinsertion et de reconstruction des zones de guerre.
Élections :
La coopération au développement étudie un certain nombre d’actions d’aide à la préparation des élections, étape finale du processus démocratique, en relation avec la CE, l’ONU et les partenaires donateurs.
3. Situation interne au Rwanda
Nous faisons appel au président pour qu’il contribue activement à créer les conditions nécessaires à la poursuite de la pacification et de la démocratisation.
Nous sommes inquiets à cause de la discorde existant dans certains partis qui risque de bloquer le processus.
Nous sommes très préoccupés, de même que les autres donateurs, par les détournements de l’aide alimentaire. Il est urgent d’y mettre de l’ordre au moment où le Rwanda demande un accroissement de l’aide internationale.

La présence au Rwanda d’une communauté belge

La commission, tout en constatant que le support aux accords d’Arusha et la demande des deux parties avaient pesé sur la décision du Gouvernement belge de soutenir sur le plan logistique le processus de paix au Rwanda, a estimé par ailleurs que plusieurs facteurs avaient joué un rôle dans la décision d’envoyer des troupes au Rwanda. Lors de la deuxième réunion de la commission, Mme Beckers, la soeur d’une victime civile belge, a posé la question suivante : " La Belgique ne devait-elle pas protéger ses ressortissants (95a)/A>) ? "

D’après les chiffres provenant d’une note confidentielle du 15 avril 1993, la communauté belge au Rwanda comptait 1497 Belges, dont 900 habitaient dans la capitale Kigali. Les autres Belges étaient répartis entre 10 préfectures. La plus petite communauté belge habitait à Kibuye. On pouvait trouver la plus forte concentration de ressortissants belges hors Kigali dans la préfecture de Butare, où 190 Belges avaient leur résidence officielle. Outre 570 particuliers, la population belge était constituée de 428 coopérants, 168 volontaires, 231 missionnaires et 100 autres personnes qui avaient été incorporées dans l’administration ou qui, après leur service actif, avaient préféré habiter au Rwanda plutôt que de retourner en Belgique. " Les Belges représentent la communauté expatriée la plus importante du Rwanda " , tandis que les Français, les Allemands et les Américains étaient au Rwanda avec respectivement 600, 350 et 200 compatriotes. La coopération militaire belge comprenait une vingtaine d’officiers et de sous-officiers accompagnés de leur famille (96a).

" Si nous n’avions pas participé à la présence internationale " , a affirmé le Premier ministre Dehaene, " je pense que cela n’aurait pas été compris ni par la population rwandaise ni par la population belge présente au Rwanda. Cette dernière a d’ailleurs été un des éléments de notre prise de décision (97a). " Ainsi le Service de renseignements de l’armée belge (le SGR) a-t-il émis un avis positif sur une éventuelle participation de la Belgique à ce qui s’appelait encore la FIN, en se fondant sur la conviction que la présence d’effectifs belges au Rwanda rassurerait de nombreux expatriés (98a) (complément d’information du 28 septembre 1993, SGR document 7140).

Les autorités belges ont estimé d’emblée que la protection des compatriotes et la préparation d’une éventuelle évacuation devaient être une des tâches du détachement belge auprès de la MINUAR. Les autorités militaires de Bruxelles et de Kigali partageaient cet avis. Pourtant, la protection spécifique des expatriés belges (et d’autres Occidentaux) n’était pas prévue dans le mandat de l’ONU, qui prévoyait uniquement, au point 3.A, une mission générale de contribution à la sécurité à Kigali. L’évacuation, l’assistance en vue d’une évacuation ou la préparation d’une évacuation n’étaient pas non plus prévus initialement par le mandat.

Même après les événements dramatiques du 7 avril 1994, lorsqu’il décida l’évacuation des Belges, le Gouvernement " ... wou namelijk de VN-spelregels respecteren. Daarom werd beslist tot evacuatie, niet met behulp van Blauwhelmen, maar door het zenden van Belgische en Franse para’s " déclara M. Claes. M. Riza a averti " ... denk er niet aan om als Belgen met uw blauwhelmen unilateraal op te treden " (99a).

Les informations relatives à la campagne antibelge et anti-MINUAR

Enfin, un dernier élément a pesé dans la décision de fournir ou non des troupes à la MINUAR : la connaissance qu’avait le Gouvernement belge de l’existence de réactions hostiles à la Belgique et à la participation de celle-ci à l’opération de paix.

À cet égard, le groupe ad hoc Rwanda a cité, dans le rapport qu’il a transmis le 7 janvier 1997 à la Commission des Affaires étrangères du Sénat, un nombre d’indices contenus dans les documents examinés, sur la base desquels il conclut que, pendant la période qui a précédé la décision d’envoyer des troupes à Kigali (100a), " un climat antibelge s’était développé au Rwanda, du moins dans les milieux extrémistes hutus proches du président Habyarimana et de son entourage direct " (101a).

Au cours des auditions devant la commission, une série de témoins ont nuancé ce constat.

C’est ainsi que le Premier ministre, M. Dehaene, a fait, au cours de sa première audition, la déclaration suivante : " Il est clair que nous étions conscients qu’il y avait des réactions antibelges mais on ne pouvait parler d’un climat général défavorable. Il y avait effectivement des actions menées par une minorité, actions qui étaient amplifiées par la Radio RTLM. (...) Il n’y avait donc pas de climat général antibelge. Au contraire, notre présence était souhaitée par la population " (102a).

L’ambassadeur Swinnen relativise lui aussi les informations relatives aux sentiments antibelges. Notre ancien ambassadeur à Kigali estime que " les sentiments antibelges étaient exprimés dans les milieux extrémistes et antipacifistes. C’était normal, étant donné que la Belgique menait une politique extrêmement pacifiste. Ces sentiments antibelges étaient parfois dirigés contre ma personne. Les sentiments antibelges sont à situer dans le contexte plus large d’une opposition contre le processus de paix. (...) Cela ne signifiait pas qu’il était question d’une action antibelge préméditée " (103a). Néanmoins, M. Swinnen reconnaît que la Belgique avait une mauvaise image dans les milieux extrémistes et qu’à l’époque, il était très préoccupé par " certains groupes extrémistes " qui voulaient discréditer le processus de paix. Il estime toutefois qu’en réalité, il n’y a jamais eu lieu de rendre compte d’une atmosphère antibelge généralisée. Selon l’ambassadeur, le malaise concernant les Belges devait être considéré comme une opposition au processus de paix et à l’engagement de la Belgique dans ce dernier.

Toujours selon l’ambassadeur Swinnen, on ne peut pas prétendre que le MRND et le président Habyarimana étaient opposés à une participation belge à la MINUAR. Le MRND " n’était pas contre la participation belge, mais bien contre une participation trop dominante et contre un rôle dominant exclusivement belge. Le MRND était partisan d’un rôle substantiel belge. (...) Le 12 novembre, le président m’a dit que son voeu le plus cher était de voir la Belgique s’engager dans la MINUAR et que la Belgique ne change pas d’idée. Il voulait un contingent équilibré à Kigali " (104a).

Au cours de sa première audition, le 5 mars, l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Willy Claes, a abordé plus en détail la question de l’existence d’un climat antibelge au Rwanda. Selon lui, il n’y avait pas de climat antibelge. " Il n’y avait pas de climat antibelge, si ce n’est dans un certain milieu antipacifiste actif " (105a). Willy Claes a résumé le climat qui régnait au Rwanda comme suit : " au moment où nous avons pris la décision d’envoyer des troupes au Rwanda, il n’y avait pas de climat antibelge. Toutefois, un groupe minoritaire dangereux s’activait contre les accords d’Arusha et par conséquent aussi contre notre pays " (106a).

Cependant, la commission a également retenu des témoignages confirmant l’existence d’un sentiment antibelge.

Le lieutenant-général Charlier ainsi que M. Gasana Ndoba, représentant du Comité pour le respect des droits de l’homme et la démocratie au Rwanda, ont témoigné que certaines décisions belges du passé ont été à la base d’une campagne antibelge.

Le lieutenant-général Charlier : " Une campagne antibelge était menée depuis fin octobre 1990. À cette époque le gouvernement avait décidé de retirer les éléments militaires envoyés au moment de l’invasion du nord du pays. L’attitude des militaires rwandais vis-à-vis des Belges s’était alors modifiée. Si on se met à leur place, leur attitude est compréhensible. Le pays est envahi et la nation qui avait fourni un appui militaire se retire dès qu’elle a sauvegardé ses coopérants. En outre, le Gouvernement belge a refusé de livrer une commande d’armes qui était déjà payée par les Rwandais. Encore une fois, on peut comprendre leur réaction. On ne peut toutefois pas dire que les relations étaient rompues entre les militaires rwandais et belges. Nous avons maintenu une coopération technique et militaire (formation de cadres, appui médical et infrastructure). Il y a eu des visites de militaires rwandais en Belgique et vice versa. Des relations tout à fait normales, mais nous ressentions que le climat avait changé. Un autre élément contribuait à créer un climat antibelge : le processus d’Arusha n’était pas accepté par tous les Rwandais. Les opposants au processus refusaient d’accepter la participation de la Belgique à la MINUAR. Dès septembre, il y a eu des campagnes antibelges et des faits ont été perpétrés contre les civils. Il était donc nécessaire de protéger nos compatriotes. Lorsque nous sommes partis au Rwanda, nous connaissions les risques (107a). (...) Le climat antibelge était bien connu " (108a).

M. Gasana Ndoba : " On a beaucoup épilogué sur la maladresse des troupes belges. Dès 1990, un sentiment antibelge avait pris naissance suite au retrait des troupes belges et à la cessation des livraisons d’armes par la Belgique " (109a).

Comme le groupe ad hoc Rwanda, la commission conclut qu’il s’est bel et bien développé, au cours de la période qui a précédé la décision d’envoyer des troupes, prise le 19 novembre 1993, un climat antibelge, du moins dans les milieux extrémistes hutus liés au président Habyarimana et à son entourage direct.

Quoi qu’il en soit, la commission estime que, qu’il faille ou non qualifier les extrémistes hutus de minorité, ils étaient en tout cas au coeur du pouvoir. Ils appartenaient en effet à l’élite militaire et politique proche du président Habyarimana.

Il n’apparaît pas à la commission que l’existence de ce climat anti-belge ait été un élément déterminant dans la décision du Gouvernement belge le 19 novembre 1993 d’envoyer des troupes au Rwanda. Le climat a bel et bien joué un rôle, en plus des éléments budgétaires, dans le choix politique de limiter le nombre d’hommes à un maximum de 450.

À ce sujet, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene a déclaré : " Au Conseil des ministres, il n’a pas été fait lecture des télex cités. Ceux-ci faisaient partie de l’information de base de M. Claes. Il nous a pourtant dit qu’il y avait certaines réactions et frustrations nées des événements de 1990 mais on ne peut pas parler d’un climat antibelge généralisé " (110a).


Source : Sénat de Belgique