Le paysage politique rwandais s’est polarisé avant la signature des accords d’Arusha en août 1993.

Selon le professeur Reyntjens, cette polarisation a débuté à partir de janvier 1993. Elle s’est concrétisée par le fait qu’au lieu de jouer à trois partenaires comme le prévoyaient les accords (MRND-FPR-partis d’opposition), on s’est déjà trouvé à la mi-1993 dans une situation limitée à deux parties. " Tous les partis d’opposition se sont scindés en deux ailes, l’une favorable aux accords d’Arusha, l’autre réticente et méfiante, voire plus.

Le premier moment important se situe en février 1993 lorsque le FPR entame une offensive importante qui le mène aux portes de Kigali. Les partis d’opposition et certaines organisations de défense des droits de l’homme clament alors leur désapprobation.

En juillet 1993 et en prévision de la signature prochaine des accords d’Arusha, nous assistons à une nouvelle scission à savoir celle du MDR, le principal parti d’opposition.

Ensuite interviennent le coup d’État du Burundi et l’assassinat du président burundais, ce qui a pour conséquence que les Hutus, et notamment les Hutus qualifiés de modérés, affirment qu’on ne peut pas faire confiance au FPR et, par extension, aux Tutsis eux-mêmes, entrant ainsi dans une logique génocidaire.

Cette opinion est renforcée par le fait que certains Tutsis ont jubilé à Kigali lors de l’annonce du coup d’État au Burundi et ont refusé d’assister à la manifestation de soutien au peuple burundais organisée le 23 octobre.

Avec le recul, on peut conclure que l’accord d’Arusha est mort avec l’assassinat du président du Burundi " (1b).

Le professeur Reyntjens a estimé que d’un point de vue politique, l’accord d’Arusha était équilibré, dès lors que le paysage politique du pays demeurait tripolaire. Mais le Rwanda étant devenu bipolaire, " les autorités ont joué sur la minorité de blocage pour l’octroi de certains portefeuilles et de sièges parlementaires. La bipolarisation et la croissance de la méfiance entre groupes qui s’en sont suivies, ont rendu ces accords de moins en moins réalistes. L’acteur principal de ce pays est la peur " (2b).

Ce blocage de la situation a été observé par d’autres acteurs extérieurs, notamment par M. Ndiaye, rapporteur spécial de la Commission des Nations unies sur les droits de l’homme. Selon ses déclarations devant la commission, il y eut volonté délibérée de ne pas respecter les accords d’Arusha. " Les accords semblaient raisonnables, car ils visaient à une démocratisation réelle, à la fusion des armées etc. Ils concrétisaient la logique qui menait à la paix.

On a sans doute minimisé la duplicité des dirigeants rwandais. Dans leur esprit, partager le pouvoir c’était reconnaître leur défaite. Chaque tentative de retour des réfugiés tutsis avait été un échec et avait conforté le triomphalisme du pouvoir. Le succès du FPR menaçait directement l’équilibre politique, ce qui a mené le groupe dirigeant à la recherche d’une solution finale qui puisse racheter l’échec militaire.

J’ai rencontré des gens qui venaient de voir le président Habyarimana et qui m’ont affirmé de bonne foi que celui-ci allait respecter les accords. Or, manifestement, il les sabotait.

Lors de mon passage, il n’y avait pas de ministre de la justice car l’action de celui-ci ayant été bloquée par le MRND, il avait démissionné. Personne n’avait pu obtenir ensuite l’agrément du président pour ce poste. Le même blocage s’exerçait contre le ministre de l’information, membre d’un parti de l’opposition qui ne contrôlait, par exemple, pas la radio, dont 85 % des agents étaient membres du MRND. Habyarimana ne lâchait rien. Il n’avait pas partagé le pouvoir depuis dix-neuf ans. Les accords d’Arusha représentaient une obligation de partage qu’il ne voulait pas mettre en oeuvre. Il y avait aussi le refus de voir au-delà des intérêts du clan " (3b).

Cette situation de blocage était également perceptible par les Rwandais eux-mêmes, ainsi que l’affirme M. François-Xavier Nsanzuwera, ancien procureur de la République rwandaise :

" Dès le mois de janvier 1994, tout le monde était conscient que la guerre allait reprendre, car le mouvement Interahamwe se faisait de plus en plus important. (...)

La distribution des armes était déjà systématique à l’époque et le fusil le plus distribué était l’ancienne arme de l’armée rwandaise : le G3. Je m’en suis rendu compte, car ces armes furent utilisées lors de vols à main armée. (...) Les deux parties préparaient la guerre " (4b).

Le lieutenant-général Uytterhoeven déclare d’ailleurs lui aussi : " Il ressortait de mon entretien avec M. Nsabimana que la nouvelle attitude du contingent belge était jugée acceptable. Selon lui, son pays était au bord de la guerre, non à Kigali, mais dans le Nord. En tant que militaire, son devoir était de préparer cette guerre. (...) Selon lui, la guerre avec le FPR ne s’était jamais terminée et il n’y avait qu’une période d’accalmie. Il envisageait même la possibilité d’armer les civils " (5b).

Quant aux acteurs politiques et militaires belges, étaient-ils au courant de l’importance de la dégradation de la situation politique du pays ?

D’emblée, la commission répond de manière affirmative à cette question, puisqu’aussi bien M. Swinnen que les Affaires étrangères avaient très bien perçu la polarisation et la radicalisation croissante qui s’opérait au Rwanda suite notamment à l’action des " extrémistes ".

Comme le professeur Reyntjens, l’ambassadeur Swinnen avait perçu le début de la bipolarisation avant la signature des accords d’Arusha en août 1993. "Des dissensions avaient déjà surgi au sein du MDR avant la signature des accords d’Arusha. À l’époque, ce parti était considéré comme le principal parti d’opposition en puissance. Les problèmes au sein du MDR et du parti libéral étaient liés non seulement aux accords d’Arusha, mais également à des antagonismes régionaux et individuels. Nous étions convaincus que le centre politique ne résisterait pas à la bipolarisation et à la radicalisation des positions. Le souci de la "mouvance présidentielle" pour disposer d’une minorité de blocage dans les institutions de l’État ne fit que renforcer cette tendance.

(...)

Le coup d’État du 21 octobre 1993 au Burundi a fortement hypothéqué les négociations en vue de l’installation du nouveau gouvernement rwandais.

(...)

Le président estimait que la communauté internationale lui reprochait de ne pas avoir joué le jeu et d’avoir été trop méfiant par rapport au processus de paix.

Or, un président d’un pays voisin a été assassiné, malgré sa politique progressive de réconciliation nationale.

(...)

La méfiance suscitée de la sorte était significative. On devint particulièrement vigilant à l’égard des engagements avec le FPR et les partis d’opposition. Le facteur burundais a pesé lourdement sur les négociations à venir.

Au sein du MDR et du PL, il y eut une lutte pour obtenir des postes ministériels et des sièges parlementaires. La plupart du temps, cette lutte opposait les partisans des accords d’Arusha à ceux qui s’en méfiaient" (6b).

Les informations recueillies par M. Swinnen étaient systématiquement envoyées, par télex (cf. rapport groupe ad hoc ), aux Affaires étrangères.

Les Affaires étrangères connaissaient donc le climat qui régnait au Rwanda au cours de l’année 1993 et au début de 1994.

C’est d’ailleurs en ce sens que se sont exprimés, respectivement, M. W. Jaenen, conseiller général à la direction d’administration des relations bilatérales (service P50) et le ministre Claes : " Nous avons constaté que les accords d’Arusha n’étaient pas exécutés et supposé qu’il y avait dans les divers partis des gens qui n’avaient aucun intérêt à ce que les accords soient appliqués. Nous ignorions cependant de quelles personnes il s’agissait. (...) Nous étions convaincus que l’exécution des accords d’Arusha était bloquée. C’est pourquoi le ministre Claes s’est rendu au Rwanda " (7b).

Quant à M. Claes, il déclare : "Le Gouvernement n’a pas caché l’existence de caches de munitions ni le fait que la population était armée. Au contraire, il l’a même rendu public.

Trois jours avant mon départ au Rwanda, j’ai établi un bilan de la situation suite à une interpellation de M. Van Peel. J’ai rassemblé le texte de cette interpellation et la réponse que j’y ai donnée dans une brochure que j’ai transmise aux membres de la Chambre et du Sénat ainsi qu’à divers milieux intéressés.

On peut lire dans cette brochure : l’insécurité pourrait s’accroître si la situation reste bloquée, d’autant plus que des armes circulent.

Cela prouve bien que le Gouvernement n’a pas sous-estimé l’affaire. Je suis allé au Rwanda lors d’une période particulièrement dramatique. (...) (8b)

Le dimanche après-midi, j’ai convoqué tous les partis à l’ambassade. Le FPR ne s’est pas présenté. J’ai alors déclaré que j’étais venu en ami du pays pour leur demander de mettre fin à tous les conflits. Je leur ai fait part des avertissements provenant de New York et je les ai exhortés à convoquer le parlement. J’ai précisé aussi que la commission mixte Belgique-Rwanda ne se réunirait pas tant qu’il n’y aurait pas de progrès.

Au cours de cette même nuit, de graves incidents ont éclaté, au cours desquels deux personnalités ont été tuées, dont le ministre Gatabazi qui venait de plaider en faveur de la réconciliation.

Ensuite, je me suis rendu chez le président Museveni et je lui ai demandé d’inciter le FPR à se rendre au parlement.

Le FPR a alors pris contact. Lors de mon retour à l’aéroport, j’ai rencontré un représentant du FPR qui m’a déclaré ne pas avoir confiance et ne pas être en mesure de se rendre à la réunion d’installation du parlement. Je lui ai répondu que je n’appréciais pas cette attitude et que le FPR avait le devoir de se rendre à l’assemblée, éventuellement sous escorte " (9b).

Dans la brochure précitée reproduisant sa réponse à l’interpellation de M. Marc Van Peel du 15 février 1994, le ministre Claes écrit : " Actuellement, l’obstacle principal à la mise en oeuvre des accords d’Arusha est la discordance au sein de deux partis politiques, le MDR et le PL, empêchant la formation du gouvernement de transition et l’installation du parlement de transition " (10b).

Dans la même réponse, M. Claes signale que :

" Le choc des ambitions et intérêts personnels n’est pas étranger non plus aux difficultés qui s’opposent à la mise en oeuvre des accords d’Arusha " (11b).

Le ministre Claes écrit dans sa lettre du 11 février 1994 (et non du 14 mars 1994 comme indiqué erronément dans le Blue Book (12b)) au secrétaire général Boutros Boutros-Ghali :

" Il me paraît cependant que cette accentuation du profil de l’ONU au niveau politique devrait aller de pair avec une attitude plus dissuasive de la MINUAR sur le plan de la sécurité.

Je suis conscient de la complexité de la situation comme des contraintes qui vous sont imposées dans le cadre de la résolution 872 du Conseil de sécurité.

Il est à craindre néanmoins qu’à défaut d’enrayer l’évolution négative à laquelle nous assistons, la MINUAR pourrait se trouver dans l’impossibilité de poursuivre valablement sa mission fondamentale, à savoir jouer un rôle majeur d’appui à la mise en oeuvre de l’Accord de paix d’Arusha.

Je puis vous assurer que le Gouvernement belge continue de son côté à exhorter le président Habyarimana et les autres responsables politiques rwandais à accepter les compromis qui s’imposent. "

Immédiatement après son départ du Rwanda, le ministre Claes envoie le télex 138 à partir d’Ambabel Bujumbura :

" 1. (Traduction) Vu la situation au Rwanda, il convient, selon moi, que Delbelonu New York et Ambabel Washington transmettent respectivement au secrétaire général des Nations unies Boutros et à son adjoint Moose le message suivant. (...)

2.1. Au cours de mon séjour à Kigali (19-22 février 1994), j’ai eu des contacts avec le président, le Premier ministre, le Premier ministre désigné du futur gouvernement de transition, le ministre des Affaires étrangères, l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, M. Booh-Booh, le général Dallaire (MINUAR), les représentants de l’OUA, de l’UE et de la Tanzanie. En outre, j’ai eu des conversations avec les représentants de tous les partis politiques qui constitueront le gouvernement de transition. (...)

2.3. (...)

Les partis MDR et PL restent intérieurement divisés et empêchent la formation du gouvernement de transition. Selon les représentants de la communauté internationale que j’ai contactés (voir point 2.1.), il ne fait aucun doute que le président Habyarimana y est pour quelque chose, s’efforçant ainsi de s’assurer dans les nouvelles institutions une minorité de blocage à son avantage. (...) "

Il conclut par un avertissement clair :

" 2.6. J’estime que la Belgique, les Nations unies et les États-Unis ont tout intérêt, pour l’avenir du Rwanda, à éviter une nouvelle guerre civile et à exercer des pressions sur les responsables rwandais, et en particulier sur le président rwandais pour que l’on crée les institutions de transition et que l’on poursuive l’exécution des accords d’Arusha. Il est judicieux de commencer immédiatement à exercer de telles pressions si l’on veut éviter que la situation au Rwanda ne dégénère encore plus et si l’on veut épargner des vies humaines au Rwanda. "

Du côté militaire, la perception de la dégradation de la situation est moins constante et est fonction de la gestion quotidienne des événements.

Par exemple, le colonel Marchal a déclaré que "la situation du 15 janvier était préoccupante. Le gouvernement et les institutions prévues par les accords d’Arusha n’étaient pas en place et le point de vue des parties se radicalisait. J’essayais d’apporter une réponse à d’éventuelles conséquences de cette situation" (13b).

Par ailleurs, il ajoute : "J’ai toujours essayé de faire preuve de réalisme. Ainsi, si j’ai déclaré le 21 février que j’étais certain que le gouvernement de transition serait mis en place, j’ai par la suite toujours exprimé un doute. Dans ma note du 23 mars, j’insiste sur le fait que les jours à venir seraient ceux de tous les dangers. Les 24 et 27 mars, j’ai encore laissé planer le doute, tout en continuant à espérer le gouvernement de transition" (14b).

Il faut souligner que les autorités belges disposaient de très nombreuses informations en ce qui concerne le pouvoir en place et les chefs politiques à Kigali (cf. Rapport groupe ad hoc , pp. 58, 59 et 60), mais que ces informations étaient beaucoup moins nombreuses en ce qui concerne le FPR.

Concernant le FPR, notre ambassadeur signale dans le télex 1062 du 24.10.1993 que la Première ministre Agathe Uwilingiyinama exprimait elle aussi "ses préoccupations à propos des intentions militaires du FPR, dans le contexte de la crise burundaise. On parle de nouvelles concentrations d’unités du FPR dans la région située au Nord de Buymba ".

Lors des auditions, l’ambassadeur Swinnen a déclaré " Les minorités extrémistes sont difficiles à identifier. En fait partie le CDR, parti politique agréé. Je me souviens qu’il y a eu des rapprochements entre le CDR et le MRND, qui ont même constitué avec d’autres partis, temporairement, une coalition. Les liens entre le CDR et les autres partis nous préoccupaient sérieusement, de même que le développement de tendances extrémistes au sein du PL, du MDR et du MRND. À part cette coalition temporaire, il n’y a pas eu de liens formels entre certains partis et le CDR. Nous constations seulement que leurs positions avaient tendance à se ressembler de plus en plus " (15b).

Il ajoute :

" Je me suis toujours posé la question de la crédibilité d’Habyarimana. Était-il un acteur politique ou l’otage de son entourage ? Je n’avais pas de réponse et je n’en ai toujours pas " (16b).

De son côté, Lode Willems, à la question " Vous méfiiez-vous des milices du MRND ou du Hutu Power ? Était-ce des groupes fanatiques ? " a répondu : " Effectivement " (17b).

Willy Claes a déclaré quant à lui :

" J’ai tenté d’attirer l’attention des Américains sur le possible double jeu du président Habyarimana " (18b).

" Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, des éléments négatifs provenaient du côté présidentiel " (19b).

Devant la commission, M. Claes a déclaré :

" Je pensais que la famille du président agissait contre le processus de paix, mais que le président lui-même comprenait qu’il n’y avait pas d’autre solution possible que d’exécuter les accords d’Arusha " (20b).

D’autre part, dans le télex nº 250 du 25.03.94, notre ambassadeur écrivait :

" Eerste minister Uwilingiyimana spaart haar kritiek op het FPR niet. Ze sluit niet uit dat de harde opstelling van het FPR in de onderhandelingen te maken heeft met plannen om de vijandelijkheden te hervatten. "

Selon le lieutenant Nees :

(Traduction) " Depuis la mi-février, le FPR est divisé en deux camps : les " durs " souhaitaient l’installation du gouvernement de transition au début de janvier. Comme cela ne s’est pas fait, il faut reprendre les hostilités.

Les modérés estiment que les accords d’Arusha ont permis d’obtenir l’incroyable, que l’on ne sait pas à quoi mènera une reprise de la guerre et que l’on ignore en tout cas comment les Hutus réagiront vis-à-vis des Tutsis si le FPR reprend les hostilités " (21b).

La commission s’est alors posé la question de savoir si l’attitude des acteurs politiques belges face à cette situation était adéquate ou relevait d’une certaine naïveté. La question a notamment été posée à plusieurs experts, dont M. Reyntjens et M. Ndiayé.

Le professeur Reyntjens est d’avis que si la MINUAR était restée, en soutenant les officiers modérés de l’armée rwandaise, il était encore possible d’éviter le pire, selon lui, même après les événements du 7 avril.

La réponse de M. Ndiayé est également négative : " Je ne pense pas qu’il s’agissait d’une attitude naïve. C’était, à l’époque, la seule possibilité d’aider les Rwandais. Comme je viens de le dire, certaines ambassades poussaient à la solution négociée. L’ambassade de France, par contre, était sur la défensive, davantage même que le président Habyarimana lui-même.

La situation au Rwanda était complexe : le pays était en guerre, mais un processus de démocratisation était en cours et celui-ci permettait l’expression du mécontentement, même des Hutus, vis-à-vis de l’accaparement du pouvoir par le clan du président ; enfin, le pays subissait un plan d’ajustement structurel du FMI. Le régime se sentait menacé par tous ces éléments et son refus d’accepter des changements a probablement accéléré les massacres.

Connaissant cette réalité, peut-on taxer de naïveté ceux qui poursuivaient la négociation d’accords de paix, et de mauvaise foi ceux qui soutenaient le régime ? C’est une analyse possible à posteriori, mais il m’a semblé, à l’époque, que la solution passait obligatoirement par l’instauration d’une démocratie réelle. La question principale restait de savoir comment communiquer la conscience des intérêts à long terme à des gens dont la préoccupation essentielle était la survie au jour le jour " (22b).

L’ambassadeur Swinnen a déclaré : " Nous avons toujours continué de croire que cela allait réussir. C’était un compromis, mais il n’y avait pas d’alternative.

Nous pouvions donc croire à la dynamique, mais nous étions conscients de la radicalisation, qui nous préoccupait beaucoup. C’est pourquoi nous avons continué avec conviction d’encourager les modérés " (23b).

À la question de savoir si le Gouvernement avait envisagé de menacer d’arrêter la coopération au développement, le ministre Derycke, à l’époque secrétaire d’État à la Coopération au développement a répondu :

" Je ne souhaitais pas brandir en permanence la menace d’un arrêt de l’aide au développement parce que cette menace est contre-productive. Du reste, elle n’est efficace qu’une seule fois.

L’aide au développement accordée par la Belgique était en majeure partie destinée à l’enseignement, à l’agriculture et aux soins médicaux. La première victime de l’arrêt de cette aide aurait donc été l’homme de la rue.

Il faut également tenir compte du contexte européen dans lequel on travaille. Si un pays donateur se retire, un autre pays est prêt à prendre sa place, en l’occurrence les Pays-Bas et l’Allemagne. Un autre argument en faveur du maintien de l’aide au développement était le souci de ne pas aggraver la situation dans les camps de réfugiés au Rwanda. " (24b)

D’autre part, à la suite de sa rencontre avec le président Habyarimana, le ministre Claes a adressé depuis Bujumbura un telex a Delbelonu et à Ambabel Washington.

Il y disait :

" 2.3. Le Gouvernement belge estime que si le gouvernement de transition n’est pas créé comme prévu par les accords d’Arusha, cela aura de graves répercussions sur les efforts de pacification fournis jusqu’ici ainsi que sur le processus de démocratisation, et que cela menacera gravement la coopération au développement belgo-rwandaise hormis l’aide purement humanitaire.

2.6. J’estime que la Belgique, les Nations unies et les États-Unis ont tout intérêt, pour l’avenir du Rwanda, à éviter une nouvelle guerre civile et à exercer des pressions sur les responsables rwandais, et en particulier sur le président rwandais pour que l’on crée les institutions de transition et que l’on poursuive l’exécution des accords d’Arusha. Il est judicieux de commencer immédiatement à exercer de telles pressions si l’on veut éviter que la sitiuation au Rwanda ne dégénère encore plus et si l’on veut épargner des vies humaines au Rwanda. "

Existait-il une alternative ?

Mme Des Forges a déclaré à la commission : " Je suis convaincue qu’une attitude très ferme eût pu éviter le génocide. Si les dirigeants politiques avaient été convaincus en janvier, février et mars que la Minuar adopterait une position forte contre les violences, ils n’auraient pas essayé de braver la communauté internationale " (25b).

M. Gillet ajoute : " Ma conviction était qu’il fallait utiliser le levier de l’opinion publique et que rien n’empêcherait un gouvernement de rendre les informations publiques. Cette publicité aurait pu désamorcer le processus " (26b).

En résumé, la commission constate que plusieurs éléments sont intervenus, qui ont rendu plus difficile l’application des accords d’Arusha et qui démontraient que cette application était combattue. Il s’agit essentiellement :

de la bipolarisation du paysage politique entre les partisans de l’accord de paix (et par conséquent du partage du pouvoir avec le FPR) et ceux qui refusaient ce partage du pouvoir ;

de l’attitude du président Habyarimana, qui pose de nouveaux obstacles, tentant de détenir une minorité de blocage ;

des six tentatives de constitution d’un gouvernement de transition, qui ont échoué en raison de l’opposition déclarée ou des hésitations des parties.

Le rapport des Nations Unies publié en décembre 1996 retient les conclusions suivantes :

" Depuis sa création jusqu’à son retrait, la MINUAR a toujours semblé en retard sur les réalités de la situation au Rwanda. Elle a été déployée en 1993 pour aider à mettre en oeuvre un processus de paix qui semblait être dans l’impasse avant même d’avoir été amorcé. Au plus fort de la crise, la décision prise unilatéralement par certains gouvernements de retirer leurs contingents nationaux a laissé le reste de la MINUAR encore plus vulnérable et incapable d’assurer la protection des civils en danger. Quand bien même l’effectif de la MINUAR ait été accru en mai 1994 en raison des massacres qui se poursuivaient, et qu’en novembre 1994 le niveau d’effectif

autorisé de 5 500 ait été atteint, la guerre civile était terminé, et le pays n’avait plus besoin d’une aide pour le maintien de la sécurité mais d’une aide pour la reconstruction nationale. "

" Les mandats de la MINUAR découlaient du contexte politique international dans lequel ils avaient été formulés et reflétaient généralement des préoccupations et des impératifs de certains États membres qui avaient peu de rapport avec la situation au Rwanda. Une incompréhension fondamentale de la nature du conflit a également donné lieu à des hypothèses politiques et à des évaluations militaires erronées. Le Conseil de sécurité, qui est le principal responsable de l’élaboration des mandats de maintien de la paix, a eu tendance, au début de la crise, à considérer la situation au Rwanda comme une petite guerre civile, comme l’ont déclaré certains membres du Conseil. On a passé sous silence ou omis d’explorer les conflits politiques au sein du gouvernement rwandais et les preuves croissantes d’assassinats politiques et de violation des droits de l’homme dans le pays. "

En conclusion, la commission peut dire que, si les acteurs politiques percevaient bien la dégradation de la situation politique, traduite notamment par le blocage des accords d’Arusha, et ce jusqu’à l’issue fatale du 6 avril, ils n’ont cessé d’espérer la mise en place du gouvernement et du parlement de transition, ce dont témoignent les démarches pressantes effectuées à cet égard (27b).


Source : Sénat de Belgique