Dans un document écrit remis à la commission, le ministre Claes a relaté de quelle manière la Belgique avait tenté de changer le mandat, les ROE ou d’accroître les effectifs.

En plus des pressions politiques et diplomatiques, la Belgique a également tenté de rendre les interventions de la MINUAR plus efficaces.

Comme cela a déjà été signalé dans le chapitre 3.3.1., le ministre des Affaires étrangères W. Claes, dans sa lettre du 11 février 1994 (et non du 14 mars 1994 comme le dit à tort le Blue Book ), insiste sur " une attitude plus dissuasive de la MINUAR sur le plan de la sécurité " bien qu’il soit conscient " des contraintes qui vous (NDLR : le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali) sont imposées dans le cadre de la résolution 872 du Conseil de sécurité ". Cette réaction est suscitée par " les atermoiements des partis, tandis que les informations relatives à la constitution de réserves d’armes par les différentes milices se font chaque jour plus insistantes. "

Alors que le ministre Claes n’est pas encore rentré de son voyage à Kigali, le chef de cabinet des Affaires étrangères M. Willems prend l’initiative de demander au représentant permanent à New York de faire examiner par le secrétaire général des Nations unies, comme par les membres les plus importants du Conseil de sécurité de l’ONU, une série de possibilités pour renforcer l’action de la MINUAR tant dans sa composante politique (M. Booh Booh), que dans sa composante militaire (général Dallaire). Le texte du télex nº 64 du 25 février 1994 de MINAFET à DELBELONU est rédigé comme suit :

" La forte dégradation de la situation sur le plan de la sécurité au Rwanda appelle les réflexions suivantes :
1. Les assassinats politiques, les troubles qui s’ensuivent, la détérioration du climat de sécurité, pourraient bien mener à un nouveau bain de sang.
2. Il faudrait accroître la pression diplomatique et politique en vue de parvenir à faire respecter strictement les accords d’Arusha dans un climat serein.
3. Le représentant spécial du secrétaire général au Rwanda, M. Booh Booh, semble avoir perdu de sa crédibilité sur place.
4. Dans le cadre de son mandat actuel, la MINUAR ne peut maintenir fermement l’ordre public. Un sérieux problème de crédibilité se pose.
Des démarches ont déjà été effectuées à un haut niveau à New York, mais elles sont restées sans résultat. La dernière déclaration du président du Conseil de sécurité concernant le Rwanda (le 17 février 1994) " la MINUAR ne sera assurée d’un appui suivi que si les parties appliquent intégralement et rapidement l’accord de paix d’Arusha " laisse présager une possible inactivité ou un arrêt de l’opération.
5. Quand, à la suite des assassinats et des troubles, la MINUAR a décidé au début de cette semaine de placer l’opération sous alerte rouge, cela a eu pour conséquence que tous les Casques bleus ont reçu l’ordre de se retirer dans leurs campements et d’attendre passivement. Si la situation devait effectivement dégénérer et que les ordres précités de la MINUAR restaient en vigueur, il serait inacceptable pour l’opinion publique que des Casques bleus belges puissent devenir au Rwanda les témoins passifs d’un génocide et que les Nations Unies n’entreprennent rien.
6. Si les conditions se détériorent, les Nations Unies et la Belgique ne peuvent pas, en réalité, se permettre de se retirer du Rwanda. La MINUAR devrait pouvoir jouer un rôle plus énergique et adopter sur place un profil plus marqué afin de renforcer la crédibilité de la communauté internationale.
7. La question qui se pose est de savoir si cela est possible sans un nouveau mandat du Conseil de sécurité. Si l’on doit tenter de renforcer la MINUAR par un nouveau mandat (une nouvelle résolution du Conseil de sécurité), on peut s’attendre à des difficultés, vu la politique actuelle des États-Unis en la matière. En ce moment, une extension de l’opération (Casques bleus, financement) semble exclue à leurs yeux. Au demeurant, dans les deux résolutions elles-mêmes (872, 893), on met nettement l’accent sur le caractère limité ou récessif de l’opération (sans mettre en péril la capacité de la MINUAR de remplir sa mission).
8. Il devient très important d’examiner comment on pourrait renforcer l’action dans le cadre du mandat actuel (intégration de Casques bleus autrichiens ? Une plus grande marge de décision pour Dallaire ? Déplacement provisoire de Casques bleus venant d’autres opérations dans la région ? ...), et comment augmenter efficacement la pression diplomatique et politique.
9. J’aimerais recevoir vos remarques à propos de tout ceci. J’insiste sur le fait que cela doit servir de base à une décision concernant de nouvelles démarches éventuelles, mais qu’aucune position n’a encore été arrêtée à ce sujet " (523b).

La réponse sur la question du renforcement de l’action des Nations unies est négative. L’ambassadeur Noterdaeme déclare dans son télex nº 326 du 28 février 1994 qu’il a " sérieusement réfléchi à la manière dont on pourrait infléchir l’action des Nations unies au Rwanda ". Il ajoute : " J’en ai parlé en détail avec les principaux membres du Conseil de sécurité et avec le secrétariat des Nations unies. Il y a en théorie 4 éléments sur lesquels on pourrait jouer :

1) L’élargissement du mandat ou le renforcement des effectifs de la MINUAR : " très improbable "
Non seulement les États-Unis et le Royaume-Uni s’y opposent, mais ils auraient même tendance c’est ce que confirment leurs délégations à retirer tout simplement la MINUAR " en cas de difficultés " (telle pourrait même être l’attitude de l’ensemble du Conseil de sécurité). Il y a là-derrière " une logique financière " (les États-Unis n’ont jamais voulu plus de 500 hommes pour la MINUAR).
Il y a également une logique politique : les opérations au Rwanda, au Libéria et au Mozambique relèvent du Chapitre VI ; en d’autres termes, le Conseil de sécurité des Nations unies ne peut pas imposer de solution (en Yougoslavie et en Somalie, cela s’est avéré impossible, même dans le cadre du Chapitre VII).

2) Les règles d’engagement
Le secrétariat des Nations unies " n’est pas enclin à adapter les règles d’engagement " :
militairement, c’est trop dangereux ; les Nations unies n’ont jamais autant de moyens que les parties ;
politiquement : si les Nations unies recourent à la force, elles prennent parti (ne sont plus neutres) " (524b).

Les deux autres solutions préconisées par Noterdaeme étaient le renforcement du rôle de M. Booh-Booh et du général Dallaire.

Si, théoriquement, le secrétariat général ne se disait pas opposé à cette alternative dans la pratique, rien ne fut fait pour renforcer l’importance politique ou militaire de ces deux personnages.

Le ministre Delcroix, qui s’est rendu au Rwanda du 10 au 13 mars 1994 (avec 15 parlementaires), avait lui aussi attiré l’attention de ses interlocuteurs sur l’échéance du 5 avril 1994.

" À moins qu’une nouvelle dynamique n’intervienne d’ici là, on ne pourra plus éluder une remise en question approfondie de l’opportunité de poursuivre l’intervention de l’ONU. Le ministre Delcroix a laissé entrevoir une autre possibilité, à savoir celle d’une révision et d’un assouplissement du mandat pour donner au commandement de la MINUAR à Kigali une liberté d’action plus grande (la possibilité d’agir de manière plus dissuasive) sans l’obliger à attendre systématiquement les instructions de New York " (525b).

Bien que la Belgique ne soit pas membre du Conseil de sécurité, le ministre des Affaires étrangères, tout comme le secrétariat général de l’Organisation des Nations unies d’ailleurs, ont estimé que le renouvellement du mandat était l’occasion de donner un signal politique clair au président Habyarimana et aux parties en présence au Rwanda en limitant strictement le mandat dans le temps tout en le renforçant.

Il y avait une " option belge " qui a été défendue devant les deux membres permanents du Conseil de sécurité lors d’une concertation trilatérale (F, B, USA) le 22 mars 1994. Voici les termes de cette option :
" la mission de la MINUAR est prolongée pour une période brève (p.e. trois mois) au moyen d’une " résolution dure ", après quoi le SG doit soumettre un rapport d’évaluation approfondi sur la base duquel le Conseil de sécurité peut prendre de nouvelles décisions, comme celle de réduire l’effectif de la MINUAR ;
nous souhaitions en outre renforcer le mandat de la MINUAR.
La France était favorable à l’option belge, mais sans renforcement du mandat, ce que les partenaires jugeaient irréaliste. Washington souhaitait uniquement une prolongation pour une période courte, éventuellement avec un ultimatum. Cette dernière solution a été rejetée par la Belgique et la France : on sait d’expérience que les parties en présence ne remplissent qu’une partie des conditions imposées par le Conseil de sécurité, ce qui place ce dernier dans une situation difficile " (526b).

Le général Dallaire a proposé à M. Boutros Boutros-Ghali de prolonger le mandat de deux mois seulement (527b). Le DPKO souhaitait lui aussi une prolongation de 60 jours au plus, mais M. Boutros Boutros-Ghali a " supprimé le dernier paragraphe d’un trait de plume et propose maintenant de prolonger le mandat de la MINUAR de 6 mois ". Cette décision a été accueillie avec " consternation " au secrétariat de l’ONU, parce qu’elle n’apportait pas le signal politique désiré.

L’ambassadeur Noterdaeme a estimé que l’attitude du secrétariat général était " contraire à l’avis des États-Unis, de la France et de la Belgique ". Elle était contraire aux déclarations du secrétariare général même, c’est-à-dire à certains des propos qu’il a tenus dans son rapport du 30 mars 1994 au Conseil de sécurité et à certaines des déclarations qu’il a faites au président Habyarimana, notamment que la communauté internationale ne tolérerait plus longtemps l’absence de progrès (528b). À la suite des protestations du président français du Conseil de sécurité, le secrétariat général proposera, à titre de compromis, une prolongation de 6 mois avec un nouvel examen de la situation après 2 mois (529b).

Le secrétariat général avait des raisons financières pour proposer 6 mois (difficultés budgétaires). Finalement, l’on disposera dans la résolution 909 du 5 avril 1994, à la suite des pressions exercées par les États-Unis, que le mandat est prolongé pour 4 mois (jusqu’au 29 juillet 1994) et qu’il y aura un nouvel examen après 6 semaines.

Les conditions d’une nouvelle prolongation étaient les suivantes :
a) la mise en place d’institutions de transition ;
b) la réalisation de progrès suffisants pour ce qui est de l’entrée en vigueur de la phase 2 du plan du secrétariat général.

Il s’ensuit que l’on a suivi l’option belge en partie, mais sans prévoir le renforcement souhaité du mandat, renforcement qui n’a pas été proposé par le secrétaire général et qui a été rejeté par les membres permanents du Conseil de sécurité.

Les tentatives que le Ministère des Affaires étrangères a faites, à partir de janvier 1994 jusqu’au déclenchement du génocide, pour obtenir un élargissement du mandat ou des ROE, ou du moins, une augmentation des effectifs ou un assouplissement de la marge de manoeuvre du général Dallaire n’ont donc pas abouti.


Source : Sénat de Belgique